Comment lisons-nous les images? Les imageries narratives

Résumé (English version, pdf). Examinant les logiques interprétatives du visuel à l’œuvre dans la culture populaire, cet article propose de reconnaître comme un outil heuristique le processus de formation de groupes iconographiques, dénommées imageries narratives, sur le modèle de l’identité narrative de Paul Ricœur. Ensembles dynamiques générés par le succès commercial d’une représentation, ces imageries se caractérisent par une productivité identifiée comme un signal social, un effet de norme. Leur association en contexte avec des signifiés ou un récit implicite les distinguent des circulations des motifs graphiques, et permettent de les employer comme clé de lecture d’images isolées. Les fameuses images « qui valent mille mots », caricatures de presse, publicités ou photographies de reportage iconiques, sont autant d’exemples de ce mode interprétatif par corrélation avec l’imagerie correspondante. L’itération constitue le prototype en source, et substitue à la référence externe à laquelle est supposée renvoyer l’image un principe d’autoréférentialité iconique qui autonomise son sujet. La capacité des imageries narratives à imposer leur propre registre de significations peut contribuer à éclairer des élaborations comme les Mythologies de Roland Barthes ou La Société du spectacle de Guy Debord, qui ont pour point commun de cibler la production visuelle des industries culturelles, en soulignant le caractère omniprésent de représentations issues du marché, mais aussi leur cohérence idéologique.

Preprint, “Comment lisons-nous les images? Les imageries narratives”, in Gil Bartholeyns (dir.), Politiques visuelles, Dijon, Presses du réel, 2016, p. 219-234.


Les études visuelles se déploient aujourd’hui largement dans les domaines de l’anthropologie, des études de genre, des études culturelles, historiques, médiatiques ou de psychologie sociale, en particulier comme ressource des analyses de construction d’identité. En s’éloignant des savoirs spécialisés qui structuraient autrefois l’approche des images, ce déploiement s’effectue au prix d’un renoncement à l’outillage formaliste, et souvent d’une réduction du rôle des documents visuels à celui de supports illustratifs d’un discours qu’ils ne feraient que confirmer ou prolonger.

S’il est vrai que les images ne peuvent exister dans l’espace social en dehors d’un cadre d’intelligibilité plus large, où elles cohabitent avec de nombreuses autres formes culturelles, leur rôle est plus complexe que cette simple figuration. Une caractéristique des productions visuelles des industries culturelles, que l’histoire de l’art rechigne à étudier, est l’existence de formes plurielles, où le document unitaire est perçu comme articulé à des ensembles plus vastes. Cette articulation, qui modifie fondamentalement l’ensemble des paramètres de l’analyse, confère aux images des traits qui ont parfois été assimilés à des «forces» mystérieuses, pensées comme des propriétés spécifiques du visible1. Je propose d’y voir plutôt l’application de modèles sociaux, dont découle la «puissance» supposée des images.

L’imagerie, une économie visuelle: la dinomania

Il n’existe que très peu de travaux analytiques consacrés à de grands ensembles iconographiques issus de la culture populaire. Le plus important est l’ouvrage The Last Dinosaur Book, de W. J. T. Mitchell, qui propose d’aborder comme une production culturelle spécifique le vaste groupe des images constitutives de la dinomania, ou vogue des dinosaures. Outre son développement américain au cours du XXe siècle ou ses liens avec la culture scientifique, l’intérêt particulier de cette exploration repose dans la nature projective d’un corpus exclusivement formé de reconstitutions. Personne n’ayant jamais vu un dinosaure vivant, les images de ces animaux sont «des produits de l’imagination créative, assemblés à partir de fragments et augmentés de spéculations sur la couleur de la peau, les formes, les sons ou les mouvements2

Les questions qui intéressent Mitchell portent sur les significations de l’iconographie plus que sur sa nature. Ce sont ces significations qui sont supposées alimenter le déploiement en tache d’huile des productions culturelles à partir du site initial de la recherche scientifique. S’il est indéniable que les traits propres aux dinosauriens, comme leur grande taille ou leur extinction, stimulent l’imaginaire, l’économie de leur représentation participe elle aussi à leur succès culturel.

George Baxter, lithographie des dinosaures du Crystal Palace, 1854.
George Baxter, lithographie des dinosaures du Crystal Palace, 1854.
Groupe de dinosaures, Sydenham, 2009 (photo AG).
Groupe de dinosaures, Sydenham, 2009 (photo AG).

La célèbre reconstitution en 1854 d’un ensemble d’animaux antédiluviens sous forme de statues de taille réelle, comprenant la plupart des espèces de dinosaures alors connues, commandée par le Crystal Palace au sculpteur Benjamin Waterhouse Hawkins et au paléontologue Richard Owen (voir ci-dessus), illustre parfaitement la mise en place d’une dynamique visuelle autonome. Placée sous la supervision de celui qui a proposé quelques années plus tôt le terme de «dinosaures» pour désigner un groupe de fossiles jusque-là identifiés comme des lézards géants, l’attraction scientifique expose de nouvelles hypothèses interprétatives, dernier état de la recherche, et rompt avec la tradition de représentation romantique de monstres inspirés des dragons3. Il s’agit d’une proposition de représentation hyperréaliste et spectaculaire, dont le succès considérable va entraîner un effet typique des industries culturelles. Nouvelle source visuelle, le parc de Sydenham offre aux illustrateurs une gamme de modèles qui seront copiés ou adaptés par l’édition et la vulgarisation scientifique pendant plus d’un quart de siècle (voir ci-dessous).

Punch, “The Effects of a Hearty Dinner after Visiting the Antediluvian Dept”, 1855.
Punch, “The Effects of a Hearty Dinner after Visiting the Antediluvian Dept”, 1855.
Louis Figuier, La Terre avant le déluge, 1864.
Louis Figuier, La Terre avant le déluge, 1864.

Ce processus élémentaire permet de comprendre qu’il ne faut pas voir une iconographie comme un état figé, mais comme une dynamique animée de forces simultanément économiques et sociales. Le mécanisme qui encourage la reprise des images est le même que celui qui préside à la création d’un marché. Le succès rencontré par une proposition culturelle favorise son réemploi opportuniste par d’autres acteurs – le cas échéant soumis à la protection légale qui interdit la copie pure et simple, et impose de recourir à des systèmes d’adaptation. Marque d’un accueil avantageux, ce processus objectif qui multiplie les occurrences de formes apparentées produit un signal social: la répétition de variantes est identifié par la réception comme un effet de mode ou de norme. Cette perception tend à renforcer le processus, qui entre alors dans une boucle autoréférentielle.

Que l’on retrouve cette économie au sein des industries culturelles n’a rien qui puisse surprendre. En revanche, sa dimension visuelle comporte des traits spécifiques. Le mécanisme d’itération constitue le prototype en source, et substitue à la référence externe à laquelle est supposée renvoyer l’image un principe d’autoréférentialité iconique de grande portée. Comme le montre le groupe de Sydenham, dès lors qu’un processus de reprise adaptative se met en place, une interrelation se créé entre des groupes d’images et des significations qui leur sont associées en contexte. L’introduction de variations formelles ou leur diffusion sur différents médias produit une représentation complexe qui autonomise son objet. L’extension de son empreinte, traduction du choix d’un ensemble diversifié d’acteurs, est perçue comme une valorisation, une augmentation de son capital symbolique.

A la question: que font les images? on peut répondre: elles produisent d’autres images. Cette productivité caractéristique permet de distinguer entre une iconographie, groupe d’images isolé à partir d’un critère quelconque, et une imagerie définie par son succès public, qui présente des traits de cohérence interne, mais aussi une dynamique évolutive, que traduit précisément l’appellation dinomania. Toutefois, une imagerie ne se limite pas aux seules formes visuelles. Au sein de l’espace social, les images ne se présentent jamais seules, mais sont toujours associées à des légendes, des énoncés ou des contextes qui en précisent la signification. Le repérage de signaux visuels, autrement dit l’identification d’une figure comme appartenant à une imagerie, s’effectue à partir de cette narration complexe, formée par le dialogue entre les images, les énoncés et les effets de contexte.

La plupart des usages sociaux des images relèvent de cette dynamique, qui permet d’y reconnaître en un clin d’œil des significations conventionnelles, plutôt que de se livrer à un hasardeux travail d’interprétation des formes visuelles. Face à une image, nous essayons d’abord d’identifier à quelle imagerie celle-ci appartient. Réduisant la gamme des significations possibles, le répertoire des imageries disponibles à un moment donné agit comme un cadre limitant à un petit groupe de stéréotypes le message ambigu des images.

Je propose d’appeler “imagerie narrative” cette production des industries culturelles, où l’image ne peut plus être considérée comme une forme isolée, mais comme un nœud de réseau. De la même manière que l’identité narrative (Ricœur) installe des points de repère par accumulation progressive d’informations4, la dynamique visuelle constitue dans la durée un ensemble toujours plus dense de signes dont la cohérence est assurée par l’identification de leur appartenance thématique.

A la différence d’un motif graphique, forme reproductible, mais qui peut être associé à des significations diverses, l’imagerie narrative se définit comme un corpus thématique cohérent, lié à un contexte qui lui donne sens, doté d’une capacité générative qui atteste et entretient son succès, et qui s’étend sur des supports différents ou dans des domaines variés, entretenant par la circulation des représentations une présence et une autonomie des figures. Alors que l’image représente un groupe de traits figés, l’imagerie narrative est plurielle, mouvante, adaptable, et présente par conséquent des contours flous et une certaine variabilité des traits, dont l’identification est assurée par les significations qu’elle véhicule. Elle propose une sorte de stéréotype plastique, dont chaque variante permet de faire évoluer le récit.

Le mystère des images «qui valent mille mots» ou que l’on peut comprendre sans l’aide d’une légende5 s’explique aisément par le principe des imageries narratives. Ce n’est pas en vertu d’une propriété particulière des images qu’il est possible d’en décoder le sens sans difficulté, mais parce que certaines d’entre elles, comme les caricatures de presse, les publicités ou les photographies de reportage iconiques, s’inscrivent délibérément dans un schème bien identifié et reprennent les éléments d’un récit implicite qu’elles s’offrent à une interprétation stéréotypée.

Une présence augmentée: le Père Noël

L’imagerie apporte en outre à la narration le bénéfice d’un surcroît de présence, ainsi qu’un effet de naturalisation. Lorsque le phénomène de reprise adaptative crée une imagerie, celle-ci substitue au processus sémiotique qui relie une image à un référent externe une boucle autoréférentielle qui autonomise son sujet et le désigne comme source. Il s’agit du même principe que celui dont procède le récit fictionnel, dans sa compréhension la plus élémentaire. Son application au domaine visuel lui confère une qualité particulière : alors que les informations formelles véhiculées par le discours font l’objet d’une actualisation individuelle, l’image produit une apparence partageable. A partir de la lecture du roman, chacun de nous peut se faire l’idée qu’il veut du père Goriot. Mais une illustration ou un film répondent objectivement à la question de son aspect.

D’un autre côté, la lecture de l’image se basant sur l’intégration inconsciente des informations fournies par l’énoncé ou le contexte, autrement dit sur l’oubli de leur provenance extrinsèque, le passage par la forme visuelle bénéficie d’un puissant mécanisme de naturalisation de la narration.

Ces caractères confèrent aux sujets de l’imagerie la qualité souvent reconnue comme un trait propre des images : la présence6. Un état qui diffère de l’existence d’objets réels, mais dont la multiplication des représentations augmente l’empreinte. La coutume du Père Noël propose un exemple concret d’un personnage dont l’existence est précisément niée par le mythe7, mais dont l’imagerie assure une présence pléthorique et multiforme, à travers une gamme étendue de représentations, qui vont de l’illustration du livre pour enfants à l’incarnation physique en passant par le jouet ou par d’innombrables formes décoratives8.

Coutume laïque, attachée au monde du commerce, la cérémonie de Noël est un bel exemple de construction rituelle spontanée, extraordinaire bricolage associant divers éléments de sources variées – la vieille tradition des cadeaux des étrennes, le sapin alsacien, les chants allemands, “l’esprit de Noël” anglais, le Santa Claus américain, etc… Cet assemblage témoigne à la fois d’un véritable travail adaptatif des populations, de la plasticité du matériel culturel docilement soumis à l’appropriation, mais aussi de sa “légèreté” symbolique et anthropologique.

La coutume n’a pas besoin d’un fort soubassement de significations. C’est une pratique dont la diffusion est assurée par des mécanismes de répétition mimétique, d’opportunisme commercial et de pression normative, sur la base d’un matériel symbolique caractérisé par sa simplicité, sa dimension consensuelle, son appropriabilité, et certains signaux élémentaires, comme la borne calendaire de fin d’année. En l’absence d’une loi écrite ou d’un référent institutionnel identifié, le corpus iconographique assure le rôle de source et de médiateur d’une information prête à l’emploi, dont la dimension visuelle favorise l’appropriation.

Claude Lévi-Strauss ou Martyne Perrot insistent sur l’origine américaine de la mutation de la coutume perçue en France après la Seconde guerre mondiale, mais la diffusion de la fête de Noël nouveau régime porte déjà la marque de la mondialisation des échanges immatériels, sensible dès la fin du XIXe siècle. Cette mondialisation est incontestablement portée par l’accroissement des échanges commerciaux. Tout comme le père Noël prend dès les années 1930 ses galons d’icône mondiale, aux côtés de Charlie Chaplin, Mickey ou Hitler, la fête de Noël nouveau régime contribue à la démonstration de l’autonomie et de la puissance du marché.

Plus puissant que tous les folklores, cet univers n’existe pas indépendamment des industries culturelles, mais est au contraire constamment articulé avec elles. La coutume de Noël associe les traditions séculaires avec leur réactualisation par les œuvres littéraires, comme Un chant de Noël de Dickens ou The Night before Christmas de Clement Clarke Moore, mais aussi avec l’institution scolaire, les mobilisations publicitaires ou la pratique effective de l’achat des cadeaux.

Comme le Christ ou les dinosaures, le père Noël est l’image d’un référent que personne n’a vu – un personnage qui n’existe qu’en image. Pourtant, qualifier ces figures d’irréelles semble une description bien insuffisante. A l’instar d’autres formes conventionnelles, le Père Noël est une institution dotée de propriétés tout à fait concrètes. La présence conférée par l’imagerie suffit à installer ce personnage aux côtés d’autres références culturelles, qui forment ensemble l’univers de nos représentations partagées, lestées du poids que leur accorde notre croyance9.

Reflexivité de l’imagerie: le portrait du Che

Si l’augmentation de présence qu’apporte l’imagerie affecte tout particulièrement des objets sans dénotation, qu’en est-il de ceux pourvus d’un référent réel? L’imagerie narrative de Che Guevara fournit un exemple précieux de travail du référent par son écho visuel. L’analyse de cette iconographie est le siège d’un grand nombre de confusions, à commencer par l’assimilation de la version la plus diffusée du portrait du héros à la photographie “matrice” réalisée par Alberto Korda en 196010. En réalité, l’image souvent identifiée sous le titre de “Guerillero Heroico” est une forme graphique, une adaptation par le dessin, dont le prototype le plus marquant est celui réalisé par l’artiste irlandais Jim Fitzpatrick en 1968, après la mort du Che11.

Posters à l'effigie du Che.
Posters à l’effigie du Che.

Cette adaptation qui passe inaperçue représente pourtant le véritable coup d’envoi de cette imagerie. A la manière des posterisations appliquées par Andy Warhol à plusieurs photographies de célébrités au début des années 1960, les versions graphiques initiales du portrait du Che modifient l’image par simplification des niveaux de gris, traduits en seulement deux tons – une formule imposée dans des contextes de reprographie à bas coût, comme l’affiche politique.

L’abstraction du traitement graphique n’est pas un élément anodin. Si la photographie source de Korda, reproduite notamment par l’éditeur italien Giangiacomo Feltrinelli sous forme de poster, entre en résonance avec le motif du héros romantique12, sa version graphique, incomparablement plus forte, renvoie aux affiches politiques d’extrême gauche, ou plus directement encore aux portraits posterisés contemporains des vedettes de la pop music. Connotant le dénuement et l’urgence, la multiplication et la diffusion, la posterisation a également pour effet de transfigurer et d’embellir le visage du héros par l’abandon des détails du modelé. Une idéalisation flatteuse qui explique le succès de cette formule dans un contexte d’usage posthume.

Affiche Beatles Blitztournee, 1966.
Affiche Beatles Blitztournee, 1966.

Le recours au style de la posterisation correspond aussi à un choix pragmatique. Outre la simplification des opérations de reprographie, il permet une appropriation du motif par recopie manuelle – une option largement exploitée à la fin des années 1960, à un moment où la disponibilité d’affiches industrielles de grand format n’est pas assurée, et encore couramment utilisée aujourd’hui dans certains pays d’Amérique latine, marqués par le culte de la personnalité de l’idéologue argentin. Notons enfin que ce travail adaptatif contribue à émanciper les éditeurs de l’éventuelle application des contraintes de la propriété intellectuelle – l’absence de protection constituant un paramètre essentiel du dynamisme de l’imagerie du Che13.

Plus qu’à un registre formel, le style graphique qui caractérise l’image du Che renvoie à un format: celui de l’affiche, brandie à l’occasion d’une manifestation ou placardée dans l’espace public, et plus encore celui du poster, forme décorative bas de gamme de l’espace domestique. Avant de devenir un motif prisé pour T-shirts, mugs ou sacoches, le portrait de Fitzpatrick et ses innombrables imitations aura représenté le symbole d’une époque, sous la forme particulière de l’affiche privée, punaisée dans les chambres d’adolescents mâles, moins à titre de revendication politique que de support de projection identitaire, aux côtés des portraits tout aussi charismatiques de chanteurs pop, nouveaux héros de la «culture mondiale de la jeunesse14».

Bartolo © (7Bart), "My old room", 2005, Flickr (licence CC)
Bartolo © (7Bart), « My old room », 2005, Flickr (licence CC).

Si les significations liées à l’idéal révolutionnaire ou à l’histoire cubaine, tout comme leur remobilisation périodique15, ont bien joué un rôle d’embrayeur pour l’imagerie guevarienne, ce sont ses caractéristiques graphiques et pragmatiques qui lui ont conféré son exceptionnelle appropriabilité. Il est vain de regretter l’écart entre les sources politiques du mythe et sa récupération par le commerce: l’origine même de la vitalité de cette imagerie repose dans les choix visuels qui ont favorisé son caractère allégorique, conférant au symbole une adaptabilité digne des meilleures publicités.

En dépit de l’existence d’un personnage réel, la dynamique de l’imagerie peut prendre le dessus, et dans ce cas précis effacer jusqu’à l’identité propre du référent. La production industrielle court après un attachement qui a pris l’image pour objet, et ne fait que reproduire le motif héroïque qui a été désigné par des milliers de fans ou de militants, à qui il sert d’écran pour mieux se projeter. L’image du Che, c’est d’abord la leur, celle qu’ils ont choisi comme emblème pour mieux apparaître, se manifester, être reconnus.

Libération, Une du 11/05/2015.
Libération, Une du 11/05/2015.

Si les significations liées au portrait du Che sont aujourd’hui plurielles à l’échelle du globe, ce à quoi renvoie l’icône dans les pays occidentaux est fondamentalement un certain usage de l’image: son affichage comme support d’identification. Une récente couverture du quotidien Libération, proposant le collage du visage du président français sur le fameux portrait, publiée à l’occasion du voyage de François Hollande à Cuba, le 11 mai 2015, est venu en apporter la confirmation.

Associer le notable social-démocrate avec la figure charismatique du guérillero ne peut avoir aucun sens sur le plan politique ou historique. Interrogé, Johan Hufnagel, directeur adjoint du quotidien, évoque l’affiche Hope d’Obama par Shepard Fairey, et justifie ce montage par la polysémie de l’icône: «Ce sont justement ces différentes lectures (…) qu’on a choisi pour accompagner l’événement et les ambiguïtés de l’île, (…) sur une image iconique qui ne veut plus dire grand chose ou tellement de choses16

Pour Libération, à l’heure de la normalisation de Cuba, le portrait du Che, c’est un peu comme la tour Eiffel pour un touriste: une indication folklorique, avec une vague connotation historique, qui fait couleur locale. Plutôt qu’une référence politique, il s’agit d’une référence iconographique, réutilisée ici sous forme de jeu visuel, pour sa faculté de s’offrir à la projection et à l’appropriation, bien loin de toute revendication d’un héritage révolutionnaire.

 

La capacité des imageries narratives à imposer leur propre registre de significations peut contribuer à éclairer des élaborations comme les Mythologies de Roland Barthes ou La Société du spectacle de Guy Debord, qui ont pour point commun de cibler la production visuelle des industries culturelles, en soulignant le caractère omniprésent de représentations issues du marché, mais aussi leur cohérence idéologique et narrative17. Avec le triomphe de la société de consommation et des médias de masse, l’après-guerre voit en effet le renforcement de dynamiques qui n’avaient jusque-là été prises en compte que dans les domaines de la publicité ou de la propagande. Le caractère de plus en plus massif de ces ensembles complexes les dote à l’évidence d’une emprise considérable sur l’imaginaire. Notre lecture des images dans l’espace social dépend en majeure partie du filtre imposé par ces répertoires.

  1. David Freedberg, Le Pouvoir des images (trad. de l’anglais par Alix Girod), Paris, Gérard Monfort, 1998. []
  2. W. J. T. Mitchell, The Last Dinosaur Book. The Life and Times of a Cultural Icon, Chicago, University of Chicago Press, 1998, p. 50. []
  3. Martin J. S. Rudwick, Scenes From Deep Time. Early Pictorial Representations of the Prehistoric World, Chicago, University of Chicago Press, 1992. []
  4. Paul Ricœur, Temps et récit. III. Le temps raconté, Paris, Gallimard, 1985, p. 355-359; Johann Michel, “Narrativité, narration, narratologie. Du concept ricœurien d’identité narrative aux sciences sociales”, Revue européenne des sciences sociales, XLI-125, 2003, p. 125-142. []
  5.  Robert Hariman, John Louis Lucaites, No Caption Needed. Iconic Photographs, Public culture and Liberal Democracy, Chicago, University of Chicago Press, 2007. []
  6. Louis Marin, Des pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, éd. du Seuil, 1993, p. 12-13. []
  7. Claude Lévi-Strauss décrit la coutume moderne de Noël comme un rite initiatique, où la croyance au personnage du Père Noël fait l’objet d’une transaction entre parents et enfants (Claude Lévi-Strauss, “Le père Noël supplicié“, Les Temps modernes, n° 77, 1952, p. 1572-1590). []
  8. Martyne Perrot, Le Cadeau de Noël. Histoire d’une invention, Paris, Autrement, 2013. []
  9. François Flahault, “Récits de fiction et représentations partagées”, L’Homme, 3/2005, n° 175-176, p. 37-55. []
  10. David Kunzle, “Korda Matrix”, Che Guevara, Icon, Myth and Message (cat. exp.), Los Angeles, UCLA Fowler Museum of Cultural History, 1997, p. 56-60. []
  11. Jean-Hugues Berrou, Che Guevara, la fabrique d’une icône (documentaire, 53 mn), TS Productions/Public Sénat/Toute l’histoire, 2014. []
  12. Dont le modèle est le portrait de Lord Byron, dans la version gravée par Edward Finden d’après le tableau par George Sanders, publié en frontispice de l’édition posthume de l’œuvre en 1848. []
  13. Ariana Hernández-Reguant, “Copyrighting Che. Art and Authorship under Cuban Late Socialism”, Public Culture, vol. 16, n° 1, hiver 2004, p. 1-29. []
  14. Eric J. Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle. 1914-1991 (trad. de l’anglais), Bruxelles, André Versaille éd., 2008, p. 428. []
  15. Jeff A. Larson, Omar Lizardo, “Generations, Identities and the Collective Memory of Che Guevara”, Sociological Forum, vol. 22, n° 4, décembre 2007, p. 425-451. []
  16. Echange de tweets avec l’auteur du 12 mai 2015. []
  17. Roland Barthes, Mythologies, Paris, éd. Du Seuil, 1957; Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967. []

15 réflexions au sujet de « Comment lisons-nous les images? Les imageries narratives »

  1. Bel article, analyse très juste sur Che Guevara. On retrouve le même phénomène avec Abu Ghraib – même si le succès des images a été moins durable. Par ailleurs, je pense qu’on peut faire une analyse graduelle des degrés d’abstraction des images, suivant par exemple, un schéma proposé par Scott McCloud. J’en parle depuis longtemps dans mes cours et viens de transférer rapidement les images sur mon blog. Je pense que mes schémas seront parlantes en elles-mêmes, mais j’ai aussi fourni quelques explications.
    https://breakingtheory.wordpress.com/2015/05/22/how-a-picture-became-an-icon-scott-mccloud-and-abu-ghraib/

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