Pourquoi sourit-on en photographie? On a longtemps cru qu’il ne s’agissait que d’un problème de temps de pose. Mais derrière cette question simple se cache une énigme passionnante: une évolution restée longtemps invisible, à la croisée de l’anthropologie et de l’histoire visuelle. Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, la photographie n’a fait que prolonger les conventions du portrait peint, où une mine sérieuse exprime la maîtrise des émotions en public. L’arrivée du cinéma muet impose de nouvelles règles. Intensifiée par l’effet de loupe du gros plan, l’expressivité du visage devient une clé de la narration visuelle. A partir des années 1930, le succès de cette formule la fait adopter en photographie. L’alliance de l’authenticité et de la lisibilité alimentent l’essor de l’illustration de presse. Dans le portrait, le visage souriant apparaît comme le garant d’une sociabilité moderne et égalitaire. Du moins en apparence: marqueur d’une mutation de la présentation de soi dans l’espace occidental, le sourire forcé de la pose photographique n’est plus l’expression d’une émotion, mais un signe de communication normalisé. Il incarne la nouvelle influence des images, dans un monde de plus en plus médiatisé.
André Gunthert est historien des cultures visuelles, enseignant-chercheur à l’EHESS. Il est spécialiste des médias d’enregistrement, de l’édition illustrée et des cultures populaires contemporaines. Il a publié ou dirigé une dizaine d’ouvrages et fondé la première revue scientifique francophone consacrée à l’histoire de la photographie (Études photographiques, 1996-2017). Militant de l’éducation à l’image, il a notamment étudié la construction narrative des images médiatiques, le tournant de l’authenticité documentaire ou le basculement vers l’image numérique (L’Image partagée. La photographie numérique, Textuel, 2015). Ses recherches récentes portent sur la politisation de la visibilité.