Lupin: la reconnaissance, c’est la classe!

Pas de chance. La mini-série Lupin diffusée par Netflix (Marcela Said, Ludovic Bernard, Louis Leterrier, 2021) est en grande partie ratée. Les inconsistances d’un scénario paresseux contredisent l’ambition d’un projet qui est aussi un cas d’école. Car il s’agit d’une des premières tentatives d’affirmative action cinématographique par assignation raciale du rôle-titre, confié à l’acteur noir Omar Sy. Pour parer aux protestations, la production a calibré cette adaptation non comme une reprise stricto sensu des aventures d’Arsène Lupin, mais comme une inspiration, l’acteur incarnant une sorte de fan contemporain de l’œuvre de Maurice Leblanc. Le personnage qu’il interprète sous le nom d’Assane Diop est pourtant bien un voleur doté d’une double vie, dont les actions puisent dans les péripéties du cycle romanesque.

Grâce à ce subterfuge, et probablement au crédit d’Omar Sy, cette substitution identitaire n’a pas suscité la levée de boucliers qui a suivi l’annonce en 2019 de l’attribution du rôle de l’agent 007 à l’actrice noire Lashana Lynch dans le prochain James Bond (auquel je consacre ma chronique pour Arrêt sur images).

Une femme peut-elle jouer le rôle d’un homme? Un noir peut-il jouer le rôle d’un blanc? Une réponse expéditive à ces questions s’appuie sur la défense du patrimoine culturel pour ridiculiser ces variations. Mais la culture n’est pas un musée des œuvres: c’est au contraire un théâtre permanent d’adaptations dictées par l’évolution des goûts du public. James Bond ou Arsène Lupin revisités manifestent la revendication neuve d’une reconnaissance des minorités dans les productions grand public. Issue des milieux militants, cette préoccupation s’étend désormais largement au-delà des communautés concernées – suscitant en retour sa dénonciation par les réactionnaires, sous l’appellation de «cancel culture».

Pour une partie du grand public, les questions d’antiracisme ou d’intersectionnalité se résument aux tribunes énervées d’une poignée de vieux schnoques dans Le Point ou Marianne. On peut avoir une autre vision des choses. D’une part, ce sont bien les progrès des causes minoritaires qui attisent la colère des conservateurs, et expliquent la montée d’un négationnisme universaliste, qui cache mal le vieil impensé colonial. Mais surtout, loin de susciter la grogne du public, la multiplication récente de héros minoritaires a rencontré un accueil chaleureux. Le succès de cette diversification contribue à déjouer les idées reçues.

Selon l’un de ces préjugés, le caractère réflexif des combats identitaires s’opposerait à une lecture de classe. Or, tout comme Arsène Lupin thématisait la question sociale, Lupin thématise la condition noire. On découvre notamment le père du héros, Babacar, émigré sénégalais engagé comme chauffeur d’une famille bourgeoise. L’un et l’autre sont victimes des formes ordinaires du racisme, qui se traduit par des manifestations de mépris et par l’enfermement dans l’horizon des classes subalternes. Une idée brillante de la série consiste à jouer de l’absence de reconnaissance de la minorité noire comme d’un déguisement qui permet au personnage d’Assane de passer inaperçu. Dans le premier épisode, où il dérobe le collier de la reine exposé au musée du Louvre, c’est en se faisant recruter comme agent d’entretien qu’il peut préparer son forfait.

Utilisé jusque dans la promotion de la série (voir ci-dessus), ce ressort narratif apparaît comme une version modernisée du goût pour la dissimulation du cycle romanesque, qui justifie les choix de l’adaptation. C’est aussi une illustration du racisme structurel, et une démonstration pratique de la théorie intersectionnelle – puisque ce qui rend le voleur invisible est indistinctement son statut social et son assignation identitaire, l’un étant la conséquence de l’autre. Alors qu’il est très difficile de représenter les classes défavorisées de façon valorisante, la mise en scène du racisme dans Lupin met en avant des rôles de travailleurs modestes, qui se jouent des contraintes sociales.

Par ce trait, la série vérifie les positions de la philosophe Nancy Fraser: à la fois sa description des identités collectives comme les nouveaux lieux de la mobilisation politique, mais aussi sa proposition d’analyser les problématiques de la reconnaissance sous l’angle du statut social1. Hostiles à «l’américanisation du débat public», certains auteurs n’ont apparemment pas pris connaissance de ces arguments. Grâce à Omar Sy, ils découvriront que l’identité n’est pas l’ennemie de la classe. Elle est au contraire l’instrument du renouveau du combat social.

  1. Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte, 2011. []

12 réflexions au sujet de « Lupin: la reconnaissance, c’est la classe! »

  1. Je trouve pour ma part que cette idée d’ « invisibilité » ne tient pas dans le film, car chaque fois que le personnage se déguise, il est reconnu tout de suite (par le jeune policier zélé, issu, lui-aussi, de l’immigration, par la fille du grand méchant, etc.) ; par exemple durant sa participation à une émission audiovisuelle dans un épisode : Assane a beau avoir passé des heures à se maquiller en vieillard, il se fait repérer en quelques minutes ; autant il peut passer inaperçu comme agent d’entretien ou comme responsable informatique (quand il kidnappe le commissaire), autant sur un plateau télé le stratagème ne fonctionne pas car il ne peut pas se « fondre dans la masse » puisque justement dans cette masse médiatique la représentation des minorités n’ existe pas.

  2. « un théâtre permanent d’adaptations dictées par l’évolution des goûts du public »pour définir la culture, tu y vas fort : l’industrie culturelle, peut-être (ou alors au sens d’icelle dans le ministère qui insulte ce nom) (je me demande : quand les scénaristes vont ils s’emparer de l’inceste pour en faire un argument ? ah non, coco (comme on disait) non, ça ne passera pas ça…)

  3. Hum! Le cinéma, c’est plutôt de la culture ou plutôt de l’industrie culturelle? Est-ce qu’on ne voit pas chaque époque réécrire son Dr Faust ou son Roméo et Juliette? Quant au théâtre, si tu n’as jamais vu deux fois la même pièce jouée de la même façon, c’est que même la reprise du répertoire implique de renouveler l’interprétation… Bref, la culture bouge plus que tu ne crois! Et parle même des agressions sexuelles sur les enfants, comme le remarquable film Les Chatouilles d’Andréa Bescond et Eric Métayer…

  4. le cinéma ? Mais c’est de l’industrie – hum – et les séries, ce sont aussi beaucoup plus il me semble de l’industrie – je sais bien qu’elle bouge encore, cette culture, je ne conteste pas le marketing qui l’emporte vers « les goûts du public » (c’est ce qui « marche » ?) je disais un peu maladroitement qu’elle allait bien ailleurs et heureusement (l’industrie ne l’a pas encore (complètement) atteinte absorbée resucée phagocytée recrachée etc.) (elle bouge encore plus que tu ne croies que je le croie…) non ?

  5. Hey, c’est une série grand public, et qui doit plaire pas qu’aux frenchies… Et franchement, moi qui l’ai regardé avec un oeil ne cherchant pas la critique pour la critique, j’ai passé un très bon moment, le reste de la famille aussi. Et je n’en attendais pas autre chose, donc franchement j’attends la suite avec plaisir !
    Ok, on peut discuter sur certains partis pris et raccourcis, mais hey, c’est du divertissement. Lupin m’a fait vivre sa petite aventure, et mes gamins ont envie de lire les livres du coup, enfin j’espère ;). Pour moi dans le paysage des séries françaises fadasses, une réussite.

  6. Il semblerait effectivement que ce nouveau Lupin ait un certain succès,y compris aux USA, dépassant ainsi l’horizon culturel francophone, et aussi les imperfections relevées sur le serie. So why ? Le côté inclusif justement, prouvant le bien fondé de la stratégie de Netflix, déjà l’idée en œuvre avec la série Chronique des Bridgerton ? Ou bien l’effet de masse d’un public captif car ayant déjà payé l’abonnement ?
    Voir pour mes sources https://next.liberation.fr/images/2021/01/15/decor-casting-scenario-les-recettes-du-succes_1817792

  7. Parler d’affirmative action est très fort. Omar Sy, avant d’être noir, est un acteur avec un très beau parcours national puis international et a un réel talent scénique. C’est Cela lui a permis de décrocher ce rôle avant tout, et non pas une prétendue volonté libérale de promouvoir des gens de la minorité.
    Je rêve d’un moment où il n’y aura plus d’article de ce type des qu’une personne non blanche aura un rôle de premier plan au ciné ou dans la vie courante. Cela voudra dire que c’est normal pour tout le monde et a ce moment là, la société aura fait un grand pas en avant dans la vraie inclusion, la vraie égalité.
    Y

  8. Mon clavier me brûle les doigts, parce que je n’aime pas clasher les gens sympathiques, mais il faut être vraiment un gentil monsieur pour dire du bien de ce Lupin… Et de la performance d’Omar Sy, et du projet tout entier.

    L’affirmative action, d’accord. Sur le principe, RAS. Mais pourquoi les films sont toujours nuls ? Parce que si l’argument publicitaire se résume à ce genre de manœuvres inclusives, et que cela suffit à amadouer la critique « politisée », alors Netflix, Hollywood, Disney, peuvent s’abstenir de faire de la qualité.

    Ils peuvent s’adonner à leur passion du marketing sans se soucier du contenu et des auteurs. Lupin ne porte la marque de rien d’autre que de son cahier des charges, docilement respecté par des façonniers blancs et corporate (Louis Leterrier à la réalisation : un « fils de » dont la filmo nulle n’a jamais reflété la moindre sensibilité pour les questions d’invisibilité auxquelles la série prétend s’intéresser). Zéro idée, aucun point de vue.

    Les moules imposés par Netflix sont absurdes. Entre les cartes blanches accordées à de supers auteurs (Fincher, Scorsese, les frères Safdie) et ce genre de projets formatés et packagés pour qu’on soit obligés d’en dire du bien sous peine de passer pour un réac, c’est le désert.

    Si vous voulez voir des noirs talentueux sur Netflix, regardez les spectacles de Dave Chappelle, ou à la rigueur les productions américaines avec Marlon Wayans destinées à la communauté afro-américaine – c’est pas dingue, mais au moins ce n’est pas hypocrite (c’est vraiment fait par des noirs pour des noirs, et les quelques blancs que ça fait rire aussi). Ce n’est pas fait par des blancs pour déculpabiliser les blancs (parce que non, hein, Lupin ne s’adresse pas VRAIMENT aux noirs).

    Les noirs, comme moi, ils ricanent, et ils retournent à la Premier League.

    Le prochain James Bond avec une noire ? Sur le principe aucun problème tant que c’est bien. Mais ce ne sera pas bien, parce que vous avez déjà décidé – vous la critique « politisée » – que c’est bien. Alors pourquoi se prendre la tête à faire les choses bien ?

    Vous saisissez la nuance ? C’est un peu Wildien comme posture – l’art pour l’art, toussa toussa -, mais disons que ça a pas mal fait ses preuves quand même.

  9. @Yode: Omar Sy est un cas vraiment intéressant, en particulier parce qu’il a incarné Knock – autre cas de translation raciale, qui n’est pas encore si fréquent. Mais dans le film de Lorraine Lévy, Sy joue simplement le rôle de Knock, sans qu’aucune scène ne thématise jamais la question raciale ni le racisme (qui sont évidemment absents de la pièce de Jules Romain). Cet exercice est donc strictement colorblind. Dans Lupin, la question raciale est un déterminant affiché de l’adaptation, et la présence d’Omar Sy n’est pas seulement dictée par son talent ou sa notoriété, mais aussi par sa couleur de peau.

    Ce constat est pour moi du plus grand intérêt, quand on observe que les préoccupations d’affirmative action se traduisent le plus souvent par des considérations statistiques, comme les enquêtes du CSA sur les programmes télé. Or, il ne suffit pas de comparer le nombre de noirs et de blancs, ni même de compter la répartition des premiers rôles et des rôles secondaires, pour s’assurer d’un progrès de la reconnaissance. La série Lupin montre que la visibilité minoritaire dépend d’une mise en récit explicite de la question raciale.

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