L’EHESS, un modèle alternatif à la logique portée par les COMUE

Je reproduis ci-dessous avec l’autorisation des auteurs un courrier circulaire diffusé sur la liste des enseignants-chercheurs de l’EHESS, signé par: Christelle Avril, Isabelle Backouche, Laurent Berger, Yves Cohen, Fanny Cosandey, Cecilia D’Ercole, Sophie Desrosiers, Klaus Hamberger, Sylvain Laurens, Michel Naepels, Juliette Rennes, Jean-Paul Zuñiga

 

Le modèle d’enseignement et de recherche de l’EHESS peut constituer une alternative à la dynamique qui impose l’université-entreprise comme standard unique. Quelques grands principes font la spécificité de l’EHESS qu’il nous semble tout particulièrement nécessaire de réaffirmer:

  • L’unité indissociable entre recherche et enseignement, fondée sur la conviction que l’enseignement est le meilleur cadre pour faire avancer des recherches en cours, et que l’exercice pratique de la recherche est la meilleure méthode pour l’enseigner. Le séminaire de recherche en est l’expression principale, y compris en master.
  • L’unité profonde entre une recherche novatrice de haute qualité et l’accessibilité de l’enseignement à toutes les couches de la société. Opposée aussi bien au conformisme académique qu’à l’élitisme scolastique, l’EHESS a toujours tiré sa richesse des parcours non-normés de ses enseignant·e·s et de ses étudiant·e·s. Son mode de recrutement par vote en assemblée et son diplôme propre, qui lui permettent de s’affranchir des critères de sélection standardisés, sont des atouts primordiaux.
  • Le lien fondamental entre la qualité de la recherche et son indépendance. Une recherche de qualité n’est possible que si elle obéit à ses propres critères, à sa propre temporalité et en suivant des affinités nouées librement, largement incompatibles avec le primat à l’affichage, à la précipitation et à la production en masse qui caractérise les indicateurs de performance managériaux. Pour défendre son indépendance, l’Ecole doit non seulement préserver sa souveraineté en matière de recrutement et de diplomation, mais aussi promouvoir une évaluation des recherches qui y sont faites et des étudiant·e·s qui se base elle-même sur une appréciation qualitative et dialogique, et non pas sur des indicateurs (notamment bibliométriques) opaques et de deuxième main.
  • L’unité cruciale entre la pratique de la recherche et sa gestion. A l’opposé d’une division — coûteuse — du travail managérial qui retire l’administration de la recherche à celles et ceux qui la pratiquent, l’EHESS s’est construite sur un modèle de gouvernance fondé sur la souveraineté de l’Assemblée des enseignants, l’élection démocratique du président ou de la présidente, ou le tirage au sort des commissions. Ce modèle ne doit pas être abandonné ; on pourrait au contraire l’étendre progressivement au-delà de la seule communauté des enseignant·e·s.
  • L’importance vitale de structures cohésives (associant personnels enseignants, chercheurs et administratifs) et durables pour une recherche solide. Au contraire d’une usine bureaucratique de projets à court terme, l’EHESS s’est construite comme un biotope (autour des centres, laboratoires, UMR, bibliothèques et services administratifs), où des projets en continuelle évolution peuvent librement interagir entre eux. Cet espace doit être défendu contre le morcellement des projets et contre la précarisation des contrats de tous celles et ceux qui le font vivre, qu’il s’agisse de chercheur·e·s, ingénieur·e·s, documentalistes ou personnels administratifs. Nous ne pouvons pas penser l’École sans réfléchir au travail et aux conditions de travail de tous les professionnels d’administration et d’appui à la recherche, et de tous nos collègues chercheurs non EHESS.

Nous sommes un certain nombre à penser que l’intégration pleine et entière de l’EHESS dans PSL (Paris Sciences et Lettres) représente une menace vitale pour ce modèle et pour son fonctionnement. La philosophie de PSL, comme elle s’exprime dans le préambule à l’accord entre chefs d’établissements du 31 janvier 2017, et sa pratique telle qu’elle a été mise en lumière par de récents messages apparaissent en effet diamétralement opposées à certains des éléments que nous venons de rappeler : PSL s’attache ainsi à former « des savants capables de s’adapter au monde nouveau » afin de « répondre aux attentes de la société et de l’économie », à « repérer les meilleurs étudiants partout où ils se trouvent » et à « obtenir une reconnaissance internationale par la présence dans les grands classements internationaux ». Cette obsession managériale pour l’adaptabilité, la sélectivité et la visibilité ne correspond aucunement aux priorités de l’EHESS, qui s’est attachée depuis sa fondation à des valeurs, des objectifs et des pratiques tout autres : une formation d’esprits critiques et indépendants, un enseignement de haute qualité accessible à toutes et tous, une recherche empirique solide et originale qui refuse la médiocrité vantarde du marketing scientifique, la conviction que les sciences sociales doivent rester libres pour conserver leur rôle social.

En dépit de cette profonde contradiction avec ses propres principes, l’EHESS a été conduite, au rythme de promesses flatteuses mais déjà déçues, sur le chemin de la politique managériale. Comme plusieurs voix l’ont fait entendre, le choix entre le statut de membre plein et celui d’associé dans PSL est décisif, car seul le statut d’associé nous garantira l’autonomie budgétaire et statutaire dont l’EHESS a besoin pour défendre un autre modèle de recherche et d’enseignement. Ce modèle est indissociable de la collégialité démocratique auquel la gouvernance de PSL qui nous est proposée cherche à mettre un terme en nous plaçant sous la direction de managers professionnels ou d’universitaires devenus tels. Nous pouvons éviter cette nouvelle étape historique de la prise du pouvoir du management sur les activités que nous gérons, en choisissant librement les composantes scientifiques de notre association aux autres acteurs de PSL, plutôt qu’en acceptant que des règles de gestion et des appareils administratifs deviennent des fins pour eux-mêmes.

Par notre choix pour l’association et contre la pleine intégration-dissolution dans PSL, le combat ne fera cependant que commencer : le statut d’associé ne constitue une option viable que si l’ensemble des membres de l’EHESS se mobilise. Cette mobilisation impliquera surtout un engagement collectif à même d’insuffler une nouvelle vie au modèle scientifique et pédagogique de l’EHESS : enseigner la recherche par la recherche, permettre des parcours non conformes, apprécier le projet plus que le statut. Ces valeurs ne se défendent que dans la mesure où elles se pratiquent.

Si le modèle de l’EHESS vaut d’être ainsi défendu, ce n’est pas comme marqueur de distinction, mais comme source de réflexion alternative sur l’enseignement supérieur en général, en lien avec d’autres établissements en France et à l’étranger. Il est indispensable que le temps de réflexion de la campagne pour l’élection de la présidence de l’EHESS, et la proximité des échéances relatives à la définition des liens entre l’EHESS et PSL, nous permettent de débattre de tous ces points.

Christelle Avril, Isabelle Backouche, Laurent Berger, Yves Cohen, Fanny Cosandey, Cecilia D’Ercole, Sophie Desrosiers, Klaus Hamberger, Sylvain Laurens, Michel Naepels, Juliette Rennes, Jean-Paul Zuñiga

2 réflexions au sujet de « L’EHESS, un modèle alternatif à la logique portée par les COMUE »

  1. Extremement instructif et interessant. Je comprends maintenant pourquoi tant de chercheurs qui publient des recherches interessantes, (Je n’ai pas fait des etudes de sciences sociales mais je pense immediatement a Marie-Claude Mahias, Annie Montaut, Marc Hatzfeld…) non seulement des papiers scientifiques mais des recherches qui sont publiables comme livres, lisibles au-dela du cercle des specialistes mais par le public en general, et qui enrichissent et approfondissent la culture en general, qui sont utiles et benefiques a l’intelligence collective et a nous tous, sont enseignants a l’EHESS: Ce sont des enseignants-chercheurs. Continuez a defendre la veritable excellence de la recherche en France, qui se juge par sa pertinence, et pas par l’arrogance et la pedanterie qui se cachent en general derriere ce mot « excellence » lorsqu’il est reduit a un paravent!

  2. Merci pour ces encouragements. A noter toutefois que l’«excellence» est un élément de langage gouvernemental qui a pour but de justifier une politique de coupes budgétaires. Comme pour les établissements hospitaliers, cette politique accentue la mise en difficulté des structures les plus fragiles ou les moins performantes, comme les petites universités de province, et privilégie les établissements déjà les mieux dotés, dans une logique de tri imparable (à quoi bon soutenir ce qui n’est pas «excellent»?). A ceci près que, selon les critères ministériels, l’«excellence» est située aujourd’hui beaucoup plus à Sciences Po qu’à l’EHESS. Mieux vaut laisser aux technocrates ce terme qui n’a aucun sens du point de vue scientifique.

Les commentaires sont fermés.