Un carnet de route de l’expérience numérique

A l’occasion de la parution du n° 24 d’Hippocampe, je publie le texte de l’entretien réalisé avec Gwilherm Perthuis, ainsi que les propos recueillis par Nathalie Picard pour le magazine Science & Vie (à paraître).

Photo Stéphanie Di Rollo.
Photo Stéphanie Di Rollo.

L’image partagée. La photographie numérique (Textuel, 2015)  est composé d’articles publiés une première fois sur votre blog Actualité de la recherche en histoire visuelle ouvert en 2005, alimenté pendant quatre ans, première des nombreuses interfaces sur Internet que vous avez dirigez. Vous parlez d’un «carnet de notes de l’expérience (expérimentation et vécu) des commencements de l’image numérique». Quel regard rétrospectif avez-vous porté sur ces textes et comment les avez-vous sélectionnés et ordonnés pour parvenir au livre?

Le blog est un outil qui m’a permis d’expérimenter concrètement la fluidité numérique, notamment par la perception qu’il donne des flux ou de la dynamique virale. Mais il est aussi un instrument de notation qui permet de garder une trace cohérente du phénomène numérique dans son environnement, avec sa source, son accompagnement visuel et son réseau de réactions. C’est en grande partie grâce à cette méthode que j’ai pu accumuler les observations ponctuelles, mais aussi mettre à l’épreuve de la discussion les hypothèses analytiques.

Le livre est le résultat d’une construction pyramidale, qui part du relevé en passant par l’étape intermédiaire de l’article publié pour proposer une synthèse, ordonnée de manière chronologique. Le fil conducteur retenu est celui de la réception, c’est à dire des filtres de discours proposés au fur et à mesure de l’évolution des pratiques. J’ai tenu à conserver, comme autant de documents archéologiques, la discussion de notions périmées comme le journalisme citoyen, qui ont été les creusets d’une certaine perception des outils numériques.

Vous travaillez sur une notion passionnante: «l’attente  du changement». Une  mythologie du changement semble avoir accompagnée le développement du pixel. Vous nuancez aujourd’hui cette idée en considérant que mises à part des extensions importantes comme l’auto-photographie, il n’y a pas eu de véritable révolution des images. En vous appuyant sur cette interrogation, pourriez-vous évoquer les questions méthodologiques posées par l’écriture d’une histoire d’un phénomène contemporain?

Après en avoir fait l’essai, il me semble que l’observation de l’histoire très contemporaine ne diffère pas fondamentalement de celle de périodes plus reculées. L’écart tient à la quantité d’informations et à la confusion qui entoure l’émergence des principaux motifs. Il faut donc parfois un recul de quelques années pour distinguer correctement un phénomène, mais le travail de l’histoire est bien de proposer des interprétations.

D’un autre côté, l’observation de l’émergence permet de prendre en compte une richesse de détails qui sont de plus en plus difficiles à reconstituer au fur et à mesure que l’on s’éloigne de l’événement. Compte tenu du caractère particulièrement fugitif des phénomènes numériques, il m’est apparu crucial de proposer des synthèses partielles, car le matériau qu’elles capturent, et plus encore leur réseau d’interactions, ont vocation a disparaître. C’est une vraie nouveauté de l’analyse: l’histoire s’appuie sur des documents pérennes, considérés comme les traces essentielles de l’activité dans l’espace public. Le numérique nous confronte à des cristallisations fugitives qui relèvent de l’expérience, et qu’il faut en pratique avoir observé en temps réel. Le livre propose plusieurs relevés de phénomènes dynamiques, comme les attentats de Londres de 2005, qui ont à mes yeux une grande valeur documentaire.

La question des évolutions formelles est une question qui n’est pas simple à trancher et que je continue à me poser. Les innovations technologiques antérieures – instantané, cinéma, 35 mm, etc. – avaient le plus souvent apporté des progrès directement perceptibles des images. Le numérique a essentiellement modifié leur circulation, beaucoup moins leur esthétique. Parfois pour des raisons paradoxales, comme la volonté des constructeurs ou des médias, au début de la période, de modifier le moins possible les habitudes des usagers. L’autophotographie est probablement la première pratique numérique qui participe d’une évolution sensible des formes, en travaillant l’intégration du sujet dans l’image. Mais depuis peu, une grande effervescence se manifeste du côté des nouveaux formats intermédiaires entre image fixe et image animée, comme les gifs ou les formes audiovisuelles brèves. La conclusion est qu’il ne faut pas se hâter de ranger la révolution numérique au rayon des vieilleries: rien n’est encore achevé.

A la reproductibilité photographique théorisée par Walter Benjamin vous opposez la fluidification du numérique. Avec les nouveaux logiciels, les appareils, les applications et les connexions ultra-rapides, l’image est indéfiniment appropriable par son producteur ou ses récepteurs. Comment théorisez-vous cette caractéristique de fluidité du médium?

L’image, qui était un objet réservé, protégé, a désormais rejoint la fluidité de l’information ou du signe écrit. C’est une évolution fondamentale du rôle et du statut de l’image dans nos sociétés. Le caractère exceptionnel, luxueux, de la production visuelle historique, avait fait de l’image le vecteur privilégié de la sacralité, comme on peut l’observer en rentrant dans n’importe quelle église. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui est un processus inverse d’appropriation et de désacralisation des formes visuelles, comme nous le montre par exemple Snapchat, qui fait disparaître les images au bout d’un bref laps de temps. Un selfie pour dire: je suis bien arrivé, l’enregistrement visuel d’un numéro de parking ou l’envoi de la photo d’un produit d’entretien pour vérifier son choix sont autant de comportements devenus parfaitement ordinaires en une poignée d’années.

La fluidité a également favorisé les usages conversationnels des images, un registre à peu près inexistant il y a moins de dix ans, et qui est devenu l’une de nos principales ressources expressives, privée et publique, du partage de sextos à l’utilisation des réseaux sociaux comme de nouveaux albums de famille. Si l’on tient compte d’un autre apport crucial de ces réseaux, qui est d’avoir mélangé documents vernaculaires et sources médiatiques, on constate qu’ils ont conféré une visibilité sans précédent à l’expression personnelle.

Vous faites de nombreuses références au traitement iconographique du journal Libération. Comment percevez-vous l’évolution de l’usage de la photographie dans ce quotidien? En quoi l’omniprésence des smartphones et la miniaturisation des appareils a modifié la place et la nature de l’image dans les médias traditionnels?

Les modifications les plus importantes dans les médias ne sont pas forcément les plus visibles. L’un des facteurs de changement les plus importants du paysage professionnel, outre les facultés de manipulation et de transmission de l’image, a été son indexabilité, autrement dit la facilité nouvelle de lui associer des mots-clés et de la ranger dans des bases de données. L’explosion des banques d’images low cost qui ont dégradé le marché est une traduction industrielle de cette capacité. Dans la pratique quotidienne, on peut repérer des emplois différents des images, comme le recours à des grimaces ou des expressions faciales pour illustrer un sujet, qui font désormais partie des informations identifiables dans les bases visuelles. D’un autre côté, l’explosion des pratiques visuelles – smartphones, drones, mais aussi vidéosurveillance – a généré un nouveau matériel documentaire qui, après avoir d’abord suscité des inquiétudes, est désormais parfaitement intégré au workflow. On ne peut pas en dire autant des nouveaux formats, comme les gifs animés, qui restent encore largement sous-employés.

Le selfie est une des pratiques les plus étonnantes de ses dix dernières années.  Dans quelle généalogie cette pratique de « l’écriture de soi » s’inscrit-elle ? Comment l’interprétez-vous d’un point de vue anthropologique ?

Je comprends le selfie comme une des nombreuses manifestations des progrès de la réflexivité et de l’autonomie dans la sphère personnelle. Pour le dire vite, alors que les sociétés développées vivent un moment de crise du politique et du social, la dimension de la singularité apparaît comme une alternative existentielle. La multiplication des formes de personnalisation, qui s’expriment sur les terrains les plus variés, de l’alimentation aux réseaux sociaux, témoignent du désir de faire de l’individu le point focal, au détriment des normes externes. Le succès du selfie, en particulier son interprétation comme véhicule d’une plus grande authenticité, garantie par l’autoproduction, me paraît un marqueur à la fois élémentaire et puissant de cette dynamique. Dans un contexte d’explosion des usages visuels comme de la conversation, la dimension à la fois située et signée du selfie constitue un atout exceptionnel.

Chaque jour, 350 millions de photographies sont téléchargées sur Facebook. Le volume des échanges et des manipulations d’images numériques est si important qu’il a et aura des conséquences sur la culture du regard et les critères permettant de définir la qualité d’une image Comment percevez-vous cet excès productif ?

On voit qu’une très grande variété d’usages documentaires ou utilitaires sont apparus avec des bases de données comme Google Images ou Google Street View, dont l’efficacité repose précisément sur le grand nombre. Mais la question est plus complexe qu’une simple augmentation quantitative. En réalité, notre utilisation des formes symboliques est déterminée par des hiérarchies et des échelles de valeur qui sont autant de filtres et d’opérateurs de sélection. Un clip publicitaire n’est pas perçu comme une photo de famille, ni un film hollywoodien comme une image d’information. Le grand nombre n’est donc pas en soi un obstacle, mais plutôt une nouvelle contrainte qu’il faut apprendre à gérer. Les réseaux sociaux et toutes les formes de partage constituent à cet égard des lieux de sociabilité et d’apprentissage qui permettent de tester les nouveaux usages. Bref, nous ne sommes encore qu’au début de la révolution des pratiques visuelles, désormais profondément inscrites dans l’écologie numérique.


Les selfies sont la signature personnelle de nos conversations

Comment le selfie est-il devenu un phénomène planétaire ?

Le désir de se photographier soi-même est ancien. Ce qui confère son essor à cette pratique est la conjonction de deux phénomènes: l’intégration de la prise de vue dans les téléphones portables au début des années 2000, et la possibilité de communiquer ces images en temps réel. Parce qu’il est plus facile de manipuler un smartphone pour se prendre en photo soi-même, parce que cet appareil est un outil du quotidien, toujours à portée de main, mais aussi parce que l’image est devenue un support privilégié de communication.

Pourquoi les selfies sont-ils si utilisés ?

La connexion généralisée introduit un nouveau mode d’expression: la conversation électronique. Dans cet espace dématérialisé et décontextualisé, les photos deviennent des vecteurs pratiques et rapides d’une circulation d’information qui passe par l’image. Les selfies ajoutent une dimension de signature personnelle qui restitue une humanité du message, à la manière de la webcam, quelque chose que l’on pourrait traduire par: c’est moi qui te parle. Cette fonction de signature s’applique aussi bien à la conversation privée, à la présentation de soi sur les nouveaux théâtres de la sociabilité que sont les réseaux sociaux, à la photo touristique, ou même à la revendication militante. Ce qui explique la diffusion du selfie, c’est la simplicité de sa mise en œuvre, par des moyens autonomes, et sa polyvalence ou son adaptabilité à une grande diversité de contextes.

Cette dimension personnelle correspond-elle à une évolution de notre société ?

Le selfie accompagne une évolution globale qui est celle de l’autonomisation des pratiques culturelles. Celle-ci se manifeste par exemple dans la diversification des modes de consommation des contenus audiovisuels. Nous sommes en train de sortir de la culture de masse: l’offre télévisée raréfiée des années 1960, caractérisée par l’imposition de contenus sur lesquels le public n’avait aucune prise, en était une forme typique. Nous faisons aujourd’hui l’expérience d’une géographie culturelle plus éclatée, et marquée par la remontée des opinions individuelles. Les moyens d’expression de cette nouvelle culture sont les vidéos amateurs en ligne sur YouTube, les tweets ou les selfies, porteurs de cet effet de signature personnelle et d’une précarité qui est la manifestation de l’autonomie.

Pour certains, le selfie serait un effet de mode. Qu’en pensez-vous ?

On ne voit aucun signe de décroissance d’une pratique qui poursuit son expansion et sa diversification, par exemple sur le terrain de la vidéo, avec les caméras d’action ou les drones personnels. Tout laisse à penser que le selfie s’est installé durablement parmi les standards des pratiques visuelles. Certains de ses traits stylistiques sont en passe de devenir des normes expressives. Lorsqu’on voit Angela Merkel se prêter à une séance de selfies en compagnie de réfugiés syriens, c’est pour mieux signifier la proximité de la responsable politique avec cette population, dans une communication à la fois moderne et proche du quotidien.

Pourtant, le selfie fait toujours l’objet de vives critiques. Comment l’expliquez-vous ?

Ces critiques sont nées en 2013 d’une focalisation sur certaines pratiques narcissiques du selfie, associée à l’interprétation à succès d’une psychologue américaine sur une dérive égocentrique de la “génération Y” (née entre les années 1980 et les années 2000). Dans cette vision, le selfie devient le reflet du narcissisme de toute une société. Il s’agit en réalité d’un cas relativement classique de panique morale, dont le contrecoup est d’avoir assuré la promotion du selfie. La controverse médiatique a servi de caisse de résonance à la pratique de l’autophotographie, et la condamnation morale n’a pas été prise au sérieux par les usagers.

3 réflexions au sujet de « Un carnet de route de l’expérience numérique »

  1.  » Le numérique a essentiellement modifié leur circulation, beaucoup moins leur esthétique. »
    Je ne sais pas trop. Le numérique a considérablement augmenté le champ du photographiable. Les plateaux repas dans les avions (photo facilitée par l’ergonomie des smartphones), les pieds un peu partout, les autoportraits dans l’isoloir :) etc. Toutes sortes de sujets ou d’activités qui n’était pas considérés avant, sauf circonstances exceptionnelles, comme susceptibles d’être des sujets photographiques.
    En photographie, ça me semble difficile d’imaginer une esthétique qui serait comme indépendante du sujet. Une photographie c’est d’abord l’image de quelque chose. Si de nouveaux sujets deviennent photographiables, n’y a t’il pas nécessairement une modification de l’esthétique photographique?

  2. Comme je l’exprime prudemment ci-dessus, la question reste ouverte. Les images que tu désignes relèvent de l’autophotographie, dont l’expansion nous a fait assister aux évolutions formelles les plus sensibles. Je ressens toutefois une impression plus forte d’inventivité et de bouleversement esthétique à la vue de l’investissement récent du champ du gif animé et autres microformats vidéos, dont les propositions ne portent pas seulement sur une extension des sujets, mais aussi sur un renouvellement de leur traitement.

  3. Bonjour vue que l’on parle de photographie j’aurais aimé partager une création avec vous. J’ai pu créer un logiciel qui permet de créer des images en anaglyphe et même tout autre création avec de nombreux effets possible. Un second qui peut lire des vidéos puis avoir un rendu instantané en Anaglyphe 3D. Mon site se nomme http://tridisoft.com/ merci de votre attention.

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