Le selfie, crime de lèse-majesté

Prince Harry Visit To Canberra, Australia, 06 Apr 2015.
Prince Harry Visit To Canberra, Australia, 06 Apr 2015.

Est-ce la fin du selfie? C’est la conclusion audacieuse que tire Le Guardian à partir du jugement expéditif du rejeton de la monarchie britannique, le prince Harry. En déplacement à Canberra, l’altesse royale a répliqué à des jeunes filles trop entreprenantes qu’il valait mieux laisser tomber les selfies et faire des photos normales: «selfies are bad».

La parole d’un prince suffit-elle à donner la tendance? Le chroniqueur artistique du Guardian, tout à sa joie de l’enterrement royal, oublie un peu vite que le selfie reste un indicateur de la césure entre high et low, usages distingués et pratiques ordinaires. Il est donc bien naturel qu’un représentant de la dignité monarchique exprime une condamnation qui ne fait que confirmer sa conscience de classe. Face à l’objectif, la notoriété transforme tout sujet de l’attention médiatique en objet de l’appropriation, une expérience pas nécessairement plaisante pour ceux qui subissent la paradoxale inversion de la hiérarchie des valeurs et de l’autorité.

S’il fallait chercher une confirmation de la vitalité durable du genre, on pourrait la trouver dans l’interdiction récemment édictée par Thierry Frémaux, délégué général du festival de Cannes, de la pratique du selfie lors de la montée des marches. Il semble en effet que l’usage se soit répandu parmi les stars de profiter de ce moment pour produire leur propre photo-souvenir, au grand dam des photographes professionnels venus tout spécialement pour tirer profit du commerce de la notoriété.

Là encore, rien que de plus normal: la montée des marches est une attraction spécialement organisée pour produire le spectacle autoréalisateur et autoréférentiel de la célébrité, selon les codes du chic-bourgeois-pour-épater-les-ploucs, qui suppose smoking et robes du soir, comme dans n’importe quel James Bond. Polluer cette cérémonie par l’appropriation vernaculaire du selfie est évidemment un détournement insupportable – au moins du point de vue de l’esthétique Canal +, pour qui le comble de la majesté se concrétise par la limo et une paire de gardes du corps.

N’en déplaise au Guardian, la persistance de ces manifestations d’irritation apporte la meilleure preuve que le selfie est bien vivant, et que sa capacité à chatouiller l’autorité et les convenances reste intacte.

 

8 réflexions au sujet de « Le selfie, crime de lèse-majesté »

  1. Il est étonnant qu’un Thierry Frémaux lance une telle… fatwa contre le selfie : aurait-il oublié, malgré son statut, ce qu’est le « regard caméra » qui en est en quelques sorte le glorieux ancêtre ?

  2. « au grand dam des photographes professionnels venus tout spécialement pour tirer profit du commerce de la notoriété. »
    C’est la raison évoquée par Thierry Frémaux pour imposer cette contrainte à ses vedettes. Les photographes professionnels s’en étaient-ils réellement plaints? J’aurais supposé, peut-être à tort, qu’ils s’en félicitaient car ainsi les vedettes restaient plus longtemps à portée de leurs objectifs.

  3. J’ai entendu sur France-Inter (en grève) le témoignage d’un photographe se plaignant que les stars passent moins de temps sur les marches et, arrivées en haut, leur tournent le dos pour faire leur selfie…

  4. Mais alors c’est encore plus grave que s’il n’y avait que les photographes professionnels qui en souffraient. C’est toute l’économie du Festival qui est en cause si les égéries des sponsors passent trop vite devant les objectifs des photographes.
    Ca se terminera par une réorganisation de la montée du tapis rouge avec un point Iphone pour réaliser ses selfies, tout comme il y avait chez Disney et ailleurs des points Kodak qui indiquaient d’où réaliser les bonnes photos, et une mise en place des photographes pour qu’ils aient à la fois la star et son publique au moment du selfie.

  5. (blââââgue : heureusement pour monseigneur le PéDéGé, à la radio, point de selfie) (en grève certes, et nous en soutien)

  6. Bonjour,

    On peut aussi envisager le selfie comme le dernier avatar en date du processus d’éducation collective aux usages photographiques que les acteurs industriels présentent comme symboles d’intégration à la société moderne (c’est à dire en régime d’économie de marché).
    Travaillée par les principes de F.W.Taylor et d’Edward Bernays l’histoire de Kodak illustre ce phénomène d’éducation photographique qui vise à faire de l’acte photographique un symbole de la vie moderne (Cavalcade of Color, Coloramas et publicités). L’individualisme qui se développe depuis la naissance de la forme symbolique avec la perspective linéaire et qui s’actualise avec l’idée de démocratie, d’universalisme associée à la photographie trouve avec le selfie une expression techno-esthétique à la mesure du zeitgeist qui nous concerne (au moment ou « l’art moyen » et son format de pellicule 110 devient art majeur avec la technologie numérique et le nouveau régime de visibilité qu’elle établie).
    Appareil Dubroni, le Kodak, le film en rouleau, la projection de diapositives, le polaroid, le format APS puis la concrétisation numérique constituent les linéaments techniques de ce processus.

  7. @Vincent Leprévost: Je vous rappelle que le geste du selfie n’est véritablement passé à la consécration médiatique qu’en 2013 – après une longue période de pratique discrète. En outre, le choeur médiatique a nourri (et continue d’alimenter) une vision uniment négative, armé de la grille de lecture d’un narcissisime générationnel (sans aucun fondement réel: http://imagesociale.fr/749). Il paraît donc difficile d’attribuer le succès de la pratique à la seule main invisible de l’industrie – et particulièrement de l’industrie photographique, qui s’est laissée distancer par les acteurs de la téléphonie.

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