Ayant récemment mentionné la célèbre icône de Capa, le Falling Soldier, ou «Mort d’un soldat républicain», comme cas exemplaire d’une falsification photographique, je m’aperçois que le consensus n’est pas encore fixé sur cette image. Wikipédia mélange des informations obsolètes sur la date et l’identité du premier Falling Soldier, liées à son ancienne localisation à Cerro Muriano, tout en indiquant la nouvelle, établie par Jose Manuel Susperregui (et admise par Cynthia Young, conservatrice des archives Robert et Cornell Capa à l’International Center of Photography de New York), dans les collines d’Espejo. Sur son site web, Magnum la présente toujours comme «L’image la plus iconique de la guerre civile espagnole – et sans doute de toute la carrière de Capa». Auteur d’un ouvrage qui analyse la controverse, Vincent Lavoie se refuse à prendre parti – mais fait néanmoins crédit à Capa de ses déclarations de 1947, où le photographe indique avoir shooté en tenant son Leica au-dessus de sa tête, au moment où les miliciens lançaient leur dernier assaut.
Vincent Lavoie ne s’attarde pas sur la figure du deuxième Falling Soldier, que l’interview de Capa omet malencontreusement de mentionner. Dans son numéro du 23 septembre 1936, Vu avait pourtant réuni les deux hommes sous le titre «Comment ils sont tombés». Alors que le meilleur photographe de guerre aurait réussi l’exploit inouï de saisir à l’aveuglette, non pas une seule fois, mais deux fois successivement l’instant précis de la mort de deux soldats fauchés en plein combat, les publications et les récits ultérieurs vont systématiquement oublier ce second volet.
Serait-ce parce que la deuxième image est moins «iconique»? Si la chute du premier soldat décrit un mouvement spectaculaire, avec sa silhouette bras étendu, poitrine offerte, se détachant sur fond de ciel gris, il est vrai que celle du second, saisie alors qu’il est déjà à terre, n’offre qu’une contorsion maladroite et difficilement lisible. Cette image est aussi plus nette que la première. Il faut croire que, comme l’écrit Barbie Zelizer: «la mort a meilleure figure lorsqu’elle est irréaliste – sans la moindre trace de sang, floue, suggérée».
Le biographe de Capa, Richard Whelan, avait bien compris le problème posé par la deuxième photographie. Comme il est très improbable de pouvoir saisir deux fois de suite, au même endroit, selon le même angle de vue, un événement aussi rare que l’instant de la mort, il faudrait au moins proposer une explication de ces coïncidences. Whelan n’y parvient qu’au prix d’hypothèses ad hoc, comme la supposition, alors que le corps du premier soldat n’est pas visible dans la seconde image, que celui-ci aurait été situé hors champ.
La solution de Capa aura été plus radicale. En oubliant systématiquement de mentionner ce second personnage, le photographe s’est affranchi d’une justification difficile. Ce faisant, il a aussi affaibli la crédibilité de sa description des circonstances de la prise de vue, qui n’explique qu’un mort sur deux. Le problème se complique encore lorsqu’on aperçoit, parmi les autres images de la série réalisée ce jour-là, au moins deux autres photographies de ce qui semble être le cadavre du second soldat, effectuées au même endroit – au détail près que sa position est différente dans chaque cliché.
S’agit-il du même homme, qui ne serait que blessé? Ou bien Capa a-t-il photographié quatre soldats touchés successivement? La multiplication de ces images de corps à terre et l’absence d’explications sur les circonstances de ces prises de vues forment le plus sérieux obstacle à l’authenticité du premier Falling Soldier. Alors même que l’ensemble des images réalisées à Espejo apparaissent comme des reconstitutions d’un combat sans adversaire, il paraît infiniment plus vraisemblable de lire cette série comme autant de scènes complaisamment jouées pour la caméra par la petite troupe de soldats – comme l’indiquait déjà clairement le témoignage du journaliste O’Dowd Gallagher, recueilli par Philip Knightley en 1976.
Grâce aux vérifications de Jose Manuel Susperregui, nous savons qu’il n’y avait pas de combat à Espejo au moment des prises de vues, dans les premiers jours de septembre 1936. Un autre élément confirme le caractère fictionnel de la séquence: la légende de la première publication dans Vu, qui omet de préciser la moindre circonstance, date ou lieu, comme il est habituel pour les images de combat, mais qui commente au contraire les deux photographies sur un mode imprécis et lyrique, évocateur d’une iconographie d’illustration («Le jarret vif, la poitrine au vent, fusil au poing, ils dévalaient la pente couverte d’un chaume raide. Soudain l’essor est brisé, une balle a sifflé – une balle fraticide – et leur sang est bu par la terre natale…»).
Comparons cette légende avec celle de Life, qui accompagne un an plus tard l’image unique de la Mort du soldat républicain: «Robert Capa’s camera catches a Spanish soldier the instant he is dropped by a bullet through the head in front of Cordoba» («l’appareil photo de Robert Capa saisit un soldat espagnol à l’instant où il est touché par une balle dans la tête devant Cordoue»). Comment comprendre l’omission dans Vu du caractère exceptionnel de photographies de l’instant de la mort – sinon par la conscience qu’ont alors les éditeurs de se trouver face à des images d’illustration? Entre les deux publications, l’abandon de la photo du second soldat atteste qu’on a changé de régime de lecture, passant d’une imagerie de reconstitution au mythe de la capture de l’instant fatal.
Cette vision nécessite de multiples distorsions avec les faits, comme l’interprétation du pompon du béret comme la trace d’un coup de feu sinon invisible – ou l’oubli de l’image du second soldat. C’est pourtant bien cette lecture qui, s’imposant irrésistiblement à l’image comme à son auteur, fonde une légende dont Barbie Zelizer a montré à quel point elle se confond avec la mythologie de l’instantané photographique.
Références
- Vincent Lavoie, L’Affaire Capa. Le procès d’une icône, Paris, Textuel, 2017.
- Jose Manuel Susperregui, «The location of Robert Capa’s Falling Soldier», Communication & Society, 2016, 29/2, p. 17-43.
- Richard Whelan, This is War! Robert Capa at work, New York, ICP/Steidl, 2007.
- Barbie Zelizer, About to Die. How news images move the public, New York, Oxford University Press, 2010.
10 réflexions au sujet de « Pourquoi Robert Capa a oublié le deuxième soldat »
Bonjour et merci pour ce papier. Vous écrivez : « Wikipédia mélange des informations obsolètes sur la date et l’identité du premier Falling Soldier […] »
Quand avez-vous consulté cette page pour la dernière fois ? Avez-vous depuis corrigé cette entrée de l’encyclopédie collaborative en ligne ? Si non, pourquoi ? Il serait bon, je crois, si vous ne l’avez pas encore fait, de réécrire de façon claire et sourcée (comme vous le faites bien, la plupart du temps) cette page (Wikipedia), afin de la transformer en « bon article », quitte à la remanier de fond en comble. Je n’ai pas consulté les éventuels autres articles de l’encyclopédie, écrits dans une autre langue que le français, qui concernent le « Falling soldier ». Je ne sais pas ce qu’ils valent.
Amitiés,
É.
@Éric Angelini: Il n’y a pas de polémique sur Wikipédia (dont je ne suis pas contributeur). Les articles de l’encyclopédie en ligne ont l’intérêt de proposer une élaboration collective qu’on peut considérer comme un état représentatif du consensus à un moment T. L’article « Mort d’un soldat républicain » cite la localisation à Espejo, proposée par Susperregui, mais maintient la mention de l’identité du milicien comme étant Federico Borrell García, ou la date du 5 septembre 1936, qui est celle du combat à Cerro Muriano. Ces mentions contradictoires témoignent de la confusion autour de l’image, présentée comme « une photographie de reportage », malgré l’indication: « on la soupçonne d’être une photo posée ».
[MàJ: L’article de Wikipédia a été mis à jour le 19 décembre, suite à la publication de mon billet, mentionné dans les liens externes.]
La source la plus complète sur l’état de la controverse reste le livre de Vincent Lavoie. Celui-ci témoigne de la stratégie d’intégration de la controverse à l’histoire de l’image, qui semble constituer la réponse de l’institution photographique à sa critique.
Un des premiers « photojournalistes », Felice Beato mettait déjà en scènes des squelettes dès 1858 (Révolte des Cipayes)…
La question de la reconstitution se pose aussi pour des photos de la guerre de 14-18 comme celle légendée « Offensive sur le front de Notre-Dame-de-Lorette, à Ablain-Saint-Nazaire (Pas-de-Calais), le 15 avril 1915 » et que l’on voit un peu partout dans des livres et sur le web sans signaler les invraisemblances qui conduisent à la considérer comme une reconstitution. Un site l’analyse dans ce sens : https://histoire-image.org/fr/comment/reply/5053?language=de?to=animation
quand on prend une photo ne dit on pas « shooter »
la simultanéité des tirs (appareil photo et fusil) est surprenante. L’un tue , l’autre immortalise. la photo reste un monument aux morts, à la mort?
Bonjour,
tout d’abord merci beaucoup; je ne connaissais pas cette histoire de falling soldier. Si on remet cette série de photos dans le contexte de la guerre civile espagnole; la fin justifiait les moyens.
Si on ajoute à cette série de photos, la partielle appropriation des photos de Gerda Taro par Capa (via Magnum); la situation est la même, pour d’autres raisons. Qui sommes nous pour juger Capa et peut être son souhait de réussir, d’avoir la certitude de pouvoir apporter au monde un regard nouveau. (chose que vous ne faites pas dans votre dans votre article d’ailleurs).
Bref, très intéressant votre article
@Agnus: Merci pour votre commentaire. Le cas particulier de la guerre civile espagnole et de l’engagement volontariste des organes de gauche du côté du camp républicain constituent évidemment un facteur décisif pour expliquer les biais d’une imagerie qui dérive vers la communication. Pour s’en convaincre, on peut par exemple consulter en ligne le célèbre n° 441 de Vu du 29 août 1936 (https://collections.museeniepce.com/fr/app/collection/7/author/9698/view), qui coûtera sa place au directeur du journal, Lucien Vogel, et qui comporte de nombreux exemples d’images mises en scène, à commencer par sa couverture, due à Hans Namuth. Capa ne fait que s’inscrire dans un style de journalisme caractéristique d’une époque. Il est plus surprenant de constater comment l’historiographie estompera ces origines, pour faire de Capa (et de Magnum) un modèle du photojournalisme.
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