La revanche du selfie tueur

selfie_requin_2015
Photomontage, 25 Most Dangerous Selfies Ever, YouTube, 2015.

(Chronique Fisheye) Halte au selfie meurtrier! Confirmation ultime du caractère désastreux des usages visuels du smartphone, punition providentielle du péché narcissique, le trend qui décrit le selfie comme un risque mortel a pris récemment de l’ampleur.

Après les compilations pour rire sur YouTube, puis les listes de cas improbables, largement reprises par la presse au cours de l’été, c’est finalement Mashable qui a décroché le pompon, en comparant astucieusement cette statistique avec un autre chiffre évocateur: celui des morts causés par les attaques de requins (8 décès contre 12 en 2015).

Le selfie plus dangereux que les requins? Inutile de tenter de revenir sur le terrain de la rationalité. De rappeler que le chiffre très bas des décès dus aux squales est justement un indicateur de la faible dangerosité de l’animal, dont la statistique est très inférieure à celle des crocodiles (2000 morts), des éléphants (600 morts) ou des abeilles (250 morts). Inutile d’argumenter que la pratique de loisirs à risques comme l’alpinisme ou la plongée cause plusieurs centaines de décès par an, que l’on se prenne en photo ou pas. Ou que la distraction occasionnée par l’usage du portable en voiture est responsable d’un accident de la route sur dix (400 morts par an en France).

Un article de Libération consacré au selfie tueur interroge le chercheur en psychologie Yann Leroux, qui minimise le symptôme et remarque que le nombre de ces accidents est dérisoire, comparé aux millions d’autophotos postées chaque jour sur internet. Peine perdue ! Pour le rédacteur de l’article, qui reste effrayé par la «frénésie du selfie», l’image demeure: «s’il agace, le selfie tue aussi» (sic).

Le caractère fantasmatique d’un tel jugement apparaît dès qu’on tente de vérifier la nature des accidents si volontiers attribués au narcissisme photographique. Tous les journaux ont rapporté cet été la mort spectaculaire d’un quadragénaire britannique, tué par la foudre lors d’une randonnée dans le parc national de Brecon Beacons, alors qu’il aurait manipulé une perche à selfie. Un démenti qui attestera ensuite qu’il n’y avait aucun instrument télescopique sur la scène du drame ne parviendra pas à effacer le bobard (repris par exemple dans la liste des morts de Libération).

The Dangers of Selfie Sticks, pub Pizza Hut, 2015.
The Dangers of Selfie Sticks, publicité Pizza Hut, 2015.

L’image du touriste foudroyé s’est imposée depuis la diffusion en mai dernier d’un clip de publicité satirique, qui surfait avec humour sur la dernière grande peur, et illustrait par une accumulation de catastrophes imaginaires les dangers de la perche à selfie. Trop alléchantes pour ne pas être exploitées, ces fictions s’insinuent dans les médias par l’intermédiaire de la rubrique “insolite”. Un espace de recyclage des rumeurs qui abaisse la barre de la vérification et permet de reprendre sans trop y croire des canulars prêt-à-démentir, comme jadis les apparitions de la Vierge ou des soucoupes volantes.

Plus que sur les pratiques photographiques de nos contemporains, ces chimères en disent long sur les obsessions médiatiques, les paniques morales et les crispations de la société. Elles montrent que le succès de l’autophotographie, en dépit de sa condamnation par les élites, continue d’irriter au plus haut point. Aux journalistes en mal de copie, suggérons que le véritable phénomène sociologique est en réalité l’allergie au selfie, point de rencontre de la répulsion pour le mauvais goût des pratiques ordinaires, du dédain pour les technologies numériques et du refus de l’appropriation par l’image.

3 réflexions au sujet de « La revanche du selfie tueur »

Les commentaires sont fermés.