Le 13 juillet 2024, en plein meeting, plusieurs balles sifflent aux oreilles de Donald Trump – l’une d’elle transperce son pavillon. Les snipers du service de sécurité ripostent, exécutant le tireur, âgé de vingt ans. Une minute plus tard, le candidat à la présidence se redresse, protégé par des agents qui font rempart de leur corps. Des traces de sang maculent son visage. Face à son public, il brandit le poing, s’écriant «Fight!» («Combattez!») à trois reprises. De nombreuses photos et vidéos de cet instant sont réalisées par les journalistes présents. Celles d’Evan Vucci, chef du service photographique d’Associated Press à Washington, illustrent dès le lendemain les grands titres des quotidiens.
Sur un événement situé au sommet de la hiérarchie de l’actualité, une image aussi soigneusement composée déclenche un processus médiatique qui prend la photographie pour sujet. Au commentaire de l’événement s’ajoute rapidement celui de l’image. L’auteur est interviewé pour livrer les secrets de sa prouesse, des spécialistes sont mobilisés pour interpréter les détails formels de l’œuvre. C’est l’occasion de briller par la mention de précédents photographiques ou picturaux, qui démontrent l’épaisseur symbolique de l’image (et l’érudition du commentateur). En bref, la photographie, qui passe d’habitude pour une image transparente qui ne mérite pas tant de chichis, est ici examinée comme un tableau de maître. Cette conversion de l’interprétation du document photographique est qualifiée du nom d’«icône». Son caractère exceptionnel sera souvent confirmé après coup par un prix.
Interrogé par le Guardian, Evan Vucci souligne lui-même la «composition» de sa série. Hérité de la tradition picturale, ce terme qui désigne la sélection des motifs paraît contredire l’objectivité de l’enregistrement photographique. Mais le mythe indiciel n’en décrit qu’un aspect. Si l’authenticité des images contribue à leur valeur journalistique, la dimension narrative fait également partie des exigences du métier. L’art de saisir dans un bref espace de temps les éléments les plus caractéristiques d’une situation confère leur lisibilité à des photos qui ont pour fonction d’éclairer l’actualité. Dans ce cas, la comparaison avec la vidéo de l’événement permet de saisir les choix narratifs de Vucci. La contre-plongée place Trump au sommet d’un triangle, poing levé, dégage l’arrière-plan en effaçant la foule, et y ajoute le drapeau qui flotte au-dessus de l’estrade. La vision de la scène s’en trouve radicalement modifiée.
Echapper de justesse à une tentative d’assassinat, pour un candidat à la présidence des Etats-Unis, constitue sans aucun doute un événement saisissant. Mais la présence du drapeau accentue la dimension allégorique qui guide ici la lecture de l’image. «Pourquoi a-t-on immédiatement qualifié cette photo d’historique?», m’interroge Julia Vergely, journaliste à Télérama, quelques jours après l’attentat. L’explication de ce sentiment tient à l’interprétation de la réponse combative de Trump comme un signe annonciateur de sa victoire future, à un moment qui correspond à l’effondrement de la candidature de Joe Biden. Le caractère fictionnel de cette perception apparaît clairement une dizaine de jours après les faits, alors que le candidat démocrate a cédé sa place à la vice-présidente Kamala Harris, qui semble plus à même de l’emporter. La dimension historique de l’image, que le succès électoral de Trump aurait pu consacrer, semble désormais s’effacer au rythme des interventions maladroites du camp conservateur.
Le cas est donc tout à fait passionnant. D’une part, une photo réalisée sur le vif, sans le moindre trucage, dont l’auteur revendique explicitement la «composition», propose une vision distincte de la scène vécue. Son expressivité la fait immédiatement reconnaître comme une icône au fort potentiel médiatique. Comme le lyrisme de la contre-plongée ou l’introduction du drapeau, l’effacement du public, dont la présence explique la réaction vigoureuse de Trump, modifie la lecture de l’image et lui confère un caractère allégorique. Un document photographique peut-il faire l’objet d’une lecture symbolique? Etroitement dépendante du scénario de la présidentielle américaine, cette interprétation est manifestée par le traitement spécifique de l’image, devenue objet de l’intérêt médiatique, et par les commentaires exaltés qu’elle suscite («Les effets iconiques d’une photographie ne doivent pas être sous-estimés, car la vérité ne résiste pas aux icônes. En fait, les icônes ont toujours plus d’effet que la vérité», indique par exemple l’expert Ron Burnett au média Voice of America).
La dimension fictive de cette projection, dont on peut noter le succès dans le camp trumpiste, est par ailleurs attestée par l’évolution de la réception de l’affrontement électoral. En l’espace de quelques jours, la portée de cette image qualifiée d’«historique» a été contredite par le rajeunissement de la candidature démocrate. Sa signification ne tenait donc pas à sa seule composition, mais plutôt à la lecture optimiste d’un attentat raté, transformé en présage d’une victoire facile de Donald Trump.
Références
- Helen Sullivan, «‘The job is all about anticipation’. Behind the lens of the defining photo of the Trump rally shooting», The Guardian, 15 juillet 2024.
- Liam Scott, «How will photos of Trump shooting shape US presidential campaign?», Voice of America, 17 juillet 2024.
- André Gunthert (propos recueillis par Julia Vergely), «Avec cette image, on a quitté le terrain du réel», Télérama, 24 juillet 2024.
4 réflexions au sujet de « L’allégorie de Trump en vainqueur fait pschitt… »
Le cadrage est au centre du discours dominant sur l’esthétique photographique, alors que, comme l’illustrent tes choix iconographiques, la photographie est avant tout une affaire de point de vue au propre comme au figuré.
Le meeting de Trump a été mis en scène par ses organisateurs pour les spectateurs qui avaient fait le déplacement mais aussi pour les photographes et les télés. Les 2 illustrations visuelles que tu as choisies supposent 2 points de vue photographiques, 2 emplacements.. Le photographe doit faire un choix au début du meeting. Soit il s’installe aux plus près de Trump pour réaliser un portrait en contre-plongée avec, grâce aux choix scènographiques des organisateurs du meeting, un drapeau américain en arrière plan, soit il est loin du candidat (sur une plate-forme installée pour la presse ?) et c’est la foule des supporters l’arrière plan. Si la focale est courte le point de vue met l’accent sur la « marée » de supporters, si elle est longue Trump remplit le cadre et les supporters jouent alors le rôle illustratif du drapeau américain de la photo précédente.
En temps normal, des journalistes de la presse écrite ou audiovisuelle vont sélectionner ces images pour illustrer leurs articles. Leur point de vue sera différent si c’est pour Libé ou pour Valeurs actuelles et leur sélection prendra en compte la scénographie et l’expression du candidat. Mais c’est leur article qui nous donne à voir l’image.
Lorsque l’attentat se produit, il ne reste plus qu’un bon point de vue, photographiquement parlant. Le public ne comprend pas ce qui se passe et se comporte comme d’habitude. Il pollue l’image qui ne vaut que par la façon dont Trump se met en scène instinctivement.
Dans un premier temps nous avons tous le même point de vue sur l’image. Ce n’est pas l’article qui l’accompagne qui nous la donne à voir, mais notre culture cinématographique et la personnalité de Trump en cet instant de l’élection où il fait face à un Biden qui semble de plus en plus momifié. C’est beau comme du Rocky Balboa (pour les plus vieux, une série Netflix pour les plus jeunes).
La désignation de Kamela Harris nous donne à voir différemment l’image. Elle casse en tout cas cette unanimité. Parce que la victoire ne semble plus inéluctable, l’homme Trump revient. Le surhomme qui défie son assassin au lieu de se réfugier derrière le secret service, devient l’ancien Président qui refuse de se laisser emmener dans la maison de santé où une place l’attend.
Encore 3 mois à tenir.
Analyses brillantes… qui soulignent le raffinement de plus en plus glaçant d’une politique qui apparemment n’est plus qu’image, de plus en plus manipulée, y compris par l’IA… mais où les gens meurent vraiment, par centaines de milliers, soldats conscrits de force en Ukraine, civils et enfants en Palestine…
Comment briser le miroir, la glace réfléchissante, dans ce jeu d’ombres et de trompe-l’oeil, où on ne sait plus si le « Secret Service » fait semblant d’être incompétent, ou fait semblant de faire semblant…
On a envie de revenir aux nouvelles locales, aux messages sur whatsapp et telegram, à la si injustement décriée « université whatsapp », où on a le sentiment d’avoir plus de contrôle sur l’information, un rôle plus actif dans sa fabrication.
Les commentaires étant fermés sous votre article « Macron nazi, la caricature de trop« , j’en laisse un ici (pardon).
6 ans après, écririez-vous le même article ?
A l’époque, contrairement à vous, je m’étais posé la question : « De quoi cherche à nous prévenir Le Monde avec cette une ? » De quelles informations disposent les journalistes pour utiliser cette iconographie très évocatrice ? (Surtout sachant que Le Monde avait pris position pour faire élire Macron.)
Pour moi, c’était un avertissement clair et net. Je l’ai pris au sérieux – et je me suis demandé où on allait.
Avec le recul et ce qui s’est passé depuis, êtes-vous toujours dubitatif quant à l’opportunité de grimer Macron en dictateur ou y voyez-vous un avertissement déguisé dans un contexte où il était impossible de dénoncer ouvertement la situation (soit parce que les preuves étaient floues, soit à cause du danger – on se souvient de Marianne publiant les menaces du candidat Sarkozy aux journalistes type : on sait où ta fille va à l’école et les voitures passent vite – menaces que Sarkozy n’a jamais rétractées publiquement).
Et si tel est le cas, n’est-ce pas à dire que l’analyste a failli dans le spectre de ses hypothèses analytiques, à savoir prendre au sérieux cette image – au pied de la lettre ? Cela voudrait dire que l’avertissement n’a pas été relayé par ceux qui avaient les capacités de l’analyser.
@Charles: Vous avez bien fait ! Non, je ne changerais pas mon analyse de cette couverture, car celle-ci reposait sur un faisceau d’éléments qui n’ont pas été modifiés depuis (nous n’avons par exemple pas de propos recueillis de Talbourdet, l’auteur du visuel, qui viendraient contredire les déductions que je présentais).
En revanche, rien ne vous empêche d’avoir une lecture allégorique de cette image, dont les connotations semblent effectivement faire écho à l’actualité politique récente. J’ai vu moi-même ces dernières semaines sur les réseaux sociaux diverses mentions de cette image (et le cas échéant de mon billet), perçue comme symbolique de la dérive autoritaire du macronisme. Cette lecture reste cependant une interprétation projective. La relecture de l’article d’Ariane Chemin illustrée par Talbourdet confirme que les journalistes du Monde ne disposaient en 2018 d’aucune information inconnue du public. Celle qui avait révélé le rôle d’Alexandre Benalla quelques mois plus tôt ne faisait que réunir les éléments d’une spectaculaire dégringolade, avec l’emblématique révolte des Gilets jaunes. Suffisamment pour s’alarmer, mais pas assez pour peindre Macron en nouvel Hitler – raison pour laquelle le journal s’était empressé de présenter ses excuses à ses lecteurs!