La photo au musée, observatoire de la diversité des usages

Visiteur, musée d’Orsay, 2017 (photo AG).

(Chronique Fisheye #26) Pour le non-initié, la recherche scientifique semble un horizon inaccessible, protégé par les barrières d’institutions prestigieuses, par la technicité d’une érudition spécialisée, ou par la mobilisation de considérables moyens d’enquête. Pourtant, cet appareil ne garantit pas une recherche de qualité. Pour produire des connaissances utiles, il suffit de formuler correctement une hypothèse, puis d’y répondre par l’observation, de manière méthodique et rigoureuse. C’est ce qu’a fait Odile Keromnes, étudiante à l’école nationale supérieure Louis-Lumière, pour son mémoire de master soutenu en juin dernier, consacré à l’étude de la photographie au musée.

Démultipliée par les moyens numériques autant que par le succès des manifestations culturelles, la photographie des visiteurs de musée a provoqué dans la période récente des polémiques inconnues de la sociologie bourdieusienne. Depuis le début des années 2000, l’interdiction de photographier s’est propagée des musées des beaux-arts aux musées d’histoire ou d’ethnologie – avant de susciter la protestation d’associations d’usagers, invoquant leur mission de démocratisation de la culture.

Derrière les nuisances attribuées à la photo se jouait le choc entre une pratique populaire dénigrée et la préservation du caractère sacramentel du rapport à l’art. Une confrontation sociale, où la classe bourgeoise aura tenté de préserver par l’imposition de comportements rituels le respect de son statut privilégié, et où la photographie apparaît comme l’intrusion d’une extériorité technico-moderniste, emblématique d’une consommation boulimique et sans discernement. En dépit d’avancées notables, comme la publication de la charte «Tous Photographes» par le ministère de la Culture en 2015, la polémique reste vive entre partisans et adversaires de la photographie au musée.

Dans ce débat, Odile Keromnes a remarqué que la production iconographique des visiteurs n’avait fait l’objet que d’une description sommaire. Encadrée par le sociologue Pierre Lannoy, elle a choisi de mener une enquête de terrain au musée Old Masters de Bruxelles. Prolongeant les hypothèses de l’ouvrage collectif Visiteurs photographes au musée (La Documentation française, 2013), elle associe à l’observation des pratiques une cinquantaine d’entretiens, ainsi que la collecte de 820 photos réalisées par les visiteurs. Grâce à ce matériel, la jeune étudiante déconstruit le stéréotype de la reproduction aveugle des œuvres d’art, et déploie au contraire la diversité des pratiques documentaires, dressant un tableau de pas moins de 19 catégories à partir d’une analyse attentive des propos recueillis.

Si Odile Keromnes a bien rencontré le boulimique à qui l’on reproche de ne voir les œuvres qu’à travers son écran, elle décrit cette pratique comme marginale. En revanche, l’interrogation des visiteurs lui a permis de relever des profils plus surprenants, comme cette enseignante à la retraite qui travaille de manière bénévole avec des personnes en situation de handicap, venue pour photographier de manière exhaustive le Triptyque de la confrérie Sainte-Anne à Louvain (Quentin Metsys, 1509) dans le but de rendre l’œuvre accessible à des publics éloignés. Nul doute qu’une observation superficielle aurait rangé cette visiteuse parmi les importuns.

A côté de la photo-souvenir, dont la fonction de mémoire de l’expérience est illustrée par les témoignages, l’étudiante enregistre les pratiques de la photo-coup de cœur ou de la photo-inattendue, révélation intuitive qui surprend le visiteur au cours de son inspection, de la photo-inspiration, effectuée pour alimenter la pratique créative personnelle d’artistes ou d’amateurs d’art, sans oublier la photo-esthétisante ou sa variante : la photo-transfiguration, qui transforme les objets banals du musée par l’exercice du regard.

La dimension sociale de l’acte photographique est rapprochée de la sociabilité propre aux pratiques muséales: la plupart des visiteurs viennent en groupe, et vivent un partage de l’expérience plutôt que la contemplation solitaire de l’œuvre. D’où les pratiques de pose contextuelle ou encore les photographies de “coulisses”, montrant un ou plusieurs membres du groupe en interaction avec les œuvres, de façon sérieuse et réfléchie ou bien avec humour, au second degré. Si le selfie fait partie des usages, il a été peu fréquent au cours de l’enquête, aussi ne fait-il pas l’objet d’une catégorie spécifique.

Si l’on en doutait, la recherche d’Odile Keromnes confirme avec brio que la photographie au musée est aussi riche et diverse que le sont les pratiques de l’institution muséale. Elle prouve que ce sont nos préjugés sur la photo qui font écran avec la «multitude des désirs et des besoins des visiteurs», selon les termes de Bernard Hasquenoph, que l’art provoque et entretient.

8 réflexions au sujet de « La photo au musée, observatoire de la diversité des usages »

  1. Merci pour l’article, fort intéressant. Il doit y avoir autant de pratiques photographiques au musée qu’il y a de musées et de visiteurs – la « typologie » en 19 caractéristiques (si je comprends, mais je ne trouve pas l’étude sur le site d’Odile Keromnes – que je salue – et que je contacte aussi) me semble fournie… (par exemple, le fait que beaucoup de visiteurs se trouvent en groupes est un caractère déjà préconstruit, il me semble…). En tout cas, il y a dans le « musée » dans lequel je travaille une pratique spéciale : l’institution met en effet à la disposition des visiteurs des lieux où, comme au temps des débuts de la photographie (dans certaines cabines de photomaton, on trouve le même dispositif, enfin semblable), le visiteur (et surtout sa progéniture) glisse la tête et apparaît pour la photo prise par un complice dans des apparences diverses… C’est fait pour garder un souvenir… On a ça, on a aussi les « objets phare »… (j’aime bien que tu parles du visiteur « en cours d’inspection »… :°))

  2. Bien entendu, regarder un tableau dans un musée, (comme écouter une musique dans un concert, etc.), c’est une activité sociale (qui relie l’individu au groupe). Cependant, regarder un tableau, c’est aussi une activité artistique. Je veux dire : une de ces activités humaines tout intimes, dans laquelle on peut considérer que l’individu se déploie en quelque sorte ‘en lui-même, par lui-même’.
    Regarder un tableau dans un musée, c’est bien une activité sociale, engageant la relation de l’individu au groupe, comme, par exemple, « jouer dans l’équipe de foot de son village », ou « faire du bénévolat dans une association », ou bien « militer pour un syndicat ». Mais, ce peut être aussi, dans une mesure relative aux besoins de chaque individu, une activité toute personnelle, qui est pleinement assumée par l’individu singulier, peut-être sous le regard du groupe, mais sans aucun besoin de son concours effectif. Ainsi, devant telle œuvre, en ira-t-il de l’émotion (ou de l’ennui) ressenti par chacun pour lui-même, mais aussi de la décision de prendre telle photographie de cette œuvre, de telle façon, à tel moment.
    Cet usage de la photographie, par les visiteurs d’un musée, est à considérer effectivement comme un de leurs comportements possibles, « socio-artistiques », parmi d’autres – quoique l’un des plus spectaculaires…

    Si j’ai été particulièrement intéressé par ce que j’ai vu le fond de l’affaire évoquée dans cet article, comme un sous ensemble de « la sociologie des activités artistiques », c’est en partie pour des raisons anecdotiques, ou, disons, toutes personnelles : je me suis trouvé des deux côtés de la barrière. Je veux dire que je suis fréquemment du côté des visiteurs (ce qui est très commun), mais que j’ai été aussi, pendant quelques années, dans un grand musée national, du côté des personnes « chargées de l’accueil du public » – comme on dit.

    Me considérant du côté des visiteurs, je regarde cette nomenclature : « photo-souvenir, photo-coup de cœur, photo-inattendue, photo-inspiration, photo-esthétisante ou photo-transfiguration ». Me référant à mon usage personnel (ce qui n’est pas une référence scientifique !), la photo-souvenir mise hors champ, il me semble que je peux passer d’un usage à l’autre de ceux ici relevés… Je veux juste dire qu’il ne faut peut-être pas tant constituer des groupes sociologiquement définis, à l’aide de l’observation des comportements ou du relevé des déclarations, que de répertorier des tendances, ou même des tentations, qui agiraient en dosages mouvants chez les uns et les autres, selon l’humeur du moment, et la disposition des circonstances…
    Si, maintenant, je me souviens de mon expérience d’observateur « professionnel » des comportements des publics dans un musée, ce que je pourrais en retenir, c’est que j’y ai vu très souvent le conflit, pourrait-on dire « structurel », entre, d’un côté, des nécessités sociales, et de l’autre des besoins tout individuels. Je pourrais même dire : des pulsions asociales. Je ne dis pas ‘anti’, mais bien ‘a-sociales’ : indifférentes à l’environnement, au groupe, aux contraintes crées naturellement d’ailleurs par la réunion de tant de gens dans un même lieu au même moment.

    Certes, c’est un fait : « la plupart des visiteurs viennent en groupe, et vivent un partage de l’expérience plutôt que la contemplation solitaire de l’œuvre ». Cependant, l’expérience de la contemplation (s’il en est une), pour être ensuite partagée, n’en est pas moins, d’abord, une affaire tout à fait privée.
    Observez le visiteur attentif – celui qui ne se contente pas de passer dix secondes à lire le cartel, et une seconde en un bref coup d’œil en direction de l’œuvre. Ce visiteur éprouve quelque chose qui ne concerne que lui d’abord. Ce n’est pas une émotion collective.
    Ensuite, que notre visiteur partage ce « quelque chose » avec ceux qui l’accompagnent dans sa visite, ou plus tard en rédigeant un article, ou bien en publiant une photo… C’est autre chose.

  3. @Patrick Guillot: Votre description (prescription?) de la contemplation du tableau (solitaire, intime, pathétique, susceptible de ‘déployer’ l’individu ‘en lui-même, par lui-même’.…) illustre à merveille la conception mystique qui fait de l’art la dernière religion des modernes, fussent-ils prétendument laïques. Imposer la préservation de cette sacralité par un comportement érigé en rituel est bien l’enjeu du débat – et la raison pour laquelle les musées de sciences, quoique sujets aux mêmes contraintes que les musées d’art, n’interdisent pas la photo.

  4. Ma description n’était bien… qu’une description, partielle, mais relative à une observation des visiteurs ‘in situ’, au long de quelques années…

    Description ici partielle, bien sûr, mais que je pourrais développer à loisir… ailleurs.
    On y verrait entre autres comment l’usage – les usages, de la photo, par les visiteurs correspondent à toute sortes d’autres types d’usages – par exemple manifestes dans le besoin de « toucher » ce qui donne envie de l’être, et qui peut l’être, ou pas !
    Loin de moi l’idée de prescrire quelque comportement que ce soit. Pour ce qui me concerne, j’ai mon usage du musée, et je respecte tous les autres – tant qu’ils ne consistent pas à me marcher sur les pieds !
    ;-)
    Je pourrais aussi montrer comment cette attitude « solitaire, intime, pathétique, etc. » elle peut être, justement tout le contraire d’une attitude mystique, fusionnelle, religieuse, etc.
    Mais cela nous entraînerait bien loin…

    C’est intéressant, cette remarque selon laquelle « l’interdiction de photographier » (que, d’ailleurs, je ne constate quasiment plus que dans les expositions temporaires, pour faire droit aux exigences des prêteurs), selon laquelle « l’interdiction de photographier », donc, serait déterminée par la « préservation d’une sacralité ». Il m’a plutôt toujours semblé que c’était pour préserver des intérêts commerciaux, d’ailleurs assez mal évalués par les marchands, je crois.

  5. Ces différents points ont fait l’objet d’un travail d’évaluation remarquable: lisez Visiteurs photographes au musée (La Documentation française, 2013), si vous voulez approfondir le sujet.

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