La révolution expressive des images documentaires
L’enquête du séminaire visait à analyser le paradoxe des usages narratifs de l’expressivité dans le contexte des images documentaires. Depuis l’ouvrage de Charles Darwin consacré à l’expression des émotions chez l’homme et les animaux (1872), les différentes formes de langage non verbaux (expression faciale, gestuelle et posturale) ont d’abord été étudiées comme un langage naturel, révélateur de la vie psychique. La fonction mimétique, mais aussi le mutisme des œuvres visuelles encouragent les beaux-arts à développer une expertise du vocabulaire expressif, dans un triple objectif de réalisme de la représentation, de traduction des mouvements de l’âme et d’accentuation de la lisibilité des scènes. La discussion sur le Laocoon, célèbre groupe statuaire du 1er siècle avant notre ère, par le philosophe Lessing (1766), explore pour la première fois la question de la normativité dans la lecture des signes corporels. La psychologie moderne et les sciences de la communication font évoluer la compréhension de l’expressivité vers une pratique sociale fortement dépendante de l’histoire culturelle et largement réencodée.
La question de l’expressivité se pose aujourd’hui dans le domaine photographique à propos de certaines icônes médiatiques ou encore à travers l’observation d’une transition de la norme du portrait d’une pose grave, au 19e siècle, vers une pose souriante, au 20e – un tournant généralement expliqué par l’évolution des techniques photographiques. En réalité, le tournant de l’expressivité dans les arts visuels intervient d’abord au début du 20e siècle dans le champ du cinéma muet, qui développe le recours à la pantomime et à l’accentuation gestuelle pour améliorer l’intelligibilité de la narration. Cette nouvelle grammaire est également exploitée dans les domaines du dessin animé ou de la bande dessinée, qui explorent les traductions graphiques du mouvement. Le succès de cette formule inspire le photojournalisme, qui s’efforce à partir des années 1930 d’accompagner le récit de l’actualité par un travail du portrait expressif, que l’on peut décrire comme «expressivité posée». L’impression de «naturel» associée à la traduction iconographique du langage du corps par les médias d’enregistrement rencontre un accueil public enthousiaste, favorise le développement de nouvelles formes médiatiques, comme le magazine, et modifie les codes du portrait, qui s’aligne sur cette révolution expressive.
L’examen de genres plus récents, comme les gifs animés utilisés dans la conversation en ligne, confirme la puissance de la ressource expressive dans un cadre narratif. L’étude de la circulation de gestes de succès sportifs, des chaînes de télévision à péage aux banques de gifs en passant par les films populaires, témoigne à la fois d’une invention gestuelle et de l’existence de pratiques de réencodage, qui contredisent la croyance en un langage spontané.
UE2, séminaire de recherche ouvert aux M2 et doctorants, 1er semestre 2020-2021, jeudi 18h-20h, du 4 novembre 2021 au 10 février 2022, salle Walter Benjamin, INHA, 75002 Paris.
Publication
- André Gunthert, «Un sourire de classe. Le portrait photographique et la culture de l’expressivité», Transbordeur. Photographie, histoire, société, n° 6, février 2022, p. 136-149.
Enregistrements vidéo
- «Expressivité documentaire, expressivité posée», séance du 20/01/2022.
- «L’invention de l’authenticité photographique», séance du 10/02/2022.
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Walter Benjamin, «Petite histoire de la photographie» (1931), Études photographiques, n° 1, 1996.
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Chris Boulton, «Don’t Smile for the Camera. Black Power, Para-Proxemics ans Prolepsis in Print Ads for Hip-Hop Clothing», International Journal of Communication, n° 1, 2007, pp. 758-788.
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Judith Butler, «Performative Acts and Gender Constitution: An Essay in Phenomenology and Feminist Theory», Theatre Journal, 1988, Vol. 40, No. 4, pp. 519-531.
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Barbara Carnevali, Social Appearances. A philosophy of display and prestige, New York, Columbia University Press, 2019.
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Charles Darwin, L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, Paris, Reinwald, 1890.
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Ernst Gombrich, «L’expérimentation dans le domaine de la caricature», L’Art et l’illusion, Paris, Gallimard, 1996, p. 279-303.
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Erving Goffman, «La ritualisation de la féminité», Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 14, avril 1977, pp. 34-50.
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Stephanie Ross, «Painting the passion. Charles Le Brun’s Conférence sur l’expression des passions», Journal of the History of Ideas, 45/1, janvier 1984, p. 25-47.
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Ed S. Tan «Three Views of Facial Expression and Its Understanding in the cinema», in Joseph Anderson, Barbara Fisher Anderson (éd.), Moving Image Theory. Ecological Considerations, Carbondale, Southern Illinois University Press, 2005, p. 107-127.
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Agnès Walch, «De l’âme sensible à l’avènement scientifique des émotions: la densification des émotions dans la sphère privée», in Alain Corbin (dir.), Histoire des émotions II. Des Lumières à la fin du XIXe siècle, Paris, Seuil, 2016, p. 203-226.
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Albin Wagener, «Mèmes, gifs et communication cognitivo-affective sur Internet. L’émergence d’un nouveau langage humain», Communication, 37/1, 2020.
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Yves Winkin, Anthropologie de la communication. De la théorie au terrain, Paris, De Boeck, 2001.
Politiques de la visibilité. Modèles culturels et luttes sociales
Appuyés sur la déconstruction des mécanismes de domination dans les domaines du genre, de la race ou du colonialisme, l’essor des savoirs critiques a contribué à redéfinir les revendications de justice sociale autour de la notion de reconnaissance (Axel Honneth, Nancy Fraser), tout en proposant une critique de la normativité des productions culturelles (Laura Mulvey, Stuart Hall). La définition d’un «male gaze» dans le cinéma hollywoodien illustre l’invention de nouvelles approches des questions de visibilité sociale. Plus largement, on peut observer comment les industries culturelles sont considérées comme un terrain de la critique de la production de stéréotypes sociaux, ou à l’inverse comme un espace de restauration de la reconnaissance des minorités. Enfin, à la question de l’accès à la parole des subalternes, l’automédiation apparaît comme l’instrument possible d’une expression autonome. Le séminaire se donne pour objet l’examen du nouveau rôle des images comme documents critiques dans le cadre ces épistémologies, qui font de la visibilité sociale un outil susceptible de corriger l’action politique, voire de s’y substituer.
Le séminaire a proposé en alternance l’étude des principaux textes et contributions théoriques et l’analyse d’exemples de critiques des productions culturelles, liées notamment à la question des stéréotypes de genre, de la conscience raciale de soi, ou encore la relecture du genre du western. Côté théorique, l’approche par Stuart Hall de la théorie de l’hégémonie culturelle d’Antonio Gramsci a permis d’observer un chassé-croisé entre action politique et action culturelle, qui a alimenté dans la période récente aussi bien les cultural studies que les stratégies de nombreux acteurs politiques. La production culturelle peut-elle être vue comme un terrain alternatif de l’action sociale? Les exemples de reconnaissance des expressions minoritaires dans un contexte d’automédiation montrent que la visibilité n’est pas synonyme de légitimité. Plutôt qu’à une théorie de l’influence des médias d’essence technique, qui a fait un retour en force depuis l’arrivée des médias numériques, il faut constater l’interaction complexe des systèmes de valorisation politique, médiatique et culturel, et la construction des hiérarchies dans des dynamiques de controverses toujours renouvelées. L’étude des stratégies d’invisibilisation, qui mène notamment à l’idée de la construction d’identités négatives, paraît une piste fructueuse. Le séminaire se poursuivra en 2022-2023.
UE54, séminaire de recherche ouvert aux M2 et doctorants, 2e semestre 2020-2021, jeudi 18h-20h du 24 février 2022 au 2 juin 2022, salle Walter Benjamin, INHA, 75002 Paris.
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Keivan Djavadzadeh, «Patricia Hill Collins: l’autodéfinition contre les images performatives», in Maxime Cervulle, Nelly Quemener, Florian Voros (dir.), Matérialismes, culture et communication, vol. 2, Paris, Presses des Mines, 2016, p. 181-194.
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Richard Dyer, «La lumière du monde. Photographie, cinéma et blanchité» (1997, traduit de l’anglais par M. Dell’Omodarme, F. Freitas et N. Quemener), Poli – Politique de l’image, n° 10, 2015, p. 17-41.
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Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte, 2005.
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David Graeber, David Wengrow, «Blâmable liberté. La critique indigène et le mythe du progrès» (ch. 2), Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, Paris, LLL, 2021.
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Stuart Hall, «La culture, les médias et l’‘effet idéologique’» (1977), in Hervé Glevarec, Eric Macé, Eric Maigret, Cultural Studies. Anthologie, Paris, Armand Colin, 2008, p. 41-60.
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Stuart Hall, «La redécouverte de l’’idéologie’: retour du refoulé dans les media studies», Identités et cultures. Politiques des cultural studies (éd. M. Cervulle), Paris, éd. Amsterdam, 2017, p. 199-250.
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Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance (1992), Paris, Gallimard, 2000.
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Axel Honneth, «Visibilité et invisibilité. Sur l’épistémologie de la ‘reconnaissance’», Revue du Mauss, n° 23, 2004.
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bell hooks, Black Looks. Race and representation (1992), New York, Routledge, 2015.
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Laura Mulvey, «Plaisir visuel et cinéma narratif» (1975, traduit de l’anglais par F. Lahache et M. Monteiro), Au-delà du plaisir visuel. Féminisme, énigmes, cinéphilie, Sesto San Giovanni, éd. Mimésis, 2017, p. 33-51.
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Marie-Anne Paveau, «Féminismes 2.0. Usages technodiscursifs de la génération connectée», Argumentation et Analyse du discours, n° 18, 2017.
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Armando José Prats, Invisible Natives. Myth and Identity in the American Western, Ithaca, Cornell University Press, 2002.
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James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance (1992), Paris, Amsterdam, 2008.
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Abigail Solomon-Godeau, «Représenter les femmes: la politique de la représentation du soi» (1995, traduit de l’américain par L. Poupard), Chair à canons. Photographie, discours, féminisme, Paris, Textuel, 2016, p. 229-252.
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Olivier Voirol, «Les luttes pour la visibilité. Esquisse d’une problématique», Réseaux, n° 129-130, 2005, p. 89-121.