Le récit du selfie, ou la vanité au carré

Les Beatles aux USA, Life, 31 janvier 1964.
Les Beatles aux USA, Life, 31 janvier 1964.

Rebond à propos de  la discussion hier sur France-Inter avec Pauline Escande-Gauquié, auteure de Tous Selfie! (François Bourin, 2015), dans l’émission La Tête au carré, animée par Mathieu Vidard, “Tous selfie?”.

Une évolution du traitement du sujet était sensible: il s’agissait de la première émission intégralement consacrée à l’autophotographie sans intervenant représentatif de la position de condamnation morale. Celle-ci était du coup reportée sur les (nombreuses) réactions des auditeurs. J’ai collecté après l’émission ces interventions presque exclusivement négatives, et souvent empreintes d’une certaine violence (issues du site, du compte Facebook ou de Twitter), qui étaient livrées à notre commentaire. L’animateur a eu l’air surpris de l’intérêt du sujet après l’émission, mais il était évident qu’il partageait notre jugement de spécialistes, selon laquelle la condamnation systématique du selfie était une réaction abusive de panique morale.

Comme mes propres entretiens récents dans Libération ou L’Obs, présentant une lecture ostensiblement positive du phénomène (mise en valeur par des titres paradoxaux ou provocateurs), on perçoit une évolution de la réception médiatique, qui ringardise progressivement la détestation du selfie, passée du statut d’opinion majoritaire à celui de croyance populaire.

Face à cette évolution, il importe de caractériser le récit du selfie, distinct de sa pratique (il existe en effet de nombreuses manières de pratiquer l’autophotographie: selfie comique, selfie touristique, selfie militant, etc., parmi lesquelles l’usage narcissique du selfie ne représente qu’une faible part – mais c’est la seule retenue par la critique morale).

La qualification de cette prime réception comme récit permet de ranger la mythologie du selfie narcissique dans la catégorie des imageries narratives, autrement dit une fiction performative stéréotypée, basée sur l’articulation d’un corpus iconographique structuré avec une narration identifiable. Avec mon esprit d’escalier, j’aperçois a posteriori dans le titre de l’émission de France-Inter une manière efficace de souligner le motif primordial de ce récit. Celui-ci apparaît comme une critique de la société, élevant au rang de symptôme global l’imitation par le grand public des comportements narcissiques des vedettes du show-business – autrement dit une vanité au carré, la répétition et la diffusion dans le tissu social des formes les plus complaisantes de l’ostentation et de la fatuité, la contamination définitive de la société par la Société du spectacle.

Pour autant que le selfie témoigne de quoique ce soit, je ne crois pas que ce soit de cette dérive, pour au moins deux raisons. D’une part, la hantise du self-branding et des pratiques ostentatoires a le tort de mettre sur le dos des nouvelles technologies des comportements aussi anciens que l’album de famille, qui a toujours été conçu comme un récit idéalisé. Ensuite, la pratique de la présentation de soi sur les réseaux sociaux – qui peut temporairement se manifester par un excès autophotographique, mais un excès qui sera vite corrigé par la prise en compte des réactions négatives de l’entourage – correspond précisément à un apprentissage, une pédagogie qui nous fait passer d’une société du spectacle à une société du théâtre, et fait de chacun l’acteur de sa présentation de soi.

La détestation du selfie apparaîtra-t-elle demain comme une superstition comparable à celle des soucoupes volantes? Dès à présent, on peut constater que la pratique généralisée de l’autophotographie contredit le jugement moral conservateur, dont les formes les plus excessives ne peuvent pas être prises au sérieux.

La perte d’autorité du récit du selfie reste typique du processus des paniques morales (du moins celles qui se manifestent comme des condamnations exagérées de formes culturelles inoffensives), sanctionnées à moyen terme par l’échec ou le rejet: tout le monde a accepté le rock ou la musique pop, comme tout le monde acceptera un jour le selfie.

6 réflexions au sujet de « Le récit du selfie, ou la vanité au carré »

  1. « tout le monde acceptera un jour le selfie. »

    Quand je lis cette phrase, je ne peux m’empêcher de penser à ce que disait Bourdieu à propos des journalistes qui cherchent à nous faire croire que le néolibéralisme est naturel. Le Selfie et toutes les pratiques découlant de produits liés au branding (cf. Naomi Klein) seraient ainsi une évolution naturelle de l’homme. S’en désolidariser, c’est être réac’ ou moralisateur.

    Votre position liée à une apologie du néolibéralisme est ainsi tout aussi morale que celle des personnes qui critiquent cette pratique.

    Je tenais à vous dire que vous n’avez aucune légitimité à prétendre que nul n’a compris les selfie sinon votre personne.

  2. @Pascal: Une apologie du néolibéralisme ne peut pas être morale, c’est une contradiction dans les termes… ;)

    Quant au “branding”, ce terme, emprunté à l’anglais pour faire moderne (et imputer à l’Oncle Sam les excès que l’on réprouve), désigne une réalité plus ancienne, que mon vieux maître Louis Marin étudiait sous le nom de représentation. Celle-ci ne doit-elle être considérée comme légitime que lorsqu’elle est au mains des puissants, de César ou du Roi-soleil? C’est ce que croyait Baudelaire, qui dénonçait déjà au XIXe siècle le narcissisme de la photographie, refusant aux « drôles et aux drôlesses » (sic) la dignité de la figuration visuelle. Je pense au contraire, avec Gisèle Freund, que chacun a le droit à son image.

    Nous faisons du self-branding – ou plus prosaïquement de l’auto-promotion – depuis le XIXe siècle dans les albums de famille (qui ne sont pas des représentations fidèles du foyer, mais des sélections idéalisées et valorisantes). Ça n’a rien d’une évolution naturelle, il s’agit plutôt d’une conquête culturelle. Et ceux qui s’improvisent directeurs de conscience pour dicter aux autres comment ils devraient se représenter (ou pas), feraient mieux d’y réfléchir à deux fois, et de comprendre que la condamnation de l’autoportrait revient à livrer notre image au règne exclusif des industries culturelles…

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