Le 21 octobre 1967, la jeunesse américaine manifeste contre la guerre du Vietnam à Washington. Je reproduis ici mon analyse de la photo de Marc Riboud publiée l’été dernier dans le n° 26 de la revue 6 Mois, dans la rubrique «Iconique» partagée avec Mariette Darrigrand.
Dès 1965, alors que les Etats-Unis interviennent massivement au Vietnam, les protestations se multiplient sur le territoire américain. Pour s’opposer à la guerre, la non-violence apparaît comme la meilleure arme. Le poète militant Allen Ginsberg invite les activistes à distribuer des brassées de fleurs au public et aux policiers: c’est le «Pouvoir des fleurs», le «Flower power», slogan repris par le mouvement hippie.
Au matin du 21 octobre 1967, une foule d’environ 100.000 personnes se rassemble devant le Lincoln Memorial sur le National Mall de Washington: il s’agit alors du plus important rassemblement contre la guerre du Vietnam. En début d’après-midi, après le concert du chanteur Phil Ochs et du groupe Peter, Paul and Mary, plusieurs dizaines de milliers de manifestants passent le pont sur le Potomac et se dirigent vers le Pentagone, siège du ministère de la Défense. Un corps d’infanterie s’interpose pour protéger l’accès au bâtiment. La situation se tend, donnant lieu à des affrontements, mais aussi à des tentatives de dialogue avec les forces de l’ordre.
Plusieurs photographies captent le moment où des manifestants tendent des chrysanthèmes aux soldats. Celle de Bernie Boston sera publiée le lendemain dans le Washington Star sous le titre «Flower Power». Celle de Marc Riboud parait – dans une version légèrement différente de la future icône – en double-page dans Paris-Match deux semaines plus tard, le 4 novembre. L’une et l’autre deviendront des images célèbres, mais la «Fille à la fleur» va prendre un chemin singulier.
Dans l’immédiat, ce n’est pas l’image la plus remarquée du photographe français. A la fin des années 1960, ce sont ses portraits de Ho-Chi-Minh, dirigeant du Nord-Vietnam, qui ornent la couverture des plus grands magazines. Pendant ce temps, la révolte de la jeunesse et les confrontations violentes de l’année 1968 effacent le souvenir du pacifisme et des hippies.
Le retour de la «Fille à la fleur» s’inscrit d’abord dans une démarche rétrospective. Sa version en noir et blanc, la préférée de Riboud, est retenue en décembre 1969 pour illustrer le numéro spécial «Sixties» du magazine Look, aux côtés des images de Martin Luther King, des Kennedy, des Beatles ou des premiers pas sur la Lune. Sous le titre: «La confrontation ultime: la Fleur et la baïonnette», la vision de la photographie s’éloigne de l’actualité et prend un tour plus allégorique.
L’étape suivante de son iconisation s’effectue par le biais des expositions personnelles du photoreporter. En 1975, une rétrospective Marc Riboud intitulée Turbulent Decades retient la «Fille à la Fleur» pour le carton d’invitation au tout nouveau Centre international de la photographie (ICP), créé à New York par Cornell Capa. Elle est encore présente dans sa première exposition individuelle aux jeunes Rencontres de la photographie d’Arles en 1976. L’année suivante, elle figure sur la couverture du catalogue d’une présentation de son œuvre à la galerie du Château d’Eau à Toulouse.
La ponctuation régulière de la «Fille à la fleur» dans ces lieux pionniers éclaire l’entreprise de valorisation de la culture photographique qui naît à ce moment. Le choix du noir et blanc au détriment de la version couleur est à lire comme une revendication esthétique de la part de Riboud. Mais l’image a également valeur de manifeste pour définir le sens historique du photojournalisme.
La protestation contre la guerre du Vietnam a fait émerger la question du pouvoir du document photographique. Les activistes ont brandi les images du conflit comme autant de preuves de l’échec américain, et le président Richard Nixon a accusé les médias de porter une part de responsabilité dans la défaite. Reliée à ce contexte historique, la «Fille à la fleur» propose une vision emblématique de l’opposition de la jeunesse à la guerre. Ce faisant, elle témoigne aussi de la faculté du photojournalisme à incarner l’esprit du temps.
A distance de l’événement, cette image idéalisée d’une confrontation avec l’ordre établi devient une figure inspirante pour de nombreux photographes. Des manifestations pro-européennes en Ukraine (Kiev, 2013) à la contestation de la réforme des retraites en France (Amiens, 2023), en passant par le mouvement Black Lives Matter aux Etats-Unis (Bâton-Rouge, 2016), les confrontations avec les forces de l’ordre reprennent volontiers la composition de la «Fille à la fleur». Ses appropriations au sein de la culture populaire, comme dans le film The Lady de Luc Besson en 2011 ou dans la publicité pour Pepsi-Cola avec Kendall Jenner en 2017, confirment la notoriété de l’icône, tout en montrant les limites d’une lecture qui confine au stéréotype.
- Lire « Iconique » n°25: «Aylan, l’image d’un remords»
Une réflexion au sujet de « La révolte avec des fleurs »
Merci à Vous pour votre lecture des plus Féministes et des plus Précieuses.
Après plusieurs lectures, je l’ai ressenti aussi dans votre article « A hauteur de regard ».
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