Imposer le regard masculin

S’agit-il d’une illustration du caractère dominateur du male gaze (concept féministe qui décrit la spécificité d’une «vision du mâle»)? Le photoreporter Alain Keler a publié le 21 avril sur son blog et sur sa page Facebook un billet dénonçant le « fascisme » des réunions non-mixtes à #NuitDebout, assorti d’une photographie d’une réunion de femmes barré en son milieu par une banderole indiquant « Pas de photos SVP ».

Le principe des réunions non-mixtes peut choquer du point de vue de l’application stricte de l’égalité démocratique. Mais dans une société qui n’est pas réellement égalitaire, ce système est précisément destiné à restituer un sentiment de sécurité aux participantes, pour leur permettre de s’exprimer librement dans un contexte patriarcal, où les hommes se sentent agressés par la seule évocation du sexisme (voir mon billet “Le camp des crocodiles” et ses commentaires).

Ignorant tout de ces affaires de filles, Alain Keler les insulte copieusement au nom de la liberté d’informer, et procède aux amalgames de rigueur («Après avoir expulsé manu militari le philosophe Alain Finkelkraut, c’est un nouveau faux pas pour des militants de la nuit debout. On tente de couper des têtes, comme Robespierre, qui a fini par perdre la sienne»), offrant ainsi un magnifique exemple du regard comme instrument de pouvoir, et une caricature de la domination patriarcale. Faire taire ou imposer le regard masculin, même combat.

Un autre photographe, Meyer, de Tendance Floue, lui a répondu, également sur Facebook, expliquant la colère suscitée par l’outrance, et montrant qu’il existe heureusement des professionnels mieux informés des enjeux de la société d’aujourd’hui. Parmi ceux-ci, il devient de plus en plus évident que la convocation des principes républicains (voir notamment l’éditorial de Laurent Joffrin courant au secours de Finkielkraut ) ne sert plus que d’instrument de rappel à l’ordre des dominés.

MàJ. Après m’avoir menacé de suites judiciaires pour utilisation non autorisée de sa photo (ce qui est soit dit en passant le cas pour toutes les images commentées sur mon blog), Alain Keler m’a envoyé une facture, injonctions contradictoires qui montrent bien que la défense de la liberté d’expression n’est qu’une posture, qui ne pèse pas lourd face à la critique. Quoiqu’il en soit, respectueux de la volonté de l’auteur, j’ai retiré cette image de mon blog (celle-ci reste consultable sur le tumblr source).

30 réflexions au sujet de « Imposer le regard masculin »

  1. C’est peut-être parce que je n’ai pas été Place de la République, mais je trouve qu’il y a beaucoup de choses mystérieuses dans cette photo.
    Je ne vois pas le rapport entre « réunion non-mixte » et « pas de photos ». Ou alors est-ce que ce serait que la photo par elle-même serait nécessairement du « male-gaze » même si elle est réalisée par une femme? Dans la mesure où je n’ai jamais été convaincu qu’il existait une photographie différente parce que faite par des femmes, c’est une hypothèse intéressante.

    Par ailleurs en tenant la réunion dans l’espace publique on va au-delà (mais pourquoi pas?) de la réunion non-mixte me semble-t-il. C’est une revendication pour un espace publique non mixte et en l’occurrence genré. Mais la réunion a lieu au milieu de la foule. Sous les regards masculins donc pour autant que je puisse en juger, ce qui me semble contradictoire avec l’objet des réunions non-mixtes.

  2. J’ai lu, aussi attentivement qu’il est possible je crois, l’éditorial de Joffrin. J’y ai cherché ce qui pourrait être ce « rappel à l’ordre des dominés » que vous pensez y entendre. Je l’ai cherché – en vain.
    Je n’y ai pas du tout entendu qu’il disait aux manifestants « à la niche ! » (sous quelque forme que ce soit) mais plutôt : « montrez vous intelligents ». (Je résume)

  3. @Thierry: Je ne vais pas répondre à la place des intéressées, quoique la réponse me semble assez évidente (voir aussi mon billet: « En finir avec les anonymes?« ). Mais ce qui est sûr, c’est que c’est beaucoup mieux de se poser d’abord la question, plutôt que d’insulter celles qui font cette demande…

    @Patrick Guillot: Nous n’avons pas la même lecture. « Soyez démocrates! » intime Joffrin aux manifestants de #NuitDebout, pour mieux camoufler une défense de classe de l’élite médiatique. On avait aussi entendu il y a peu un « Soyez universalistes! » adressé aux antiracistes… Pour ne pas voir l’argument d’autorité à peine dissimulé derrière ces rappels à l’ordre des minorités, il faut avoir perdu ses lunettes… ;)

  4. Prétendre « filtrer » les participants à une réunion sur une place publique (le non-mixte), ce n’est pas très intelligent… Prétendre interdire la prise de vue d’une manifestation publique dans un lieu public (outre que cela n’a pas de base légale du point de vue du droit à l’image), ce n’est pas non plus très intelligent.
    Ceci étant, dire que c’est « du facisme », ça, c’est parfaitement stupide. De toute évidence, ce n’est pas parce qu’on pratique bien le choc des photos que l’on maîtrise le poids des mots…
    Dommage que le photographe se soit ainsi fourvoyé dans son commentaire, parce qu’il reste légitime de se poser des questions sur certaines des pratiques réelles des manifestants. Qu’on donne raison aux motifs de leurs actions n’oblige pas à bénir n’importe quelle forme prise par leurs actions.

  5. Cher André Gunther!
    Rétorquer, à celui qui ne lit pas ce qu’on lit soi-même, qu’il faut qu’il change de lunettes?
    C’est quel genre d’argument ça?
    Depuis quelle position supérieure croyez-vous pouvoir décider de la qualité de ma vue?

    Non, en effet, ce n’est même pas un « argument d’autorité » (savante), c’est juste un truc de gamin se chamaillant dans une cour d’ecole. Non? ;-)

  6. Et une forme de plaisanterie, c’est une option envisageable? Cela dit, il y a pas mal de similitudes entre un blog et une cour d’école… ;)

    Sur le fond, j’ai déjà répondu dans mon billet aux questions soulevées par une pratique inégalitaire. La revendication de l’application du principe d’égalité serait recevable si nous vivions dans une société réellement égalitaire. Puisque ce n’est pas le cas, l’injonction à l’égalité devient un outil commode pour imposer le silence aux dominés.

  7. Tout ça ?
    En pleine mode sociétale « selfie », soit le déballage abject du cercle privé, intime, …sexuel sur la planète ?
    Respects à Alain Keler, Photographe ! Lecture attentive de feu le petit milieu de la Photographie, professionnel.
    Je défends. Respects Alain Keler, Photographe …/… Et respects à tous débats, anciennement dénommés « disputes ».
    Refus total sur « …l’Interdiction de Photographier… »

  8. Cette affaire m’amuse beaucoup, le plus drôle c’est le photojournaliste observateur du monde, sorte d’audit permanent de la société, se permet de ne pas respecter une demande simple, d’autant que cette demande ne le prive pas de son droit d’informer, libre à lui d’écrire quelques mots à ce sujet.
    Mais le gars, visiblement pas content, part dans un délire improbable qui discrédite totalement l’image de l’audit sûr de lui qu’il prétend être.

  9. Je ne crois pas du tout qu’il s’agisse d’un débat mineur ou anecdotique. La question du droit à photographier des professionnels, que plusieurs lois sont venues limiter, est une revendication constante et qui mérite d’être entendue. Mais les évolutions de la société, et en particulier l’idée qu’il existe un droit à contrôler son image dans l’espace médiatique, sont venues contrebalancer cette exigence. Nous vivons un moment de transition qui est celui de la négociation entre ces intérêts divergents.

    Ce n’est pas du tout un hasard que cette discussion intervienne à propos d’une revendication féministe (et particulariste). D’une part parce que la théorie féministe a effectivement développé une pensée du visuel appuyée sur le regard plutôt que sur l’image, qui contredit les fondements de la théorie photographique (Barthes, etc.). D’autre part parce que la parole des minorités se fait désormais plus audible, faisant apparaître les limites de principes démocratiques énoncés plutôt qu’appliqués.

  10. L’image est marrante, et le debat ne vaut pas la peine de s’enerver… Si « elles » ne veulent pas de nous, et si « nous » sommes si geniaux, alors quoi? Et bien tant pis pour elles! Je veux dire, soyons au moins consequents avec nous-memes.

    C’et ce que je me dis lorsque je passe devant un temple hindou qui n’accepte pas les non-hindous: « les pauvres, qui ne sauront jamais ce qu’ils perdent »… ;)

    C’est curieux il y a aujourd’hui meme un article Americain qui denonce la fin des toilettes non-mixtes outre-atlantique!

    Les arguments sont assez convaincants, et au fond de meme nature que celui de Gunthert: la chute de toutes les barrieres nuit avant tout aux plus faibles, pas aux plus forts, ou celui de J.C. Guillebaud: « la nudite est de droite, voire d’extreme-droite » (entendu a la radio il y a des annees), ou celui de Friedrich Schiller: « Sans doute se-rend-t-on ses devoirs sociaux extraordinairement faciles lorsqu’a l’homme reel, qui a besoin de notre compassion, on substitue l’homme ideal, qui peut s’en passer »…

    https://www.rt.com/op-edge/341220-lgbt-community-crashes-bathrooms/

  11. Reste à espérer que les « auteurs » et « artistes », asexués, bref, les « créatifs », (minorité parmi les multiples minorités), feront fi de toutes censures et plus difficile encore, d’auto-censure.
    Condoléances à feu « La Photographie Française ».

  12. Il est farfelu de confondre demande polie, calme et légitime avec censure, références aux régimes totalitaires. Seul le respect permet de comprendre cette situation et surtout pas les vieux étendards.

  13. Pour rappel photographier-objectiver une assemblée de femmes est évidemment soumis à un regard tordu mais dans une société selfiisée. Et pour rappel, le MLF a pris toute sa force parce que les femmes se sont réunies sans les hommes et qu’elles ont pu enfin travailler sur ce qu’on appelle maintenant l’enpowerment, sur la prise de parole, sur des phrases à rétorquer lorsqu’on se moque de leur prise de parole, de leur petites voix, de leurs arguments mignons, etc, etc… la routine encore en 2016. Si la bétise ambiante fait qu’on oublie bien vite ces habitudes prises dans les années 70, voici un texte qui rafraichira les cervelles. Merci à André pour ce billet et tant pis à Alain Keler s’il n’a pas lu un brin d’histoire du féminisme.
    Aline
    Monique Wittig, sur la première réunion non mixte à Vincenne :  »
    … Dans les universités américaines, tu as des campus uniquement de femmes,
    où il est possible d’appeler les Américaines à des actions non mixtes,
    parce qu’elles ont l’habitude de se réunir comme ça à certaines occasions, ce que nous n’avons pas. Et les filles de Vincennes n’arrêtaient pas de dire : « on ne peut pas faire ça, il faut prendre le terrain comme il est. Nous avons affaire à un ensemble de femmes et d’hommes, il faut partir de là ». Finalement personne n’a lâché, on a beaucoup discuté, et on a fait quelque chose de très bien. C’est-à-dire : on invite tout le monde à venir, à une certaine occasion qui reste à définir, et après, on prend un amphi, on explique la situation à tout le monde, et on demande aux hommes de partir. « Nous ne commencerons la réunion que quand les hommes seront partis ». C’était une gageure, mais c’est ce qu’on avait décidé de faire. On avait prévu une manifestation autour du bassin de Vincennes, qui descendrait les grands escaliers, avec des banderoles et des teeshirts avec le poing, et de crier des slogans, et d’appeler tout
    le monde à venir, j’ai encore quelques photos quelque part. Il y avait
    toujours Marcia, Margaret, Gille et moi, les 4 dures, et puis toutes les
    filles de Vincennes. (…) C’était la toute première action ! Antoinette est
    venue dans la foule, nous regarder (…) Quand on est descendues avec tout notre courage et nos teeshirts, il y avait 500 mecs autour du bassin qui criaient « A poil ! À poil ! « Alors il en a fallu du courage pour leur rentrer dedans, j’aime autant te dire ! On leur est quand même rentré dedans ! Ils ont été obligés de nous laisser passer et on a défilé en criant avec nos banderoles, nos bannières. On a tourné tout autour, on a crié pendant une heure. Une démonstration au milieu de tous ces mecs, c’était vachement dur. Finalement on les a fait taire. Il me semble que quand on les a vus crier « A poil! », on a chanté quelque chose, mais je ne peux plus me rappeler quoi. On a chanté d’un seul chœur. Il fallait répondre d’une façon violente. (…)
    Au bout d’un moment, il y a un Noir qui s’est levé et qui a dit : »Ce
    n’est pas la peine d’avoir des réactions aussi hystériques, désordonnées, violentes… Moi, je comprends très bien ce qu’elles disent : c’est exactement comme quand les Noirs ont vidé les Blancs des groupes politiques américains, ils ne pouvaient plus travailler avec les Blancs. Elles ont des problèmes à régler ensemble, qu’elles ne peuvent pas régler avec les hommes ; il faut qu’elles se réunissent entre elles et en tant qu’homme, je m’en vais. » Et il n’a pas été suivi ! Alors il s’est rassis. Alors il s’est produit des retournements dans la salle… du genre les types hystériques qui sont tout à coup touchés par la grâce et se jettent à tes pieds en esclave et deviennent fana. Et à un autre moment psychologique, le Noir s’est relevé, il a repris le même discours que précédemment et, à ce moment là, tous les hommes l’ont suivi. »

    Propos recueillis par Josy Thibault 1979, reproduit in Pro-Choix, n°46, 2008.

  14. Merci pour ce post ! Etant moi-même féministe et militante, je ne peux que rappeler aux personnes commentant ce post que ce militantisme s’assortit toujours d’un tombereau de réactions négatives (euphémisme) qui peuvent peut être expliquer que certaines ne veuillent pas être prises en photo…
    Et l’argument « ne pas vouloir être photographié sur une place publique est absurde » me semble très pauvre et ne fait aucunement avancer le débat : qui prend les photos? qui est pris en photo ? ou devons nous vivre nos luttes, à l’abri des regards donc ?

  15. Quand le respect et la réflexion foutent le camp… C’est triste à voir. Si j’étais mauvaise langue (et ça reste à prouver, bien sûr :p), je traiterais ce monsieur Keler d’opportuniste.
    Je peux comprendre qu’on se sente blessé, rejeté, brimé dans ce genre de situation, mais est-ce une raison pour jouer de sa posture de photographe et discréditer cette réunion ? Que cherche-t-il à faire exactement en évoquant une forme de despotisme ? Dénoncer un comportement qui représente une menace ? C’est une exagération ou je ne m’y connais pas.
    Ces femmes sont comme vous et moi (hommes compris), elles ont une cause qui leur tient à cœur, qui les touche peut-être même de près et tout ce qu’elles veulent c’est profiter d’un instant de cohésion et d’échange pour faire avancer cette cause, trouver les mots justes pour décrire une réalité bien souvent passée sous silence (si vous pensez que la voix des femmes et celle des hommes ont le même poids dans notre société, renseignez-vous : les faits disent le contraire !). Parce que ça les aidait à se sentir plus à l’aise (parce qu’elles ont leur raison et que ça devrait suffire dans un environnement bienveillant!), et que Nuit Debout est un événement unique en son genre qui s’organise tant bien que mal, elles ont bricolé un pancarte demandant, SVP, à ce qu’on ne prenne pas de photo. Il n’y a pas à être choqué. Tout juste peut-on regretter qu’un individu, n’ayant visiblement pas compris leur requête, ai préféré les accuser gratuitement au lieu de chercher à comprendre.
    Après, peut-être qu’il est venu aux nouvelles, qui sait ! Ou qu’il a été victime du despotisme d’une femme par le passé, chacun sa réalité :p N’empêche que le résultat est bien naze.
    Enfin, tout ça pour vous remercier André Gunthert de ce blog fort instructif.

  16. Encore une moi, merci beaucoup pour tes articles, merci pour ton blog, pour ta voix qui porte toujours un peu plus loin (je l’espère)
    Tu fais partie de celle qui me permette de ne pas baisser les bras et me rappellent sans arrêt pourquoi il faut encore se battre contre le patriarcat, les préjugés, l’inégalité et les faux semblants

    Bravo pour ton blog, continues comme ça

  17. compliqué de lire tout cela… compliqué de voir qu’il est difficile… voire très difficile de comprendre les aspects choquants d’une aussi belle photo de rue… difficile de participer à un débat sur le féminisme (comme sur le communisme d’ailleurs je trouve…) quand on n’a pas connaissance de la littérature qui y est associé… Bref… pour appuyer Monsieur KELER dans son propos sur un tout autre évènement qui lui aussi était « social »… je reprendrai les propos de Monsieur BOUVET publié dans Polka sur les actions à SIVENS…

    http://www.testet-sivens.com/sivens-jours-de-violence/

  18. @Johann Massot: Oui, vous avez raison! Le monde de l’image est plus compliqué qu’en 1968. Et le féminisme n’est pas un détail un peu barbant dont on peut faire l’économie, mais quelque chose qui s’est imposé comme une question majeure de la société. Oui, c’est vrai, la photo est devenu un métier qui requiert de se demander de quel côté de l’événement on se situe, et souvent de maîtriser une information complexe. Heureusement, la jeune génération intègre de mieux en mieux ces nouveaux paramètres (Polka: “Le Grand Incendie”; L’Obs: “Alexis Kraland, le casse-cou qui filme la violence policière de l’intérieur”). Dommage que quelques-uns croient qu’ils peuvent simplement appuyer sur le bouton comme autrefois.

  19. En contrepoint de l’avis d’Alain Keler, on peut lire cette autre réaction d’un jeune journaliste, pas beaucoup plus familier de la théorie féministe, mais que la demande de non-photographie a au contraire poussé à s’interroger et à remettre en question ses pratiques. La conclusion à laquelle il arrive (« être pris en photo reste une opération par laquelle on “risque” quelque chose. La photographie est une forme de pari entre son propre corps et sa vie sociale ») montre bien la nécessité de la réflexion: “Pas de photos, s’il vous plaît”, 28/04/2016.

  20. Alain Keler a corrigé le texte de son billet, ôtant le terme « fascisme », dont il a admis qu’il était « trop fort », pour le remplacer par « totalitarisme ». Je ne suis pas sûr que cet échange d’un épouvantail pour un autre diminue sa dimension injurieuse. Je suis en revanche bien certain que Keler, qui conserve la mention anti-robespierriste ou l’allusion aux « heures les plus sombres de la France », n’a rien compris à ce qui lui est reproché.

    Sa principale défense est d’affirmer que ces stéréotypes de l’accusation antidémocratique ne visaient pas les femmes assemblées, mais de façon plus générale l’ « interdiction de photographier ». Il réfute donc l’accusation de sexisme, pour se réclamer exclusivement de la liberté de la presse.

    Plusieurs commentaires lui ont fait remarquer qu’il n’y a aucune interdiction dans la banderole qu’il a photographié, mais une demande assortie d’un « s’il vous plaît » poli, qui n’a aucune valeur contraignante – la meilleure preuve étant que lui et bien d’autres photographient les réunions non-mixtes. (A noter qu’Alain Keler m’a adressé un message d’intimidation m’informant qu’il consultait son avocat pour « détournement d’image ». Le cadre juridique ici évoqué est le seul qui implique un véritable pouvoir contraignant. Il est évidemment assez savoureux que quelqu’un qui prône la liberté d’expression et traite de « talibans ou de khmers rouges » ceux qui refusent la photographie, soit si prompt à brandir la menace d’une interdiction judiciaire…)

    Passons sur le refus de voir le sexisme, qui est lui-même une figure classique du sexisme (voir mon billet: “Ne pas voir le sexisme”), nourri par l’indifférence pour le sort des femmes et la minimisation des discriminations dont elles sont victimes. Je l’ai dit, monter en généralité pour accuser ces femmes de totalitarisme revient à employer un argument d’autorité qui a précisément pour effet de nier la cause et les moyens de lutte des minorités. Un peu trop facile pour quelqu’un qui goûte à l’évidence l’ironie d’exposer l’image de celles qui demandaient à ne pas l’être.

    Ce qui est sûr, c’est que la culture politique que trahissent les commentaires de celui qui regrette l’expulsion « manu militari [du] philosophe Alain Finkelkraut » (sic) ne montre aucune tendresse pour la graine de gauchistes rassemblée à #NuitDebout. Hypothèse d’école: Alain Keler aurait-il eu si facilement l’insulte à la bouche devant un conseil d’administration d’une grande entreprise refusant de se faire photographier? (Personnellement, je trouve beaucoup plus scandaleux l’accroissement du secret des affaires, qui fait du monde économique un monde opaque aux regard des médias, qu’à la réclamation de discrétion d’une réunion féministe – question de sensibilité sans doute…).

    Ah mais, que diable! ces messieurs respectables n’occupent pas l’espace public, et on ne peut leur reprocher d’être si bien protégés du regard médiatique. Venons-en donc au cœur de l’argument, proche de la nouvelle vision juridique qui anime la législation anti-voile, et qui impose à celui qui s’approprie l’espace public une parfaite visibilité (bien pratique ensuite pour les policiers).

    Le seul détail qui cloche, c’est que sous couvert de dénoncer un attentat contre la démocratie, l’obligation de visibilité s’exerce ici de la façon la plus nette. Alain Keler risque-t-il un procès pour avoir publié la photographie de l’assemblée sans son accord? En aucune manière. Mais sa plainte pour une interdiction imaginaire vient rejoindre les récriminations des photographes qui voient l’espace public comme leur terrain de jeu exclusif (mais pas celui des amateurs, qui les gênent avec leurs smartphones).

    Cette lamentation récurrente s’appuie sur une histoire mythologique de la photographie (voir dans les commentaires de Keler: « Les gens adorent les photographes du passé, ceux qui relèvent de l’école humaniste, c’est à dire raconter par l’image la vie des gens. On se pâme devant les photos de Doisneau, Cartier Bresson, Ronis, Boubat etc. Aujourd’hui tous ces photographes renommés passeraient leurs vies dans les tribunaux car certains ont décidé de privatiser l’espace public! »).

    Une histoire qui est bien sûr largement fantasmée, sinon complètement fausse. Nous savons aujourd’hui que le célèbre « Baiser de l’hôtel de Ville », qui date de 1950, a été réalisé par Doisneau avec des figurants, précisément pour éviter les risques de procès que n’aurait pas manqué de provoquer la publication de vues de couples sans autorisation – espace public ou pas. Ce qui fait la qualité des images des Doisneau, Cartier-Bresson, Ronis et les autres, c’est justement leur grande maîtrise des contraintes de l’espace public, dans un esprit que l’on aurait tort d’analyser sous le seul angle documentaire, alors qu’il relève de choix narratifs habiles, privilégiant l’anecdote ou le symbolisme.

    Sans aucun doute, la perception de l’image de soi, de l’espace public ou du rapport aux médias, ont connus des évolutions sensibles depuis les années 1950. Raison de plus pour que les photographes, qui sont de fait les gardiens de la visibilité, n’essaient pas d’imposer des dogmes d’un autre temps à coup de slogans politiques, qui sont en réalité déplacés et inopérants – la responsabilité d’un photographe dans la promotion de l’égalité républicaine étant des plus discutables. Mieux vaut rester sur le terrain médiatique. Une photo (professionnelle) comme celle du petit Aylan par Nilufer Demir, qui a l’habileté de cacher le visage de l’enfant, témoigne bien mieux des nouvelles sensibilités face à l’image que l’imposition d’un regard intrusif, quand bien même celui-ci agite tous les fanions d’une légitimité perdue…

  21. Bonjour,
    J’apprécie les analyses de Gunthert, mais nous ne sommes pas du même bord, je vis de mes photographies, lui vit de ses analyses de photographies, c’est différent.

    Dans cette affaire, la posture sociale, le sexisme, cette putaing de liberté de la presse, tout cela est valide bien sûr.

    Mais pour le métier, le mien, faire et vendre mes images, cette arrogance insensée du photo-journalisme, le fait que la photo soit une évidence, qu’elle puisse s’imposer sans discussion possible, de mon point de vue, c’est une catastrophe.

    S’imposer de cette façon, en traitant tous les obstacles de façon vulgaire, détruit ce métier, la fragile relation photographe-sujet.

    Oui, il est possible et même souhaitable d’être photographe et de ne pas photographier tout ce qui bouge et de respecter la demande de ceux qui ne souhaitent pas participer à ce despotisme de l’image.

    Cette façon de photographier, de s’imposer, de mon point de vue, détruit ce beau métier, mon métier.

    A+

  22. Juste un mot de complément à propos de la liberté de la presse. Nous vivons une époque où les politiques et les intellectuels médiatiques ont appris à manipuler les concepts en les détournant de leur sens, appliquant à la lettre le programme dénoncé par Orwell dans 1984. L’expression « liberté de la presse » renvoie évidemment à l’histoire des droits acquis à l’encontre du pouvoir politique, à une époque où son autorité s’exerçait de manière plus brutale. L’employer à propos d’une revendication groupusculaire sans aucune force contraignante est un contresens qui serait burlesque, s’il n’était tristement représentatif de la confusion intellectuelle où nous entraînent les imprécateurs.

  23. Je passe sur le record du point Godwin décroché d’entrée de jeu par une banderole indiquant simplement « Pas de photos SVP » J’y verrai d’ailleurs, jusqu’à plus ample informé, plus un effet Internet, ce lieu parfois grotesque où l’on peut atteindre le point goldwin pour un désaccord sur une recette de tarte, qu’un refus de voir le sexisme.

    Je ne sais pas si Alain Keler est pour ou contre le travail en caméra caché dans l’espace privé (ce qui lui permettrait de photographier des conseils d’administration), mais c’est un débat récurrent du journalisme qui me semble d’une toute autre nature que l’opposition espace privé / espace public.
    S’il fallait contester la position de la plupart des photographes sur la liberté de photographier dans l’espace public, elle serait plutôt à chercher me semble-t-il dans le rejet, par la plupart de leurs organisations, de la liberté de panorama. Peut-on se réclamer du droit à l’information contre le droit à l’image, revendiquer la dimension historique et patrimoniale de la photographie et plaider simultanément pour l’interdiction de photographier des immeubles et des monuments au motif de l’exception du droit d’auteur?

    Alain Keler risque tout à fait de perdre un procès dans la mesure où dans cette opposition entre droit à l’information et droit à l’image, les personnes photographiées ont clairement manifesté leur refus de toute photographie et que c’est ce refus qui est l’objet de la photo. Tout reposerait sur l’intime conviction du juge. Est-ce que ce refus est en lui-même une « information » suffisamment importante pour justifier l’atteinte au droit à l’image des personnes photographiées? (Je ne suis pas certain d’ailleurs que le résultat sera identique selon le sexe du magistrat.)
    Citer le baiser de Doisneau dans ce contexte, me semble toujours aussi surréaliste. Doisneau a eu des procès, et même plusieurs pour cette seule photo. L’utilisation de comédiens n’est donc pas la panacée et n’a d’ailleurs jamais répondu à ma connaissance à une volonté de les éviter. Lorsque Doisneau utilisait des comédiens, c’était pour répondre à des commandes sur des sujets que l’on qualifieraient aujourd’hui de « société » et qui supposaient un choix narratif avec plusieurs images pour développer un récit. Il avait un temps limité pour les réaliser et ne disposait pas des photos dans ses archives. (Et c’était déjà probablement une hérésie pour des photographes comme Cartier Bresson ou Kertész.)
    Utiliser des comédiennes pour rejouer cette image dans une saynète réalisée à l’intention des photographes avec des acteurs professionnels pour simuler l’événement réel comme « Le sacre d’Edouard VII » par George Méliès serait à n’en pas douter amusant, mais pas à priori d’une folle modernité.

    Maintenant fallait-il photographier cette réunion malgré cette banderole amicale?
    Personnellement je trouve cette photo intéressante pour une photo de manif. Cette action reste très mystérieuse (au moins à mes yeux :) ):
    Lorsque l’on manifeste sur la voie publique pacifiquement, c’est pour être vu et ainsi entendu. Les banderole sont d’ailleurs habituellement beaucoup moins destinées aux participants qu’aux médias. Revendiquer la confidentialité me semble paradoxal.
    Les réunions non-mixtes sont justifiées habituellement par une parole et un regard des dominants qui modifient le comportement des dominés. Tenir ces réunions dans l’espace public, c’est se soumettre, à minima, à ce regard.
    Maintenant, je n’aurais sans doute pas pris la photo, mais pour de mauvaises raisons. Par sympathie pour le mouvement féministe. Si c’avait été Hé Ho La Gauche qui avait fait une banderole « SVP pas de photos » à une conférence de presse, je suppose que j’aurais adoré prendre des photos.

    Enfin est-ce que l’obligation de visibilité est plus intrusive ici qu’avec la photo du petit Aylan, au motif qu’on ne voit pas son visage ? Sans compter qu’au-delà de l’image, parce que l’image a existé et a frappé l’opinion, on connait son nom, son histoire, sa famille? Personnellement, je ne le pense pas.

  24. @Thierry: Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il existe une jurisprudence et donc des critères pour l’application du droit à l’image. Sans facteur délictueux ou présentation défavorable des individus, la participation volontaire à une manifestation dans l’espace public est un critère qui rend cette protection inapplicable. Quant à la banderole, elle a autant de puissance juridique que de copier-coller une revendication de propriété intellectuelle sur un statut Facebook… ;) Keler n’enfreint aucune loi en photographiant cette assemblée, et n’a contrairement à Finkielkraut subi aucune agression du fait de sa prise de vue, le terme d’interdiction est donc pour le moins inapproprié.

    Concernant Doisneau, tu mélanges tout. Les procès qui ont eu lieu à propos du Baiser étaient des revendications à des fins pécuniaires, une fois l’image devenue célèbre, dans les années 1990 (tous les plaignants ont été déboutés). Ce sont ces revendications qui ont poussé Doisneau à expliquer qu’il avait recouru à des comédiens pour éviter de mettre dans l’embarras des couples illégitimes, et pour éviter des procès à son commanditaire. Je prends cet exemple bien connu et documenté pour répondre à la foutaise d’une photo de rue autrefois affranchie de toute obligation. Doisneau pas plus qu’aucun photographe humaniste de renom ne photographiait n’importe comment dans l’espace public, et tenait au contraire le plus grand compte des contraintes inhérentes à cet exercice délicat. Sauf dans la presse people, qui en exploite les risques en connaissance de cause, un professionnel qui exposerait son commanditaire à des poursuites ne risque pas de faire une longue carrière…

  25. Un homme photographe prend une photographie et écrit un texte (Alain Keler) – un second homme historien de la photographie analyse le texte et la photo du premier homme photographe (André Gunthert). Un troisième homme prend la parole sur France Info pour défendre le premier homme (Dimitri Beck)… Tous des « grands hommes » (photographe, chercheur ou rédacteur en chef) qui parlent à la place des… femmes.

  26. Voir ci-dessus mon commentaire du 28 avril 2016 à 10 h 20 min. Ton relevé, limité aux grands médias, est visiblement trop sommaire. Notre nouvel espace social, maillé de tweets ou de commentaires, est plus large et plus divers… Pour ma part, j’y ai entendu des échos bien plus variés, par exemple celui-ci, qui tourne sur Twitter, peu suspect de complaisance envers les « grands hommes »: https://feministesdebout.wordpress.com/2016/04/28/coup-de-gueule/

  27. André, je ne vois rien dans le texte des féministes debout qui fasse directement référence à la photographie et au texte d’Alain Keler. Si je ne me trompe, dans la chronologie, il y a eu la photo et le texte sur facebook d’Alain Keler, puis la réaction Meyer Flou puis ton texte. Le reste a suivi… Au-delà de ça, je ne suis certes pas entraînée à votre nouvel espace social, maillé de tweets et de commentaires, mais je ressens un profond malaise quant à cette « Affaire » (je n’arrive pas à l’appeler débat). Toutes les questions soulevées autour du féminisme, des réunions mixtes ou non mixtes, des photographies dans l’espace public, du photo-reportage aujourd’hui, etc. me semblent toutes fondamentales et importantes à avoir, ce qui me gêne c’est le point de départ et la façon dont les glissements s’effectuent à partir du texte et de la photo d’Alain Keler. J’ai besoin de temps pour arriver à comprendre et donc à exprimer ce malaise, mais dans cet enchaînement il y a comme une dissonance, une fausse note qui me met mal à l’aise. Quelque chose qui se rapproche du processus de la rumeur qui gonfle et s’amplifie. Ceci pour dire que si les critiques sont légitimes, ce qui se passe ressemble davantage à un procès d’intention, que je suis loin de cautionner.

  28. Je respecte le sentiment de malaise que peut produire l’intervention masculine dans le débat féministe, mais je n’y peux individuellement pas grand chose, puisque ce malaise est engendré par le constat d’un effet de norme: oui, la parole des hommes a plus de crédit que celle des femmes dans une société patriarcale. Me taire (et laisser la parole aux Keler/Beck) serait-il vraiment la meilleure façon de lutter contre ce biais?

    En revanche, je récuse la notion de procès d’intention en ce qui concerne Keler. Cela supposerait de lui prêter une intention, or il n’en a manifestement aucune. Pas de procès, donc, seulement ma lecture d’un récit visuel, par application de la grille féministe du male gaze (qui est certainement l’un des concepts les plus intéressants introduit dans les études visuelles ces dernières décennies). Autrement dit, un état de fait du même type que celui que tu pointes en soulignant la prime au discours masculin.

  29. Je vais réfléchir à tout ça mais je ne suis pas certaine que l’illustration que tu as choisi corresponde à ce que j’ai compris du male gaze…

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