Penser le corps pour changer son image

(Chronique Fisheye #25) Suffit-il de dénoncer la retouche pour soigner l’anorexie? Telle pourrait être l’interrogation suscitée par la loi de modernisation du système de santé, récemment entrée en vigueur en France. Destinée à prévenir l’incitation à l’extrême maigreur, celle-ci impose la mention «photographie retouchée» aux images commerciales de mannequins dont l’apparence corporelle a été modifiée afin d’affiner la silhouette.

Le message véhiculé par cette disposition risque fort de manquer sa cible. Limiter la condamnation du diktat de la minceur à la retouche encourage le malentendu. Les photographies d’actrices ou de chanteuses, à la une des magazines ou sur Instagram, qui échappent au contrôle de la loi, ont-elles moins de puissance normative que les fictions de la publicité?

Les bonnes intentions du législateur ne peuvent manifestement s’exercer qu’a minima. Imposer des critères d’apparence dans la presse d’information, voire des contraintes de conduite alimentaire, constituerait une insupportable police des corps. C’est pourquoi l’obligation législative ne porte finalement que sur celui des mannequins, soit par la mention de la retouche, soit par la délivrance d’un certificat médical précisant l’indice de masse corporelle – ce qui est déjà une sérieuse entorse aux libertés individuelles.

Cette limitation du périmètre de la loi au corps des professionnelles de l’apparence n’en est pas moins un aveu d’échec. Modifier la société en modifiant ses images n’est pas un programme irréalisable – la publicité y travaille chaque jour. Mais son accomplissement repose sur deux conditions essentielles: la désirabilité et l’accessibilité de l’horizon promis. Dans le cas de la minceur, impératif qui agit à tous les niveaux de la représentation sociale, de la projection vestimentaire aux modèles érotiques en passant par l’hygiène de vie, on est très loin du compte. Ce n’est pas en intervenant sur quelques indications marginales que l’on enlèvera sa séduction à l’objectif de minceur.

Disjoindre l’association réflexe des apparences avec l’univers féminin pourrait être un premier pas. Car il existe une anorexie masculine, et les prescriptions alimentaires aussi bien que sportives touchent désormais l’ensemble de la population.

Pour comprendre les enjeux d’une discussion qui semble tourner en rond, il faut changer d’échelle. Les modèles de beauté n’étaient en effet pas absents du paysage visuel des périodes historiques, et si la peinture présentait une variété plus marquée, pour des raisons de réalisme, la statuaire, inspirée des modèles antiques, installait au coeur des cités des corps à la perfection non moins inatteignable que les effigies modernes.

La différence qui saute aux yeux lorsqu’on compare notre époque à des temps plus reculés, c’est l’absence de la possibilité d’agir sur l’apparence physique. Certes, le vêtement et le maquillage, en cachant ou en mettant en valeur telle ou telle partie du corps, permettait des adaptations temporaires. Mais cette capacité limitée est sans commune mesure avec celles qu’offrent la pratique sportive, le régime alimentaire ou la chirurgie esthétique – dont les journaux féminins vantent simultanément les vertus à partir des années 1970.

En matière d’apparence, se concentrer sur le caractère aliénant de la norme et mettre en avant les excès comportementaux comme l’anorexie nous a fait oublier que mettre à la portée de chacun la possibilité de transformer ou d’entretenir son apparence physique est d’abord une formidable ressource, inconnue des périodes anciennes, qui a profondément changé la vie sociale, en étendant l’attractivité des corps bien au-delà du moment matrimonial.

Modifier ce que la nature avait fait semblait autrefois hors de portée. On comprend en revanche la  séduction de pouvoir agir sur son corps, qui explique à la fois les abus, mais aussi l’évolution d’une iconographie qui voit son caractère injonctif s’accentuer.

Les dispositions de la loi de modernisation du système de santé montrent que nous prenons peu à peu conscience des risques d’une course qui ne connaîtrait pas de limites. Il convient de développer sur ces sujets une réflexion plus approfondie, qui permette à la fois de restituer aux corps leur belle diversité, mais qui tienne également compte de l’espoir que peut apporter la possibilité d’améliorer et de contrôler son apparence, par des moyens accessibles.

5 réflexions au sujet de « Penser le corps pour changer son image »

  1. « Il convient de développer sur ces sujets une réflexion plus approfondie, qui permette à la fois de restituer aux corps leur belle diversité, mais qui tienne également compte de l’espoir que peut apporter la possibilité d’améliorer et de contrôler son apparence, par des moyens accessibles. »

    Lol. Il convient en gros de penser à un monde parfait.

    Un monde où les gens réfléchiraient 5min avant, du côté des stylistes, de dépouiller la femme de ses attributs (les hanches, le ventre, les seins, bref leur corps), et du côté des culturistes, d’assumer les tendances fachos de leur course à la silhouette idéale.

    Si les corps des mannequins femmes sont ainsi, c’est parce que ceux qui les payent les veulent ainsi (décharnées, pas féminines). La statuaire grecque, de même que la statuaire et la peinture de la Renaissance, s’accordent aux désirs de leurs créateurs. Le David de Michel-Ange est parfait, son corps est impossible parce que c’est un fantasme.

    Le corps des mannequins femmes n’est pas un corps, c’est un cintre. Le canon des mannequins homme, c’est David (et sa version parodique assumée : Schwarzenegger).

    À nous d’en tirer les conclusions qui s’imposent, et d’en plaisanter gentiment, parce que c’est drôle de voir se multiplier les velléitaires de la fonte (parmi les hétéros-prolos de tous horizons : provinces, banlieues) pour ressembler au fantasme d’un génie difforme.

    Par ailleurs, la retouche de Claudia Cardinale est une insulte à sa beauté olympienne. Qu’elle ne s’en soit pas émue confirme le sentiment qu’inspire l’expression de son visage sur cette photo : quelle cruche.

  2. Se contenter d’un monde trop imparfait n’est pas un signe encourageant, mais il faut reconnaître qu’il correspond au fatalisme néolibéral, qui suggère à chacun de se débrouiller avec les moyens du bord pour remédier aux problèmes collectifs. Pourtant, je parle en l’occurrence d’une loi dont le projet a été longuement débattu et plusieurs fois remis sur le métier (voir notamment: http://www.arhv.lhivic.org/index.php/2009/09/25/1058/). A moins de considérer que l’Assemblée nationale doit concourir avec le café du commerce, il ne me paraît pas anormal de réclamer une réflexion adaptée au problème soulevé par les législateurs. Je sais bien que le recours aux sciences humaines ne fait pas partie des réflexes naturels de nos représentants – ce serait pourtant une bonne idée, dès lors qu’on veut peser sur la dimension normative.

  3. Les sciences humaines, comme toute discipline académique, se heurte à une limite qui est celle de la décence et du bien commun. Difficile de débattre à l’assemblée de sujets aussi complexes que celui du corps et de son image. Je ne dis pas « complexe » dans le sens d’un truc impliquant des choses de savant, je dis complexe comme quelque-chose d’épineux, qui pique, et qui supposerait de se poser des questions qui déboussolent.

    Moi je crois que l’hétéro-blanc d’âge moyen – autrement dit le beauf macho, la majorité quoi – a bon dos en matière de « facteur normalisant » (je sais pas si c’est les bons termes, je parle pas la langue de la fac), et notamment en matière de canon féminin. Si les filles des podiums ressemblent à des tringles de rideau, c’est pas pour satisfaire le quidam. Si Michel Ange faisait les femmes comme des keums, c’était pas pour flatter les bas instincts, mais parce que ça ne l’intéressait pas de faire des femmes.

    Ce que je sous-entends avec mes histoires de cintres et de tringles, c’est que la mode, dans son ensemble, est misogyne (le mot est fort, mais j’en vois pas d’autres, puisque ça relève du dégoût).

    Comme souvent, tout est une question de regard et de désir, or la loi, elle peut pas faire grand-chose contre le désir, sinon en censurant le regard – ce qui ne mène à rien. Il faudrait voir les choses comme elles sont, le dire, en rigoler (de tous hein, que tout le monde en prenne pour son grade), et assumer l’inconscient de son comportement. Mais pour ça, il faudrait que tout le monde ait un esprit critique, et ça, c’est un monde idéal.

    Le monde sera moins imparfait quand tout le monde assumera son imperfection, pour mieux tenter de l’estomper dans la mesure du possible. Réflexion adaptée, oui, mais pour quelle mesures concrètes ? Une forme détournée de censure ? Bôf.

  4. Quoiqu’on en pense, c’est bien la question du corps et de son image qui a été choisie par les législateurs. Je suis d’accord avec vous: c’est une question complexe, et même épineuse – je ne dis pas autre chose dans mon billet.

    L’erreur serait de croire qu’il est vain de tenter d’agir contre une image sociale. D’une part, comme je l’indique brièvement, parce que les acteurs économiques sont les premiers à jouer de ce levier. D’autre part, parce que nous avons des exemples de correction volontariste d’images sociales construites par l’industrie. La lutte anti-tabac fournit un exemple précieux de combat réussi contre des forces extrêmement puissantes, qui avaient imposé depuis les années 1930 l’image positive d’un produit toxique et hautement addictif, notamment avec l’aide du cinéma hollywoodien. Cette image a été patiemment déconstruite, et la courbe ascendante de la consommation tabagique inversée, à partir de preuves scientifiques et épidémiologiques des dégâts causés par la cigarette, mais aussi en raison d’une pensée stratégique élaborée de la part des adversaires du tabac, qui ont agi simultanément à différents niveaux: influence des pouvoirs en place pour obtenir une hausse des taxations et donc des prix, interdiction de la publicité, modifications du packaging, class actions, etc… La complexité n’est donc pas un obstacle, mais l’efficacité requiert une analyse approfondie, et la réussite dépend de la justesse des actions menées.

    Les tentatives de contrer le diktat de la minceur ne sont qu’une pâle copie de cette entreprise, et n’ont à mon avis aucune chance d’aboutir, non pas en raison d’une quelconque spécificité de l’image du corps, mais à cause de l’incapacité des acteurs du combat à dépasser le niveau des préjugés les plus sommaires.

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