Le gendarme à Saint-Tropez

gendarmesainttropezEn septembre 1964 sortait Le Gendarme de Saint-Tropez, de Jean Giraud, plus gros succès de l’année (7,8 millions d’entrées) et l’un des sommets du cinéma familial français, qui consacrait la starisation de Louis de Funès. Dans ce film au parfum de vacances, le maréchal des logis-chef Cruchot et sa vaillante troupe de pandores s’attaquait à tous les symptômes d’une modernité menaçante: la pop music, les jeunes, l’amour, la fête et bien sûr les nudistes.

Un succès populaire est souvent ambigu. Le petit gendarme hystérique, obséquieux avec les puissants et tyrannique avec les faibles, est un descendant du Polichinelle de la Commedia dell’arte, un personnage ridicule, cible de la satire. Pourtant, dans la France petite-bourgeoise que dépeignent les Mythologies de Roland Barthes, la figure emblématique de Cruchot suscite la sympathie plus que la moquerie. Malgré la charge comique, son combat victorieux pour les valeurs traditionnelles parle au cœur de la France profonde, satisfaite de voir un père-la-morale ne pas céder face à la morgue de la jeunesse, et contraindre les adeptes du naturisme à aller se rhabiller.

Charlie-Hebdo, 11 août 2016.
Charlie-Hebdo, 11 août 2016.

Le Gendarme nous le rappelle: la France qui exige le respect des valeurs occidentales n’a pas toujours compté la nudité publique parmi ses attributs revendiqués. Pour passer du nu au vêtu, il fallait l’opération de caractérisation mythologique de la population arabo-musulmane par les signes de la dissimulation (voir mon billet: Désigner la dissimulation, figure de l’islamophobie).

Cependant, qu’on vise le naturisme ou le burkini, la méthode reste la même. Riss ou Manuel Valls ont remplacé Cruchot, mais c’est toujours la mise à l’index et la manière forte qui s’imposent.

Le paradoxe qui nous faisait rire à l’époque du Gendarme demeure. A partir des repères moraux fournis par la pratique sportive ou le retour à la nature, mais aussi des nouveaux codes du cinéma et des médias de masse, l’espace du loisir, et particulièrement celui de la plage, se transforment progressivement en un théâtre du dévoilement des corps et de l’affranchissement des conventions, favorisant toutes les promiscuités1. Un espace complexe d’apprentissage de la liberté des mœurs et de la visibilité, basé sur l’autorégulation plutôt que sur la loi. Un espace de liberté auquel le burkini permet de participer, quand les vêtements traditionnels l’empêchent, et qu’il apparaît particulièrement déplacé, aujourd’hui comme hier, de vouloir administrer par une police des apparences.

  1. Voir notamment: Catherine Bertho-Lavenir, “Les plaisirs du corps”, La Roue et le Stylo. Comment nous sommes devenus touristes, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 287-315. []

6 réflexions au sujet de « Le gendarme à Saint-Tropez »

  1. Laissons de côté le titre énigmatique de cet article de Sabine Aussenac, qui revendique de parler en tant que « femme », et qui écrit: « La femme, pourtant au cœur de la polémique, n’a pas été sollicitée afin de donner son opinion, en notre univers masculino-centré ».

    Plutôt qu’à un commentaire de plus, cette remarque invite à donner la parole aux intéressées. Mais l’avis des porteuses de burkini n’intéresse pas Aussenac, qui juge à leur place et condamne en leur absence. Libération a pris la peine d’interviewer quelques-unes de ces femmes qui, ô surprise! ne se présentent pas comme de féroces militantes d’un islam radical, mais comme des femmes qui souhaitent « vivre [leur] religion librement »: http://www.liberation.fr/france/2016/08/16/se-baigner-en-robe-c-est-pas-pratique-ce-burkini-est-une-liberation_1472853

    De quel côté est l’intolérance, de quel côté est l’intégrisme, lorsque Sabine Aussenac prescrit, en vertu d’un féminisme autoritaire, aux autres femmes comment se vêtir ou se baigner? « Une femme libre est une femme libre de vêtir ce corps, son corps, de ce que bon lui semble, au gré de ses humeurs, envies, plaisirs », écrit-elle encore, sans percevoir la contradiction. Confusion des contextes, des notions et des exemples… Nous savons bien que les obligations vestimentaires dictées aux femmes dans certains pays musulmans sont l’expression d’une tyrannie patriarcale. Mais la France n’est pas le Pakistan, et celles qui choisissent ici ce costume le font en vertu des lois républicaines qui protègent la liberté de conscience (et donc de religion). Les apprentis-sorciers de l’autoritarisme tiennent-ils vraiment à ce que notre pays rejoigne ces régimes décriés par l’imposition d’une contrainte du même ordre? Tel est le paradoxe que nombre de républicains n’aperçoivent même plus.

    Il n’y a pas 36 façons d’être démocrate. Et plutôt que de se scandaliser de la visibilité d’une certaine partie de la population, il serait peut-être plus judicieux de s’interroger sur le caractère à proprement parler raciste d’une stigmatisation désormais encouragée par l’institution.

  2. @ André Gunthert.

    Le titre n’est pas si énigmatique. Rimbaud a écrit : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme – jusqu’ici abominable – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète elle aussi ! » Et Sabine Aussenac est une femme poète.

  3. C’est très mignon de se revendiquer du féminisme au nom de la poésie, mais j’avoue avoir du mal à saisir la dimension féministe d’un interdit qui contraint les femmes au lieu de contraindre les hommes. Dans l’hypothèse (présupposée par l’interprétation patriarcale du phénomène) où le port du burkini serait effectivement imposé à la femme par son mari, l’interdiction ne fait qu’ajouter une contrainte supplémentaire, qui exclut la femme de la plage au lieu de la protéger de la domination masculine. Ce pseudo-féminisme ressemble comme deux gouttes d’eau au « féminisme colonial », décrit par Frantz Fanon comme l’instrument d’une stigmatisation délibérée: http://contre-attaques.org/magazine/article/le-devoilement

  4. Merci pour cette clarte, et pour les references. J’ai peur que la France soit en train de devenir officiellement un pays raciste. On mettra du temps a en sortir, d’autant plus de temps que nos « dirigeants », qui en la matiere s’ingenient a devancer les pires instincts par souci de « popularite », etrange paradoxe du dirigeant « democratique », accelerent notre chute dans l’abime.

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