Les faux débats de l’IA

Cédant au goût des paniques morales, Télérama nous alerte, dans son numéro du 11 novembre dernier, sur les «fausses images» générées par l’intelligence artificielle (IA). L’illustration choisie pour documenter cette entrée dans l’«ère de la manipulation» n’est autre que l’image cocasse du pape François en doudoune – un exemple qui prouve …qu’on n’a pas encore grand chose à se mettre sous la dent en matière d’imposture.

Pendant ce temps, un post sur Facebook du designer Etienne Mineur malmène une publicité de l’Office du tourisme de Chamonix diffusée dans le métro, en soulignant le slogan hâbleur de l’affiche: «Image générée par l’IA, sublimée par l’homme». Sa critique de la «très mauvaise utilisation des IA» lance un débat nourri entre spécialistes de l’illustration.

Face à une image désignée comme artificielle, la première réaction est de s’indigner du recours à l’IA alors qu’il y a «des tonnes de magnifiques photos libres de droits» du Mont Blanc. Même si certains admettent que «des renards assis contemplatifs dans la neige, en photo animalière, c’est chaud», on estime volontiers qu’il aurait été préférable de réaliser cette affiche à partir d’images optiques. On critique «la flemme» de l’Office du tourisme, accusé d’avoir court-circuité les graphistes professionnels pour de basses raisons d’économie. Cet accueil désapprobateur s’étend rapidement à la composition elle-même: «Il n’y a absolument rien qui va dans cette affiche». Une autre estime que «toutes les oppressions ou presque sont lisibles dans cette pub, sexiste (…), mais aussi domination de l’humain sur la nature, sociale», etc. Le caractère fictionnel de l’IA invite au pessimisme décliniste: «“Il faut le voir pour le croire” ne signifie plus rien aujourd’hui, et à mon sens c’est le début de nombreuses dérives…» Un critique complète, tongue in cheek: «Peut-être qu’il n’y a plus de neige à Chamonix mais un paysage désolé et désolant, et que seul le virtuel peut continuer à maintenir le rêve».

Un bel échantillon de discussion, qui résume l’essentiel des griefs adressés à l’image synthétique. S’agissant d’une affiche publicitaire, la même composition aurait-elle provoqué la critique si elle avait été réalisée sous forme graphique? En aucune façon car le dessin, quoique fictionnel, est une pratique reconnue, qui ne prétend pas à la reproduction du réel. Le problème de l’IA, pense-t-on, est de contrefaire le réalisme photographique, suscitant ainsi un risque de confusion qui n’existe pas pour les arts graphiques. Pourtant, l’image publicitaire alimente depuis longtemps ce brouillage des repères par le recours à diverses formes de photoréalisme. L’affiche de l’office du tourisme de Chamonix n’aurait pas été moins fictionnelle, ni prêtant moins à confusion, si elle avait été réalisée par le biais du photomontage. En dépit des apparences, ce n’est donc pas le caractère artificiel qui suscite à lui seul la critique, mais l’absence d’un cadre social et esthétique qui permettrait d’appréhender la nouvelle imagerie.

Une vérification plus approfondie permet de relativiser l’essentiel des critiques, tout en restituant le contexte d’usage des images générées: non pas celui des deepfakes ou des manipulations abusives, mais celui des pratiques d’illustration. L’Office du tourisme de Chamonix a bel et bien passé commande auprès d’une agence pour la réalisation de cette campagne: l’IA est donc un outil de production visuelle déjà pleinement intégré à l’exercice professionnel. Dans ce cadre, on retrouve les réflexes de composition traditionnels: le visuel du Mont Blanc est une véritable photographie, ajoutée par photomontage derrière le premier plan – l’IA s’étant révélée incapable de produire une image synthétique ressemblante de la célèbre montagne. On notera que ce type de modification est tout à fait représentatif de l’usage professionnel des images générées, qui impose des corrections ou des adaptations par le biais d’outils de retouche classiques.

Parmi les options de la campagne, la seule à sortir des sentiers battus est la mise en avant du recours à ChatGPT pour la sélection des mots-clés ou celle des images générées pour les visuels – une démarche tout à fait volontariste de la part de l’Office du tourisme, restituée par le slogan, qui vise à augmenter la visibilité de la campagne en surfant sur la nouveauté. Comme pour toute image de publicité, on peut discuter les choix effectués, mais il faut bien reconnaître la cohérence d’ensemble du projet, et une qualité de réalisation qui respecte les règles du genre. L’exploitation du motif du personnage de dos, nouveau standard de la vue de paysage sur Instagram, épinglé par l’émission Le Dessous des images, atteste d’un travail d’élaboration esthétique en phase avec les tendances en vogue.

A l’opposé des paniques sur l’image générée, ce qui frappe dans ce cas emblématique est finalement l’aspect parfaitement ordinaire du résultat, qui aurait pu être réalisé en photomontage sans changer d’apparence. L’IA permet de gagner du temps et probablement de réduire le budget, mais ne bouleverse pas l’esthétique de l’affiche. Elle s’inscrit au contraire très sagement dans les clous de l’illustration publicitaire.

En revanche, sur le plan de la réception, ce que la discussion sur les IA manifeste, c’est la réduction du débat à l’opposition entre images optiques, réputées authentiques, et images générées, dites «fausses» (au lieu de fictionnelles). Cette confrontation évacue d’un trait de plume tout le champ de l’illustration, mais aussi celui de la fiction – forme légitime des productions culturelles, qui ne doit pas être confondue avec le faux ou le mensonge. Dans la discussion sur les IA, tout se passe comme si nous avions oublié qu’il existe un vaste domaine où la photographie, à l’instar du cinéma, est mise au service de la fiction.

Fortement biaisé par cette omission, le face-à-face du vrai et du faux repose sur l’opposition des technologies (photo vs IA). Une vision qui ne tient aucun compte de la diversité des pratiques, mais reproduit le récit fondateur de l’invention photographique – qui explique la vérité de l’image par sa seule dimension technique. C’est ainsi que la critique des IA comme tromperie, tout en prétendant annoncer une ère nouvelle, reste fidèle à la culture de l’authenticité héritée de la photographie.

5 réflexions au sujet de « Les faux débats de l’IA »

  1. En effet, confondre l’image indicielle, journalistique ou documentaire, et l’image iconique ou symbolique de la publicité est… confondant, que cette image soit ou non une production photographique optique (analogique ou numérique).

    Les images de l’Office du tourisme de Chamonix sont des publicités. Cela importe donc peu qu’elles soient des dessins, des photographies, des imagénérées ou des montages de différents modes. L’important c’est qu’elles contiennent, sous quelque forme que ce soit, les composants du message: contempler la nature en étant à ses côtés, avec elle.

    Cela dit, l’évidence de l’improbabilité de la présence des animaux sur les images ne dupera probablement personne tant nous sommes habitués à l’invraisemblance des images cinématographiques tout en adhérant (si le scénario n’est pas trop mauvais) aux univers fictionnels proposés. Il est donc probable que l’évidence fictionnelle, le tripotage iconique, qui pourrait s’apparenter à une trop évidente quoique légère malhonnêteté, nécessite un contrepoint de probité. Le slogan «Image générée par l’IA, sublimée par l’homme» est donc peut-être là à dessein: « Vous avez vu que mon image est fausse mais j’ai l’honnêteté de vous le dire ». En exprimant cette honnêteté, le producteur fait amende honorable et rachète son péché de mensonge, ce qui sert sa cause, vendre l’honnête produit qu’est Chamonix-Mont-Blanc, tout en escamotant la question de la production visuelle et de la diversité des pratiques qui n’ont aucun intérêt dans le domaine de la publicité.

    Le débat ne devrait donc pas porter sur une quelconque « fausseté » des images publicitaires qui, par définition, sont fictionnelles et donc pleinement vrai par leur destination, mais sur l’usage de l’IA comme argument promotionnelle.

  2. Après avoir lancé dans les années 90 la série « Les Dessous des cartes », la Chaîne franco-allemande Arte diffuse depuis l’année dernière « Le dessous des images ». Dans une capsule diffusée la semaine dernière intitulée « Les candidates métamorphosées » des affiches réalisées à des mois d’intervalles de candidates du parti Égalité-Europe-Écologie sont présentées, analysées avec des gros plans accompagnés d’explications esthétiques. Le constat est sans appel, les modifications sont si flagrantes et vigoureuses que les images ne ressemblent plus aux candidates auxquelles elles devraient naturellement coïncider. Et pourtant, on n’a utilisé ni un algorithme ni une intelligence artificielle, mais le classique logiciel de retouche d’images. Comme je l’ai dit dans un commentaire à propos d’un autre article ici même, il nous faut nous pencher sur l’intention des commanditaires de l’image produite. Si une candidate commence à mentir sur son image dès l’affiche électorale, alors on peut très bien douter de ses qualités politiques et de ses principes déontologiques. 
    Pour ce qui est de l’affiche de l’Office du tourisme de Chamonix, ce qui m’a interpellé, c’est la mention bien en vue :  » Image générée par IA et sublimée par l’homme » qui vient informer le lecteur de la manière dont l’image a été conçue. Au fait, combien connaissent ce que  » AI  » veut bien dire parmi ceux qui vont rencontrer cette affiche ? La mention, a-t-elle été ajoutée pour éviter d’être qualifiée de  » publicité mensongère  » ou de  » pratiques commerciales trompeuses  » selon le Code pénal ? Le législateur, pour ne pas restreindre le potentiel d’imagination des boites de communications et ne pas vider les réclames d’une grande part de leur champ d’activité, a distingué une publicité mensongère d’une publicité manifestement  » exagérée « . En réalité, c’est l’intention de tromper qui permet de qualifier une publicité de mensongère. Une publicité manifestement exagérée peut donc être licite si elle n’a pas la volonté de tromper. Par exemple, elle met un de ses produits dans une situation surréaliste. Elle ne se veut pas réaliste, donc il n’y a pas d’infraction (1).

    Si les affiches électorales où les candidates de « Égalité-Europe-Écologie » sont trop « rajeunies » pourraient tomber sous le coup de la loi, la réclame où des animaux sauvages viennent regarder le paysage aux côtés de vacanciers est tout à fait légal. Tout donc revient à chercher les intentions, abuser ou faire rêver ?

    (1) https://www.groupama-pj.fr/publicite-mensongere-tout-ce-que-vous-devez-savoir/

  3. Moi ce qui m’interroge c’est que ce genre d’image est parfaitement réalisable sans ia, avec uniquement une maîtrise correcte de photoshop.
    Donc l’idéologie se cache non pas dans le fait d’utiliser l’ia mais dans celui d’en faire un argument publicitaire : l’ia est selon celles et ceux qui ont composé l’image gage de « modernité ». Mais évidemment et toujours dans une visée purement idéologique, il convient de remettre l’homme au centre »…

  4. L’IA va bouleverser l’esthétique de l’affiche parce qu’elle permet de « gagner du temps et de réduire le budget ». Des idées qui supposaient le budget des constructeurs automobiles peuvent être mises en images aujourd’hui pour des collectivités locales.
    Ces images vont donc se multiplier de façon exponentielle et se banaliser.
    Est-ce que de ce fait les images optiques vont perdre leur statut ou est-ce qu’il sera paradoxalement renforcé par l’opposition d’un supposé vrai (la photo) à ce qui ne serait qu’un artifice (l’I.A.), je n’en ai pas la moindre idée :-).

  5. @Marcol, @Hamideddine Bouali, @Marc Tertre: La véritable nouveauté que présente cette affiche est en effet la mise en avant du recours à l’IA, via son slogan. Mais comme le dit Marcol, une image de publicité n’est pas «mensongère», mais fictionnelle. La mention «Image générée par l’IA» n’est donc pas un remords de communicant ou une précision imposée par la loi, mais au contraire le choix délibéré d’afficher la modernité de la campagne.

    On peut noter à cet égard que la réception des technologies IA est aujourd’hui largement clivée entre un camp pro-tech, promoteur de la nouvelle bulle et favorable à son développement, et le camp opposé, hostile à toute utilisation des IA. Il n’est pas étonnant que l’accueil de l’affiche de l’OT dans un cercle de photographes s’oriente plutôt vers la seconde option, mais je dois préciser qu’il existe aussi des réactions plus mesurées, comme par exemple celle de Thierry Meneau sur FB («il faut défendre avec force la photo et les auteurs mais le marché bouge avec l’IA et vouloir à tout prix faire travailler des photographes là où l’IA les supplante peu à peu c’est déjà un débat presque dépassé»).

    @Dehesdin: Au sujet de la valeur de vérité des images optiques, j’observe que la question n’est pas nouvelle, et qu’on a déjà assisté à un premier round de ce débat depuis l’arrivée de Photoshop. On ne sait pas encore quelle sera la conclusion de ce 2e round, mais on peut constater que la question a été tranchée en faveur de la valeur de vérité dans le 1er (quand bien même la fictionnalisation des images a effectivement largement progressé).

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