Le selfie, image sociale

Alors, et le selfie? N’en déplaise aux grincheux qui attendaient sa disparition, il suffit de s’installer à proximité d’un site touristique pour constater que sa pratique est fermement installée dans le vocabulaire de la photographie amateur.

Côté médias, l’attention pour le selfie s’est assoupie, et ne se manifeste que ponctuellement, pour accompagner la promotion d’une manifestation culturelle, comme l’exposition “Autoportraits, de Rembrandt au selfie” au musée des Beaux-arts de Lyon (mars-juin 2016). Je note qu’un facteur qui avait contribué à la mode médiatique, soit la licence consistant à reprendre et à publier sans autorisation les images diffusés sur les réseaux sociaux, a entretemps rencontré la résistance croissante de la nouvelle sensibilité en faveur du respect du droit à l’image. Un article avec des selfies floutés est beaucoup moins intéressant qu’une alléchante galerie de portraits. Le déplacement des pratiques d’autoreprésentation d’Instagram vers Snapchat constitue un autre frein à la curiosité journalistique.

Pourtant, le récit du selfie narcissique, inventé en 2013, résiste: les éditions Albin Michel annoncent la publication d’un nouvel opus surfant sur un commerce avec l’image condamné par avance (Elsa Godart, Je selfie donc je suis, 2016).

Pendant ce temps, loin de la tradition de l’autoportrait, c’est une autre figure qui s’installe, lentement mais sûrement, dans les représentations collectives, en particulier les affiches de film, qui privilégient le selfie comme outil d’auto-représentation de groupe (et particulièrement de groupes féminins: Nos Vies heureuses, 19991; Thelma et Louise, nouvelle affiche 2008; Mustang, 2015).

Les derniers exemples en date de ce qui apparaît clairement comme une nouvelle figure expressive sont l’affiche du film de François Ruffin Merci Patron, ou encore le titre médiatique de «selfie» décerné à la photographie d’un passager du vol Egyptair posant aux côtés du pirate auteur du détournement, prise à sa demande par une hôtesse le 29 mars 2016 – et qui n’en est donc pas un.

Dans le cas du vol Egyptair, cette dénomination usurpée ne peut s’expliquer que par la composition de l’image. Comme dans l’affiche du film de Ruffin, le sens de la figure se précise comme celle de l’imposition comique d’une proximité non désirée, sur le modèle du selfie avec célébrité, qui associe un anonyme, bénéficiaire du portrait, avec une personnalité contrainte à la pose. Le modèle de la confrontation forcée connaît de nombreuses autres versions, comme celle du selfie au musée.

Cette vision joviale caractérise le selfie comme une image exemplairement sociale, bien loin de la figure narcissique prisée par les médias mainstream (mais aussi par certains chercheurs2). Qui a dit «Vous n’avez rien compris aux selfies?» ;)

  1. Je remercie Olivier Beuvelet de m’avoir signalé cette affiche. []
  2. Voir notamment l’enquête inaugurale “Selfiecity. Exploring Photography and Self-Fashioning in Social Media” de Manovich/Tifentale, qui choisit un peu vite de réduire l’acception du selfie au portrait d’un individu isolé. []

5 réflexions au sujet de « Le selfie, image sociale »

  1. Cher Monsieur, je suis l’auteur de Je selfie donc je suis (Albin Michel) (et universitaire, tout comme vous) qui ne réduit absolument pas le selfie à une conservation narcissique. Bien au contraire, j’ai fait un mode d’expression sociale, entre autre. J’ai abondamment cité vos travaux et je les respecte infiniment. J’espère qu’après lecture de mon livre (à l’écriture de cet article, mon livre n’était pas encore sorti) vous nuancerez vos propos à son égard.

    Bien amicalement,

    Elsa Godart.

  2. Merci pour vos indications! Je ne manquerai pas de lire votre ouvrage. Pour l’instant, je commente l’annonce d’une parution, où le terme de « narcissisme » figure en bonne place, ce qui ne rend peut-être pas justice à votre livre, mais qui est en revanche significatif de la promotion choisie par votre éditeur – promotion qui ne met pas l’accent sur la dimension sociale du selfie, mais plutôt les stéréotypes nombrilistes (« Et sur les clichés que je poste aussitôt sur le net, c’est : moi, et moi, et moi… »).

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