Le portrait est un genre si omniprésent qu’il est devenu littéralement invisible. L’opération de pose qui conditionne la réalisation de l’image, et qui consiste à composer l’espace d’un instant une expression figée conforme aux règles de l’interaction photographique, n’est plus identifiée comme une contrainte résultant du dispositif: elle est vécue comme un simple réflexe, un automatisme presque dépourvu de signification. L’assimilation remarquable de ce code trahit la dimension profondément sociale du portrait, qui transpose dans l’espace visuel les règles de la présentation de soi en public.
L’enquête portera d’abord sur les formes historiques de l’image des individus, dont l’émergence s’accompagne de récits de légitimation mettant en avant son caractère d’authenticité, telle la légende du portrait de Dante par Giotto selon Vasari. Mais la discussion de sa nécessaire part d’idéalisation fait également partie intégrante du genre, dévoilant l’articulation fondamentale de la dimension référentielle avec la mise en scène de la représentation. On ne sera pas surpris de retrouver cette articulation à l’ère d’Instagram – plate-forme toujours vitupérée pour le déploiement de la version la plus avantageuse des vies exhibées, alors que cette euphémisation fait partie des règles sociales de la présentation de soi.
Dès lors qu’elle participe d’une part majeure des pratiques visuelles, de la photographie familiale à la diffusion des «identités somatiques» des réseaux sociaux (A. Casilli), cette hybridité native du portrait invite à interroger les usages et les implicites d’une imagerie foisonnante. En analysant de manière concrète les conditions de l’énonciation, on s’apercevra que l’effet de présence ou l’illusion interactionnelle volontiers attribués à l’image de soi dépendent de réseaux symboliques étroitement dépendants des conditions de lecture. On s’interrogera également sur la portée politique et sociale de l’appropriation des outils de la présentation de soi.
UE 807 – Séminaire de recherche, mention Arts, littératures et langages, EHESS. 2e semestre 2024-20245, jeudi 16h-18h, du 20 février au 12 juin 2025, salle Walter Benjamin, INHA, 2 rue Vivienne, 75002 Paris (inscription).
Bibliographie indicative
- Sébastien Allard, Robert Rosenblum, Guilhem Scherf, et al., Portraits publics, portraits privés, 1770-1830, Paris, RMN, 2007.
- Jacques Aumont, Du visage au cinéma, Paris, éd. de l’Etoile, 1992.
- Pierre Bourdieu (dir.), Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965.
- Olivier Caïra, Définir la fiction. Du roman au jeu d’échecs, Paris, éd. EHESS, 2011.
- Richard Chalfen, Snapshot Versions of Life, Bowling Green State University Popular Press, 1987.
- Georges Didi-Huberman, «Ressemblance mythifiée et ressemblance oubliée chez Vasari. La légende du portrait sur le vif», Mélanges de l’Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée, n° 106/2, 1994.
- Naïma Ghermani, Le Prince et son portrait. Incarner le pouvoir dans l’Allemagne du XVIe siècle, Paris, Presses universitaires de Rennes, 2009.
- Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Paris, Ed. de Minuit, 1973.
- André Gunthert, «La visibilité des anonymes. Les images conversationnelles colonisent l’espace public», Questions de communication, n° 34, 2018 (juin 2019).
- André Gunthert, Pourquoi sourit-on en photographie?, Lyon, Deux-Cent-Cinq, 2023.
- Irène Jonas, «Portrait de famille au naturel», Études photographiques, n° 22, septembre 2008.
- Stephen Perkinson, The Likeness of the King. A Prehistory of Portraiture in late medieval France, Chicago, University of Chicago Press, 2009.
- Edouard Pommier, Théories du portrait. De la Renaissance aux Lumières, Paris, Gallimard, 1998.