L’émoji, langage de l’émotion ou ponctuation familière?

Emojis 2016.

Participé vendredi dernier à une édition du Grain à moudre consacrée aux émojis (France-Culture, avec Virginie Béjot, Pierre Halté, Ludovic Houplain), à l’occasion de la sortie du film d’animation Le Monde secret des émojis. Sous la houlette de Raphaël Bourgois, la discussion a porté principalement sur la nature linguistique de cette iconographie. L’opposition classique de l’image et du texte invite à mettre en avant la dimension émotionnelle, les aspects ludiques ou encore l’ambiguïté de ces caractères.

En dépit des exemples anecdotiques visant à rédiger exclusivement grâce à ce moyen, ce qui me semble caractériser les usages des émojis est au contraire leur intégration au sein de la conversation écrite. Comme Pierre Halté, qui les compare aux formes expressives accompagnant l’expression orale (mimique, gestuelle, intonation, etc.), je crois que raisonner sur les émojis comme s’il s’agissait d’un langage proprement dit n’a pas grand sens1. Que ce soit sous la forme de l’émoticône, groupe de caractères typographiques formant un symbole visuel, ou des imagettes normalisées au sein de jeux de caractères, le trait le plus évident de ces signes est précisément la possibilité de les associer intimement à l’expression écrite et à ses véhicules. Inséré dans le texte comme une lettre, l’émoji peut en accompagner les circulations, à la différence des photographies ou d’autres formes visuelles, qui restent des entités autonomes, juxtaposées aux énoncés.

Or, l’écriture comporte elle aussi, sous une forme peu développée, et pourtant essentielle, des instruments paralinguistiques, dépourvus de signification en dehors de leur articulation avec les mots. La ponctuation est cet outillage complémentaire qui, associé aux signifiants, leur ajoute des informations de contexte qui en modifient le sens. Les deux points, le point d’exclamation ou le point d’interrogation constituent des modalisations proches des ajouts de smileys, qui indiquent à la fois une inflexion de l’énoncé, tout en restant adaptables à une infinité de situations.

Il est plus pertinent de décrire les usages des émojis comme une ponctuation étendue que comme un langage autonome. On peut d’ailleurs se souvenir que l’extension des signes de ponctuation faisait partie des questions débattues par les spécialistes de typographie, comme en témoigne la proposition récurrente d’un point d’ironie – finalement matérialisé par le smiley “clin d’oeil”.

L’insistance sur la dimension émotive est un autre topos de l’interprétation du paralangage iconique, appuyé sur l’implicite de la neutralité du discours, opposé à la nature émotionnelle des usages de l’image. Cette idée reçue est à vrai dire des plus étranges, si l’on songe à l’immense production théâtrale, poétique ou romanesque, ou encore aux figures de l’art oratoire, chargées depuis la nuit des temps de nous faire partager émois et passions. A contrario, depuis que des groupes de figures diverses – animaux, vêtements, jouets, bâtiments, véhicules, sports, aliments, ustensiles, etc. – sont venus rejoindre les premiers jeux de caractères copiant les expressions faciales, il est clair qu’il faut situer le rôle des émojis bien au-delà du registre du pathos.

Si l’on reprend la comparaison avec les formes gestuelles associées à la verbalisation, on constate que ce paralangage ne fait pas de l’expression de l’émotion une fin en soi, mais l’utilise au contraire pour nuancer et enrichir le message. Dans une compréhension de l’émoji qui ne le limite pas à sa nature visuelle, mais tient compte de ses usages en composition avec l’écrit, on voit bien que son rôle s’étend largement au-delà du seul registre expressif, à l’ensemble des fonctions du langage décrites par Jakobson, et notamment à ses dimensions phatiques ou poétiques.

Si le registre de l’émotion paraît le plus proche des signes visuels, c’est en réalité parce que ces formes d’expression sont principalement utilisées dans des contextes de communication personnelle. Les échanges électroniques, et tout particulièrement leurs formes les plus innovantes, se sont développés grâce à des outils comme le forum, le tchat ou la messagerie – situations qui encouragent une personnalisation des usages assimilable à un nouvel argot. Abréviations, raccourcis, oralisation, expressions figées, émoticônes, émojis, gifs, stickers, etc. composent ensemble un langage familier, que l’on utilise entre amis ou membres d’une communauté, mais jamais ou beaucoup plus rarement dans les échanges impersonnels, correspondances officielles ou de travail. On emploiera aussi peu l’émoji que le point d’exclamation dans un courrier à son employeur ou à son propriétaire, tout simplement parce que les conventions expressives imposent une énonciation neutre et un registre soutenu.

Plutôt qu’un langage imagé autonome, l’émoji propose donc l’intégration d’un enrichissement visuel, adapté à une certaine familiarité de l’échange, qui implique notamment la rapidité, la dimension poétique et ludique, ainsi que la personnalisation des contextes. Notre instrumentation favorite – smartphones et réseaux sociaux – assure la visibilité et la prosécogénie du premier argot textuel.

  1. Pierre Halté, «Enjeux pragmatiques et sémiotiques de l’étude des émoticônes», Réseaux, vol. 197-198, n° 3, 2016, p. 227-252. []

9 réflexions au sujet de « L’émoji, langage de l’émotion ou ponctuation familière? »

  1. En principe, non. Les stickers (ou les gifs) sont habituellement utilisés à l’unité, et forment donc un message complet. Cela dit, ces interventions constituent le plus souvent des réponses ou des réactions à d’autres messages. Par leur utilisation ponctuelle dans la conversation, ils sont donc plus proches des émojis qu’il ne paraît, y compris par leur mode de sélection ou leur disponibilité par jeux. Il me semble plus intéressant de les considérer comme l’une des composantes de cet argot « millennials », dont ils partagent de nombreux caractères, comme la brièveté, l’aspect ludique et bien sûr la dimension iconique.

  2. Et plus encore que l’emoji animé, le voici textué:

    https://www.mmcr.ch/LeForum/images/smilies/bienvenue.gif

    On voit qu’entre le signe simple, un trait voire un point, et l’image complexe, une photographie voire une photographie animée, sans parler du film, il y a un panel d’images utilisé à des fins de communication, du moins de transmission.

    On voit aussi qu’à partir d’un signe simple, le smiley typographique, visant à enrichir le message il peut y avoir une dérive vers un gonflement esthétique et sémantique. Serait-ce une tumescence voire un épanchement émotionnel?

    Alors, à quel moment passe-t-on, par l’usage d’emoji ou autre signe imagé à l’intérieur d’un texte, de l’utile, éventuellement du nécessaire, au superflus, voire au nuisible? Y-a-t-il une gradation d’effets, une échelle sémantique, éventuellement une simple grille de lecture, permettant d’évaluer l’adéquation entre le signe et le message?

  3. « A quel moment passe-t-on, par l’usage d’emoji ou autre signe imagé à l’intérieur d’un texte, de l’utile, éventuellement du nécessaire, au superflu, voire au nuisible? »

    Selon un mot attribué à Esope, « la langue est la meilleure et la pire des choses ». En d’autres termes, un véhicule de communication est ouvert à tous les possibles. Le support écrit peut produire Le Cantique des cantiques et Mein Kampf. Ce détestable exemple n’a pas pour autant conduit à remettre en cause l’utilité de l’outil linguistique. Il semble donc que l’idée à interroger, c’est plutôt celle qui voudrait que le vecteur iconographique engendre naturellement le « superflu » ou le « nuisible » (aux yeux d’un académicien français, c’est probablement tout l’argot « millennials » qui est superflu… ;)

  4. Sans vouloir être désagréable, mais mon statut de candide me le pardonnera, n’importe quel élément graphique est superflu, voire nuisible à une langue, tant qu’un sens ne lui a pas été donné et que ce sens ne soit pas devenu sens commun, Cela dit hors du poétique. L’histoire du signe linguistique n’est pas allé sans chaos, je suppose, et il y a eu probablement plus d’un académicien, avant même que ce mot n’existe, qui s’offusquât qu’on invente l’un ou l’autre signe, l’une ou l’autre lettre, c’est à dire une écriture, voir que que la parole ne soit plus du domaine du son mais de la matière. Patience et longueur de temps valant mieux que rage ni que haine, laissons les gens parler et écrire… quelques émoticones perdureront sûrement :p

  5. « N’importe quel élément graphique est superflu, voire nuisible à une langue, tant qu’un sens ne lui a pas été donné et que ce sens ne soit pas devenu sens commun »

    C’est une règle digne de l’Académie française, instituée pour établir et protéger la langue officielle. Le fonctionnement d’un argot est sensiblement différent: il évolue au gré des pressions internes et externes, incluant un principe de redéfinition dynamique des usages. Tout ce que nous aimons dans une langue, en particulier son caractère évolutif et poétique, est amplifié par les logiques micro-communautaires argotiques, qui en font une « super-langue »: un ensemble conventionnel mouvant, adaptable et reconfigurable, à un rythme et avec une liberté qu’aucune forme institutionnelle ne peut égaler.

    Pour revenir sur la dimension iconique des émojis, il est évident que l’ambiguïté ou la polysémie du visuel a joué un rôle essentiel dans l’essor de cet usage langagier, plutôt que la précision de significations fermées. Il est visiblement intéressant de disposer d’outils de communication présentant une marge d’adaptation au contexte, voire une dimension d’équivoque. Là encore, rappelons-nous que le langage, et tout particulièrement les langages familiers, ont toujours été des outils de jeu avec les significations en même temps que des supports de communication.

  6. Quoiqu’un argot évolue, est mouvant et adaptable, l’élément graphique acquiert un sens commun même à tout petite échelle, même transitoire ou éphémère, non? Il a bien fallut que quelqu’un crée le signe, même par découverte ou inadvertance, et que se signe se propage et soit accaparé par la communauté. Et puis, si le signe perd de son utilité, il disparait dans les flots remuant de la langue vivante.
    Quant aux académiciens protecteurs, voire conservateurs, ne le sommes-nous peu ou prou pas tous si notre langue est ressentie comme en péril ?

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