Les deux portraits de Portrait de la jeune fille en feu

Portrait de la jeune fille en feu (Céline Sciamma, 2019) est un film consacré à une histoire d’amour qui dure le temps de la réalisation d’un tableau. Ou plutôt de deux, de trois, ou même de quatre – sans compter les nombreuses esquisses inspirées par le personnage d’Héloïse (Adèle Haenel) à la peintre Marianne (Noémie Merlant). Et puisque le titre du film est aussi celui d’un de ces tableaux, on devine que l’artiste sert de miroir à la réalisatrice. A l’âge du male gaze (regard masculin) et de la remise en cause des systèmes de visibilité, Portrait de la jeune fille en feu est aussi, exemplairement, un film qui interroge la représentation, et ouvre la voie à un renouvellement de l’approche des images.

Rien d’étonnant. Le féminisme est l’un des principaux lieux de la réflexion contemporaine où se redéfinit la visibilité. Pour de nombreux critiques, la description du male gaze, proposée en 1975 par Laura Mulvey, qui révèle les effets de la domination masculine au cœur du cinéma hollywoodien, reste un objet de scandale ou d’inquiétude1. Dès sa publication, son article suscite la polémique, notamment sur la division des publics suggérée par les mécanismes d’identification. L’hypothèse d’un regard masculin entraîne celle, symétrique, d’un regard féminin, ou d’autres formes de réception2.

Le film de Céline Sciamma s’inscrit ouvertement dans la recherche d’une alternative à la visibilité dominante. Dans le récit, celle-ci est mise en scène par le refus initial de l’héroïne de se soumettre à l’exercice du portrait. Cette image s’inscrit dans le cadre d’un projet matrimonial, qui doit unir Héloïse à un prétendant milanais, destinataire de l’œuvre. Au début du film, nous apprenons qu’un premier tableau a été commandé à un peintre, mais que celui-ci s’est heurté à l’opposition de la jeune femme. L’essai issu de cet échec est figuré par un portrait où manque la tête, remplacée par un brouillard indistinct.

Marianne est donc la seconde artiste à laquelle la famille fait appel. Présentée à Héloïse comme une dame de compagnie, elle a pour tâche de tenter de réaliser un portrait en l’observant à la dérobée. Ce deuxième tableau, dont le spectateur observe les progrès, trahit donc un abus de pouvoir, et outrepasse le refus de consentement par la dissimulation et la tromperie.

Mais au cours des conversations entre les deux femmes, une relation se noue. A l’achèvement du deuxième portrait, Marianne décide de dévoiler son entreprise à son modèle, et lui montre le tableau. Celui-ci est jugé raté par Héloïse et sera finalement détruit par la peintre d’un coup de torchon rageur, qui en efface à nouveau le visage. Mais au lieu de mettre fin à l’échange, cet échec le relance. Marianne propose de peindre un autre portrait, cette fois avec le consentement d’Héloïse. Celle-ci accepte de poser. Une deuxième séquence narrative s’engage, qui entremêle la réalisation du tableau avec le développement d’une relation amoureuse.

Ce troisième portrait, dont le spectateur voit le résultat, ne diffère pas sensiblement, dans son style et dans sa pose, des deux précédents. Et pour cause: les trois tableaux sont l’œuvre d’une même artiste, Hélène Delmaire, autrice pour la production de ces versions successives, qui leur donne un style réaliste moderne, très éloigné des canons picturaux du XVIIIe siècle. Pourtant, derrière cette apparente similarité, tout a changé. La commande est devenue expérience partagée. Le consentement à la pose a transformé la destination de l’œuvre, qui n’est plus l’instrument d’un mariage imposé, mais le théâtre de la rencontre des deux femmes, bulle de temps utopique à l’abri du monde.

Plusieurs autres épisodes visuels viennent confirmer cette métamorphose. Alors qu’Héloïse est endormie, Marianne dessine à la lueur des bougies une esquisse de son amie. Celle-ci se réveille, et manifeste par un sourire son accord à cette pose volée. Sous les regards complices des deux femmes, le portrait quitte l’espace professionnel pour devenir une marque d’intimité.


Une partie du récit se consacre aux tentatives d’interruption de grossesse de la jeune servante Sophie (Luàna Bajrami). Après l’intervention d’une faiseuse d’anges, Heloïse propose à Marianne de représenter le reenactment de l’avortement, qu’elle mime avec Sophie en s’écriant: «Nous allons peindre!» La répétition par l’image permet de reprendre le contrôle d’un événement traumatique, et l’acte pictural apparaît non comme le geste exclusif de l’artiste, mais comme une création collective.

Cette collégialité s’étend au troisième portrait d’Héloïse, qui devient imperceptiblement œuvre commune. Une fois le tableau achevé, Marianne le reproduit sous la forme d’un médaillon qu’elle réserve à son propre usage. A la demande de son modèle, elle exécute son autoportrait nue sur une page de livre, se prêtant à la réciprocité de la pose. La commande asymétrique d’un document matrimonial a cédé la place à la figure amoureuse de l’échange des portraits.

Ce partage marque la fin de l’utopie et la séparation des deux femmes. Mais la relation sentimentale se poursuit dans le souvenir et dans l’image. Lorsque Marianne expose un tableau au Salon quelques années plus tard, elle découvre un portrait de son ancienne amante, mariée et mère d’une fillette. Comme un message adressé en secret, Héloïse tient un livre entrouvert à la page 28, celle où l’artiste avait dessiné son autoportrait.

Si le film de Céline Sciamma ouvre à une alternative au male gaze, celle-ci excède les formes habituelles de l’analyse iconographique. Du point de vue du dispositif, rien ne distingue les deux portraits d’Héloïse par Marianne. La légère différence dans la pose et le rendu du visage, de face et plus souriant, puis de trois-quart et plus sérieux, ne restitue pas son changement de statut – de la commande imposée au partage amoureux. Le réseau dense d’interactions qui sépare les deux versions n’est pas accessible à la recherche de signes dans l’image. C’est par les relations qu’entretiennent entre eux et avec l’image les acteurs de sa production que celle-ci peut être vue comme un assujettissement ou une émancipation. La proposition de Portrait de la jeune fille en feu est celle d’une esthétique relationnelle, fondée sur l’histoire et sur l’expérience, dont le tableau n’est qu’une étape, un fragment, un témoignage passager.

Cette proposition s’inscrit dans l’héritage du male gaze, défini par une approche relationnelle, et non une simple sémiologie du voyeurisme, qui n’est que la partie émergée d’une mécanique plus complexe de projection imaginaire et de moralisation des comportements. Pour accéder à cette lecture, il faut interroger les conditions de production et de réception des images, les intentions des producteurs comme le degré de consentement ou de contrôle des sujets représentés. C’est aussi à partir de la prise en compte des relations tissées entre producteurs, sujets et spectateurs que peut naître un genre comme le portrait, qui incarne exemplairement par un eye contact entre le modèle et ceux qui le regardent ce lien qui excède la seule visibilité, mais traduit de manière plus fondamentale un état contractuel entre les actants réunis par l’image.

Par l’esthétique relationnelle, Portrait de la jeune fille en feu répond à la question du rapport entre représentation et domination, qui hante aujourd’hui les interrogations sur la visibilité. Si la plupart des usages professionnels de l’image s’adossent à des hiérarchies sociales, ce n’est pas le dispositif qui prive les sujets de tout contrôle sur la représentation, mais bien l’économie relationnelle qui l’encadre. Ce qui signifie que la production des images n’est pas nécessairement prisonnière du piège du male gaze, ou de toute autre forme d’objectivation. L’alternative à une vision normative se construit par les rapports qu’entretiennent entre eux producteurs, sujets et spectateurs, et qui peuvent s’appuyer sur des choix librement consentis et sur le respect des individus. Mais si ce qui fonde le rapport à l’image n’est pas visible à sa surface, alors nous avons besoin du récit des conditions dans lesquelles elles ont été produites pour juger de leur sens et de leur valeur.

  1. Laura Mulvey, «Visual Pleasure and Narrative Cinema», Screen, 16/3, automne 1975, p. 16-18; «Plaisir visuel et cinéma narratif» (trad. de l’anglais), Au-delà du plaisir visuel. Féminisme, énigmes, cinéphilie, Paris, Mimésis, 2017, p. 33-51. []
  2. Iris Brey, Le Regard féminin. Une révolution à l’écran, Paris, éd. de l’Olivier, 2020. []

4 réflexions au sujet de « Les deux portraits de Portrait de la jeune fille en feu »

  1. Je suis d’accord avec votre dernière phrase.

    Elle me fait penser liminairement à ce qu’écrivait, Daniel SCHNEIDERMANN, dans son ouvrage, publié chez Fayard, en 1994, « Arrêts sur images », à propos du film « Germinal » de Claude BERRY.

    Il est possible de déduire, de sa chronique, une analyse filmique subjective du cinéma et non objective « Germinal jetait brutalement le poids d’un siècle entier d’histoire sur les derniers communistes survivants. Il les poussait, comme dans un tombeau, vers leur nouveau statut : gardiens conservateurs d’une civilisation fabuleuse, de l’Atlantide ouvrière à jamais engloutie. » (p. 51).

    Je ne sais ce que vous pensiez de l’émission « Cinémas » de Serge MOATI, qui avait remplacée la regrettée « Ripostes ». Lors de sa diffusion en direct, un Samedi 11 septembre, il avait demandé à ses invités ce qu’ils faisaient le 11 septembre 2001. Claude LELOUCH disait qu’il « était en train de monter un film ».

    Je crois que Monsieur MOATI essayait de se démarquer de l’ensemble des critiques cinématographiques dans lesquelles il est possible d’inclure « Les Cahiers du cinéma » et « Positif ». Il ne voulait pas que ses invité(e)s, selon ses mots, disent, que « le tournage était génial » ou « je me suis bien entendu avec toute l’équipe » comme il est possible de l’entendre dans les JT.

    Cela voudrait dire que la critique cinématographique devrait changer intégralement en permettant de montrer de manière approfondie le message que le réalisateur et le producteur souhaitent passer en analysant quelques plans déterminés.

    Par exemple, Bertrand TAVERNIER, dans « L’Horloger de Saint-Paul », souhaitait montrer, notamment, la dureté de la République pompidolienne.

    Cela était raconté par Guillemette ODICINO, journaliste à « Télérama » dans son émission cinématographique estivale « On s’fait des films », diffusée sur les ondes de France Inter. En 2017, cette émission durait deux heures. Durant la première heure, elle racontait, la création d’un film avec des invités. Ce fût le cas, par exemple, de « 120 battements par minute » de Robin CAMPILLO.

    Durant l’heure suivante, elle racontait le parcours d’une actrice ou d’un acteur voire même d’un technicien. A cet effet, l’aspect pompidolien du premier film de TAVERNIER était évoqué durant le parcours de Philippe NOIRET.

    Dans le DVD, TAVERNIER et NOIRET racontent le tournage et les difficultés rencontrées avec les producteurs avant de trouver Robert DANON pour le produire. Néanmoins, l’aspect pompidolien n’est pas raconté.

    D’ailleurs, Dominique BESNEHARD, dans « Place au cinéma », sur France 5 les lundis soir raconte simplement et très brièvement le film qu’il présente avec la présence des actrices et des acteurs et les secrets du tournage.

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