A l’occasion de la parution du numéro 2 de la revue Transbordeur, je republie avec son autorisation le compte rendu de L’Image partagée par Estelle Blaschke, paru dans la première livraison (avril 2017).
Les tentatives pour étudier l’état actuel de la photographie et esquisser une histoire de la photographie numérique aboutissent généralement à une fragmentation, dont les causes sont multiples: lorsque la photographie numérique, technologie nouvelle, s’est diffusée au début des années 1990, photographes et théoriciens ont aussitôt parlé de mort de la photographie, ou bien, pour user d’une formule positive, de révolution. Curieusement, la discussion est pourtant rapidement retombée, débouchant sur un certain degré de réserve, d’incertitude et de flou disciplinaire. Les traits spécifiques de la photographie, comme ceux d’autres médias, menaçaient de s’estomper dans la priorité accordée au «numérique» par la recherche en sciences des médias. De fait, la photographie numérique et sa réception ont connu une période de maturation relativement longue, si l’on prend pour repères le premier scan numérique de Russel Kirsch, datant de 1957, ou le premier appareil photo numérique de Steven Sasson en 1975. Les bouleversements radicaux ont pourtant été bien plus tardifs, comme ceux déclenchés par la création de Flickr, site web de partage, en 2004, ou par le lancement de l’iPhone 3G en 2008. Le basculement vers la photographie numérique est achevé, comme en témoigne la disparition de la distinction entre photographie argentique et numérique, le terme «photographie» étant désormais employé seul quand il est question de photos numériques. De même, les épithètes «numériques» ou «nouveaux» se font rares pour qualifier des médias désormais bien implantés, laissant la place à des expressions comme «en réseau», «social» et «omniprésent». Telle est l’évolution prise en compte par André Gunthert dans l’approche qu’il adopte pour son histoire de la photographie numérique. Plutôt qu’une histoire exhaustive et définitive de la photographie numérique et de ses applications, L’Image partagée est une liste très pertinente de desiderata, issue d’années de recherches et de perspectives et a de fortes chances de devenir un ouvrage de référence.
La photographie numérique est-elle une révolution ou une évolution? Doit-elle être considérée comme un changement de paradigme, ou bien s’inscrit-elle dans la continuité de l’histoire de la photographie? À cette question maintes fois posée, André Gunthert répond «l’un et l’autre»: «Une révolution, écrit-il, n’est pas un fait objectif mais l’élaboration d’une qualification elle-même largement évolutive, qui s’effectue à travers la collection des curiosités médiatiques, éditoriales ou scientifiques, productions symboliques qui accompagnent les évolutions des pratiques et en modifient la perception.» Cette approche a son importance dans la mesure où elle relève la méthodologie de l’auteur. La position adoptée par André Gunthert est celle du témoin observant scrupuleusement évolutions et mutations. L’Image partagée est la synthèse de recherches couvrant une vingtaine d’années d’observation, au cours desquelles l’auteur n’a pas hésité à élaborer des hypothèses, à les ajuster, à les élargir, voire à reconnaître ses erreurs. André Gunthert, on peut le dire, est désormais l’un des théoriciens dont les vues sur la culture visuelle contemporaine sont les plus fondées et les plus provocatrices, dans l’espace francophone et au-delà.
Le livre se compose de douze chapitres retraçant l’évolution et les conséquences de la fluidité de l’image et de la connectivité contemporaine. En effet, pour André Gunthert, la mutation décisive par rapport aux évolutions techniques antérieures de la photographie réside dans la mobilité et la circulation des images, à un degré inconnu jusqu’ici. La dimension novatrice de la photographie contemporaine ne procède ni de thèmes iconiques nouveaux, ni de pratiques résolument originales, mais de son caractère fluide: «La révolution de la photographie numérique est sa fluidité.» Cet aspect est particulièrement sensible dans deux champs sur lesquels se concentre le propos: la photo de presse et la pratique des amateurs. Ce sont les domaines dans lesquels et par lesquels notre rapport aux images a changé. La photographie artistique depuis les années 1990 n’est pas traitée dans l’ouvrage, à juste titre. En effet, ce n’est pas l’art qui a influencé la photo amateur et la photo de presse, mais la photographie contemporaine et l’art post-numérique qui reprennent et commentent des traits caractéristiques de l’esthétique et du contenu de ces deux domaines. Le choix de placer en couverture l’œuvre de Penelope Umbrico 541795 Suns from Sunsets from Flickr (Partial) 01/26/06, datant de 2006, vaut programme.
Dans un ordre à peu près chronologique, les caractéristiques et les évolutions de la photographie numérique sont traitées en lien avec les sujets majeurs de la théorie et de l’histoire du média. Au début de l’ouvrage, l’auteur pose la question de l’indicialité. En recourant à la construction théorique de l’idée de relation physique entre le sujet de la photo et le cliché, l’auteur souligne la fragilité et en fin de compte les contradictions de l’indicialité pour la photographie argentique, mises en évidence précisément par les usages de la photographie numérique. Il en découle une sorte de fil rouge de l’approche d’André Gunthert: savoir ce qu’est la photographie est une question secondaire. L’enjeu est la description de ce que fait la photographie et de ce que nous faisons avec les photographies.
A long terme, la photographie numérique ne nuit pas au caractère d’authenticité et à la crédibilité des images, comme le souligne l’analyse d’une série d’évènements médiatiques tels que les photographies de Abou Ghraib ou celles des attentats de Londres en 2005. Ces images révèlent le rôle central de la photo amateur comme acteur du changement. La photo amateur accompagne depuis toujours le photojournalisme, sans pour autant en modifier les principes fondamentaux. Tout comme le journalisme citoyen, la présence dans la presse de clichés amateurs reste marginale aujourd’hui encore.
Ce qui a pourtant changé par le biais de ces évènements aussitôt médiatisés, c’est l’appropriation visuelle de l’événement par les amateurs. L’emploi de camphones pendant et surtout après les attentas de Londres et l’échange d’images entre photographes amateurs qui s’en est ensuivi sur Internet ont représenté une césure: il est apparu un flux d’information parallèle allant à l’encontre des hiérarchies de la presse et de l’industrie culturelle. Mais, phénomène peut-être bien plus important, la photographie numérique traduisait l’appropriation et la participation revendiquées par les amateurs, renouant ainsi avec le potentiel des débuts de la photographie. En effet, selon André Gunthert, «la photo a bel et bien été inventée par des amateurs pour des amateurs, qui ont autant de légitimité à s’exprimer en son nom que ceux qui ont choisi d’en faire commerce». Cela vaut aussi bien pour les évènements médiatiques que pour le selfie auquel André Gunthert consacre deux chapitres décrivant le basculement de «l’image fluide» vers «l’image conversationnelle». Un élément supplémentaire s’inscrivant dans la continuité de l’histoire de la photographie est la retouche et l’intervention sur les images lors de la postproduction. Là aussi, André Gunthert montre que la versatilité, depuis toujours partie intégrante de ce média, a été simplement renforcée et ramenée au premier plan par la photographie numérique. Selon l’auteur, la versatilité et l’expérimentation à l’aide des images, catalyseur de la photographie numérique sensible également dans la porosité des limites entre celle-ci et la publicité ou les images animées, ne sont «pas une menace pour la photographie, mais bien une puissance mise à la disposition de la création».
La difficulté rencontrée à écrire l’histoire de la photographie numérique, évoquée au début, tient en grande partie aussi au flux d’images sans fin et à la vie éphémère de la mémoire numérique. Définir un corpus d’étude n’est pas chose aisée. Dans L’Image partagée, l’auteur parvient à jouer un rôle de filtre. Il pilote le lecteur à travers l’éventail des thèmes et les masses d’images produites par la photographie numérique. Les illustrations retenues à l’appui de ses arguments (captures d’écran de YouTube, Flickr, publicités, mais aussi auto-expérimentation) montrent clairement que les images et les contextes dans lesquels elles se manifestent doivent être pris au sérieux si nous voulons analyser et comprendre des phénomènes contemporains.
André Gunthert s’applique à passer d’une discipline à l’autre en combinant les passages détaillés et les informations techniques avec les constats brefs et pertinents. L’Image partagée, dont le contenu est présenté avec clarté et concision, n’entend pas être une histoire définitive de la photographie numérique, et souvent les propos font plutôt office d’avant-goût promettant une histoire plus longue. Il serait aisé de le regretter, mais cela ne rendrait pas justice à l’intention de l’ouvrage. Loin de s’adresser exclusivement aux spécialistes, l’exposé de Gunthert doit en effet être vu comme un outil destiné à donner à ceux qui produisent et consomment les images la possibilité de les comprendre.
André Gunthert, L’Image partagée. La photographie numérique, Paris, Textuel, 2015 (traduction italienne: L’Immagine condivisa. La fotografia digitale, Rome, éd. Contrasto, 2016).