Quand l’image change de camp

Entre le 19 août et le 13 septembre 2014, les vidéos de l’exécution brutale par décapitation de trois otages américains et britannique, James Foley, Steven Sotloff et David Haines, ont été diffusées par l’organisation terroriste ISIS/EI, comme autant d’éléments d’une stratégie de communication concertée.

Extrait de la vidéo de l'exécution de David Haines, diffusé par BFMTV, 14/09/2014.
Extrait de la vidéo de l’exécution de David Haines, diffusé par BFMTV, 14/09/2014.

Comme lors de précédentes mises en scènes (Daniel Pearl, 2002, Nick Berg, 2004), un grand nombre de médias occidentaux ont exercé une autocensure vigilante, s’interdisant de reproduire les vidéos ou les extraits les plus macabres, et limitant dans la plupart des cas l’iconographie à un photogramme montrant l’otage en vie à côté de son bourreau, le visage souvent flouté, voire en renonçant à toute illustration.

Suivant les recommandations de la Maison Blanche, Twitter et YouTube ont rapidement retiré les vidéos ou suspendus les comptes les diffusant. De nombreux internautes ont également multiplié les appels à ne pas regarder ou à ne pas partager ces séquences, par exemple sous le hashtag: #ISISmediaBlackout. Plus encore que la barbarie de l’exécution, c’est le caractère militant de ces vidéos qui semble motiver la censure des images. Ainsi peut-on lire parmi les messages échangés sur Twitter: «Don’t share ISIS’s beheading video, that’s what they want» (« Ne partagez pas la vidéo de décapitation d’Isis, c’est ce qu’ils veulent ») ou: «Et si on refusait de visionner la propagande islamiste?».

A la place de ces images jugées infâmantes, comme pour mieux contrer la provocation terroriste, médias et internautes font circuler une iconographie alternative, montrant des portraits positifs des victimes.

Portraits alternatifs de James Foley et David Haines diffusés sur Twitter.
Portraits alternatifs de James Foley et David Haines diffusés sur Twitter.

Si elles représentent un consensus manifestement étendu, ces positions peuvent toutefois être contredites ou discutées. Sous le titre « Savages« , le New York Post a par exemple choisi un photogramme de l’exécution plus explicite, avec le couteau sur la gorge de la victime, dans l’intention évidente de dénoncer l’horreur de la scène. Quelques sites web conservateurs américains  vont plus loin, montrant le corps décapité.

Le débat sur la représentation de la violence est aussi ancien que le photojournalisme1. De manière générale, le traitement le plus volontiers adopté est celui supposé respecter la sensibilité du grand public, que les éditeurs évitent d’exposer aux images les plus macabres de l’actualité.

Comme l’explique Yves Michaud, contrairement aux proclamations de liberté de l’information, «cette censure est naturelle, spontanée et quasiment inévitable. Elle est d’ailleurs le fait, pour commencer, des auteurs eux-mêmes qui s’autocensurent souvent. (…) Les raisons de cette autocensure sont faciles à comprendre et je ne vois pas comment on pourrait s’opposer à elles. Il y a d’abord les simples exigences de la dignité humaine, et notamment de la dignité des victimes dont on peut difficilement admettre qu’après avoir été torturées, lynchées, éventrées ou défigurés elles aient en plus droit à être exhibées comme de la viande à l’étal»2.

Mais cette censure ne repose pas que sur des critères moraux. Dans une tribune intitulée « Il faut refuser de regarder les images des mises à mort« , le psychanalyste Vincent Magos souligne que «ce sont les bourreaux qui réalisent et diffusent ces mises en scène macabres». Dès lors, «ce n’est pas seulement une question de dignité des victimes ou de « jouer le jeu des djihadistes »: c’est qu’elles ne nous laissent psychiquement le choix qu’entre deux positions possibles, victime ou bourreau.»

Magos compare les images de décapitation avec la célèbre photographie par Eddie Adams de l’exécution d’un prisonnier par le chef de la police du sud-Vietnam à Saïgon, le 1er février 1968. «Prise par un photographe juste avant le coup de feu, cette image nous met dans une position très différente: celle du témoin, du tiers. La fascination n’est pas seule au rendez-vous, la révolte également; l’envie de crier « Stop! ». Et c’est bien ce qui se passa car l’image fut rapidement prise comme symbole d’une « sale guerre » à arrêter» commente-t-il.

Une du New York Times du 2 février 1968.

Cette description, qui met en avant la neutralité de la médiation journalistique, donne malheureusement une lecture idéalisée d’une image qui, lorsqu’elle est publiée en Une du New York Times, est présentée comme la liquidation d’un «terroriste vietcong», un ennemi du camp américain, responsable de plusieurs meurtres: un bourreau plutôt qu’une victime.

C’est précisément ce statut qui autorise la presse à diffuser une image d’une rare violence, sans la moindre précaution – un réflexe qu’on retrouve par exemple avec la reproduction récente des photographies des exécutions de Saddam Hussein ou de Mouammar Kadhafi, quoique leurs auteurs ne soient pas des témoins neutres, mais bien des acteurs de la mise à mort.

Exécution de Saddam Hussein, 30 décembre 2006 (capture anonyme au camphone, photogramme). Lynchage de Kadhafi, 20 octobre 2011 (capture anonyme au camphone, photogramme).
Exécution de Saddam Hussein, 30 décembre 2006 (capture anonyme au camphone, photogramme). Lynchage de Kadhafi, 20 octobre 2011 (capture anonyme au camphone, photogramme).

Contrairement à ce que pense Vincent Magos, le sens d’une image n’est pas enfermé pour toujours dans ses conditions de réalisation. C’est ce que démontre la réception du cliché d’Eddie Adams, publié par des organes dont les choix illustratifs sont conformes aux positions gouvernementales, mais dont la brutalité choque un lectorat inquiet, dans le contexte d’une protestation grandissante contre une guerre mal engagée3.

Ancien marine, le photographe a toujours considéré avec gêne le destin d’une image devenue un symbole anti-guerre, estimant qu’il avait reçu le Pulitzer pour la «mauvaise photo»4. La signification de cette image a échappé à son auteur, et s’est construite à l’encontre de sa propre perception.

La leçon des photos de morts ou de victimes, c’est que le sens d’une image varie en fonction des convictions du spectateur. Pour ceux qui ont pris ou ont diffusé les photos de Nguyen Van Lem, Saddam Hussein ou James Foley, le sujet est un ennemi qui a mérité son sort. Mais la circulation des images les expose aux regards de ceux de l’autre camp, qui les perçoivent différemment. La censure ou le floutage de l’image est la manifestation de cette inversion de lecture.

En d’autres termes, la censure des images est moins une question de respect des victimes que le signe d’une prise de parti géopolitique. Pourquoi toutes les images de victimes ne sont-elles pas floutées ou censurées? Pourquoi voit-on si rarement des images de victimes occidentales? Pourquoi le fond de commerce du photoreportage est-il l’exploitation de la douleur de populations non-occidentales? Comme l’explique Susan Sontag: «l’exhibition photographique des cruautés infligées aux autochtones basanés des pays exotiques perpétue cette offre, aveugle aux considérations qui interdisent l’étalage de la violence faite à nos propres victimes; car l’autre, même lorsqu’il n’est pas un ennemi, est toujours perçu comme quelqu’un à voir, et non comme quelqu’un qui (à notre exemple) voit aussi»5.

Paul Hansen, reporter du journal suédois Dagens Nyheter, photographié avec un tirage grand format d'“Un enterrement à Gaza” (2012), premier prix du World Press Photo 2013.
Paul Hansen, reporter du journal suédois Dagens Nyheter, photographié avec un tirage grand format d’“Un enterrement à Gaza” (2012), premier prix du World Press Photo 2013.
  1. Barbie Zelizer, About to die. How News images move the public, Oxford University Press, 2010. []
  2. Yves Michaud, « Critiques de la crédulité« , Études photographiques, n° 12, novembre 2002. []
  3.  Brady Priest, Shayla Schneider, Marty Whited and Brian Coates, “The Effects of Photojournalism on the Protest Movement during the Vietnam War” Wellesley College, s.d. []
  4.  Donald R. Winslow, “The Pulitzer Prize Eddie Adams Didn’t Want”, Lens, 19 avril 2011. []
  5. Susan Sontag, Devant la douleur des autres (traduit de l’anglais par Fabienne durand-Bogaert), Paris, Christian Bourgois éd., 2002, p. 81. []

10 réflexions au sujet de « Quand l’image change de camp »

  1. Je vous remercie de rebondir et me faire rebondir sur ma Carte blanche (parue initialement et sans photo ! dans Le Soir). Je partage tout à fait votre analyse sur la manière dont ce type d’ilmage (et notamment celle de Eddie Adams ) sont à envisager de manière plus large. Dans la lignée de S Sontag, j’avais, il y a quelques années fait un exposé autour de votre question « Pourquoi ne voit-on jamais d’images de victimes occidentales? ». A ma connaissance, comme photo du 11 septembre, pas une seule image de cadavre n’a été publiée, si ce n’est, parmi les débris: une main arrachée.
    Tant pour les décapitations que pour les autres photos; Oui, il y a lieu de sortir des explications simplistes et de la glu des bons sentiments. Néanmoins, comme je l’explique, il me semble que quelque chose de différent émerge quand le meurtrier et le photographe sont une seule et même personne.

  2. le sens d’une image n’est pas enfermé pour toujours dans ses conditions de réalisation

    Amen ! Très difficile à expliquer aux gens qui croient qu’une image mécanique non-truquée, représentant un fait qui s’est effectivement déroulé, a un sens clair et simple : ce sens n’est simple que parce qu’il est ce qu’il croient qu’il est (hmmm, je me comprends).
    Sur le déséquilibre de traitement, j’ai été très frappé par les images de la première guerre du Golfe : dans le même JT, on pouvait voir des débats interminables sur le fait que Saddam Hussein avait diffusé la vidéo de soldats US capturés, en appeler aux conventions de Genève, à l’humanité, aux droits de l’homme, affirmer refuser vertueusement de diffuser les images pour ne pas tomber dans la propagande ou l’inhumanité (mais le faire finalement quand même un peu)… Et dans le même JT, voir des soldats irakiens se faire humilier, botter les fesses (littéralement) bien que ligotés, par des soldats égyptiens ou saoudiens hilares. Le message implicite était clair : la dignité d’un soldat américain (et par extension occidental) vaut plus cher que celle d’un soldat irakien.
    La semaine dernière, j’ai vu un cas de propagande grossière assez régulièrement répété sur diverses chaînes : des sujets consacrés au projet de loi antiterroriste qui se gardaient d’entrer dans les détails (et notamment, d’évoquer le fait qu’il y avait des arguments contre certaines dispositions de la loi), où le blabla était illustré par des images banales (des vues de l’Assemblée, des extraits de la loi stabilotés ou des phrases du genre « combattre la propagande sur Internet,…) ou des images non contextualisées de types au visage cagoulé qui dansent avec des bazooka sur l’épaule sur fond de caligraphies arabes, et enfin, l’image d’un pauvre bougre en orange, agenouillé dans un désert non identifié, qui attends de se faire décapiter. C’est tellement grossier que je trouve vexant, pour l’intelligence humaine, que tout ça passe si facilement.
    Au fond le meilleur film pour parler de tout ça reste Starship Troopers, de Paul Verhoeven.

  3. @Vincent Magos: Merci pour votre commentaire. Pour revenir sur votre distinction, il y aurait toutefois lieu de s’interroger sur le « genre » particulier constitué par les images de décapitation ou de torture (d’autres occurrences existent malheureusement: http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2013/10/22/01007-20131022ARTFIG00405-une-video-de-decapitation-sur-facebook-cree-la-polemique.php ), dont l’existence même semble (heureusement) liée au fait qu’il n’y a que les meurtriers qui puissent en être les auteurs…

    @Jean-No: Les exemples sont en effet innombrables (voir également: http://delphysyllepse.wordpress.com/2014/09/11/la-presse-dit-elle-la-verite-au-sujet-de-lukraine/ )… Il existe une véritable contradiction entre la revendication d’indépendance consubstantielle au journalisme et la grande naïveté de la plupart des professionnels (spécialistes mis à part), qui partagent très naturellement l’habitus de leur classe et de leur pays, et reproduisent par conséquent fidèlement des biais dont ils ne sont pas conscients. Il suffirait pourtant d’un zeste de formation aux sciences sociales dans les écoles de journalisme pour atténuer ce phénomène…

  4. @André Gunthert Certes d’autres occurrences existent, dont celle de Luka Rocco que je mentionne et qui fait la une de l’actualité au Canada pour le moment.

    Mais si je reviens sur ces lieux c’est pour réfléchir avec qui veut sur
    le fait que depuis la décapitation de Hervé Gourdel, les photos de
    presse ont globalement changé et autant celles du français que celles d’Alan
    Henning
    montrent la victime bien vivant et heureux de ses activités.

    Il y a les images, il y a le son… Et, sur France Inter, le très beau
    billet de François Morel  » J’écoute Ibrahim Maalouf et je pense à vous »
     

  5. @Vincent Magos: Vous avez raison, depuis Hervé Gourdel, on ne voit pratiquement plus les reproductions des vidéos originales, mais au contraire des portraits valorisants des victimes. Il s’agit d’un prolongement du principe déjà décrit ci-dessus, combinant autocensure et image de substitution.

    Du point de vue du psychanalyste, la question qui se pose ne pourrait-elle pas être: pourquoi avons-nous si peur de ces images?

  6. @Bruno Dewaele: Merci pour le lien et le rappel – une réflexion toujours utile… Avec toutefois la précision qu’il s’agit ici d’images qu’une majorité d’entre nous n’a pas vu, ce qui renforce le caractère magique de leur efficace…

    Sur un plan d’analyse plus pragmatique, on verra avec intérêt le reportage consacré par iTélé à la stratégie de communication de l’Etat islamique, qui confirme l’existence d’une démarche bien plus élaborée que ce à quoi nous avons eu affaire par le passé:
    http://www.itele.fr/monde/video/etat-islamique-larme-mediatique-95791

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