A l’envers du selfie

Alexandre Benalla n’a pas de chance. Victime de son goût pour la pose au mauvais moment, après avoir été immortalisé en tabasseur de passants, il se fait épingler par Médiapart pour avoir brandi une arme à feu à l’occasion d’un selfie, effectué à Poitiers le 28 avril 2017, en pleine campagne électorale du candidat Macron. Une image qui contredit ses déclarations confuses devant la commission d’enquête du Sénat, où le fier-à-bras avait tenté de minimiser son penchant pour l’action.

Magnifique exemple de punctum, hommage involontaire au “Gun” de William Klein cité par Roland Barthes, le document récupéré par Médiapart présente également l’intérêt de renverser la figure du selfie, masquant le visage à l’origine de l’arrangement, et annulant l’effet de proximité initialement recherché. On comprend fort bien que ce traitement éditorial est destiné à protéger l’identité de la jeune femme, que sa confidence photographique expose au yeux de tous.

Mais cette opération si visible de mise en retrait, qui rappelle le découpage ostensible des images de terroristes dans les pages de Libération, pointe aussi du doigt l’évolution récente qui affecte l’iconographie des personnes dans l’espace public.

En contradiction avec les principes de la revendication publique, l’exemplaire autocensure manifestée par le mouvement étudiant du printemps dernier a frappé les esprits, à la manière d’un signal. A la décharge des étudiants, la montée des violences policières et une politique délibérée de recherche de l’affrontement fournissaient des causes objectives à la défiance.

Commune libre de Tolbiac, 05/04/2018.

Cette mise en scène paradoxale n’est pourtant pas un exemple isolé. On peut désormais apercevoir sur les réseaux sociaux des photos de bébés ou d’enfants délibérément protégés par un sticker, ou encore l’image de passants eux aussi masqués grâce aux applications de correction d’images sur Facebook ou Twitter.

Comparable aux reportages d’actualité, qui protègent les témoins ou les complices d’activités illégales par le floutage ou le décadrage, cette éditorialisation témoigne d’un souci nouveau de protection de l’identité et de respect du consentement, dans le contexte des médias sociaux. Après la phase de découverte du partage numérique, marquée par une présentation de soi insouciante dont le selfie fournit l’emblème, la prise de conscience des dangers de l’exposition publique a profondément modifié le rapport aux technologies de l’information.

Floutage, « La Brigade », NT1, 18 octobre 2014.

Accoler selfie et masquage, comme le fait Médiapart, caractérise ce moment du retournement de l’exposition de soi, qui a conduit à analyser la première période du partage numérique comme celle de la manifestation des identités. Depuis, l’expérience de la conversation et l’intériorisation d’un regard social a normalisé la communication à la manière d’un Surmoi.

Les usagers s’adaptent aux nouveaux risques, restreignent la diffusion des contenus confidentiels aux messageries privées, et livrent moins d’eux-mêmes sur l’agora des réseaux sociaux. Les précautions nouvelles dans la manipulation des images, de la part des professionnels aussi bien que des particuliers, sont un puissant indicateur de cette mutation.

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5 réflexions au sujet de « A l’envers du selfie »

  1. j’espère que la serveuse, comme dans la photo de Roland Barthes, sourit à son exposition – pour le reste, on remarque cette évolution sur le chemin de l’anonymat (d’où vient donc ce selfie avec le fier-à-bras ?) (ne parlons même pas des deux autres « garde du corps » de ce micron qui fait, aujourd’hui, son Daladier à l’ONU)

  2. @PdB: On peut en effet remarquer la différence de traitement éditorial, de la part de Médiapart, entre la jeune femme, à l’origine de l’image, et les autres participants. N’aurait-on pas dû étendre la protection du floutage aux deux autres hommes de main qui, à la différence de Benalla, sont des anonymes? L’absence de masquage les désigne-t-elle comme des coupables? Et si oui, de quoi?

  3. Avant c’était Roland Barthes qui nous disait ce qu’il fallait regarder dans la photo en la légendant par son commentaire. Mais on pouvait faire de la résistance.
    Maintenant que l’on gouache tout, est-ce encore vraiment nécessaire de montrer la photo ? Si Média part n’a pas dissimulé les 2 comparses, c’est peut-être juste parce que cette photographie serait devenue un gag, et que ce n’était pas cette dimension du personnage qu’ils voulaient mettre en avant.

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