Vendredi 27, discussion de la mobilisation du chaton bruxelloise à L’instant M de Sonia Devillers (avec Anais Carayon), sur France Inter. En une vingtaine de minutes, pas mal de symptômes utiles d’une culture web toujours hétérogène.
L’objet du débat, c’est la diffusion les 22 et 23 novembre sur Twitter d’une avalanche de photos de chats, sous le hashtag #BrusselsLockdown, en réponse à la demande de discrétion de la part de la police, durant l’alerte qui affecte la capitale belge. Un sujet très largement commenté dès le soir du 22 novembre dans la plupart des médias.
Malgré cette surexposition, Sonia Devillers prend le parti de faire précéder la discussion du cas bruxellois d’une présentation du phénomène des lolcats – encore inconnu, expliquait-elle hors antenne, pour une majorité d’auditeurs de France-Inter (60 ans de moyenne d’âge).
Dans une émission consacrée aux médias, le cadrage dit l’essentiel. Un sujet maîtrisé est un sujet qui a fait l’objet d’une longue analyse collective, qui a permis d’en identifier les ressorts et d’en stabiliser les axes narratifs. Rien de tel vendredi, où l’on mélange allègrement la question animale, les usages de l’imagerie animalière, les lolcats et in fine le mème belge.
Dans sa chronique, Philippe Vandel produit un exemple typique d’approche normative. Deux cas récents sont analysés par le biais des réactions des internautes, décrites comme excessives. L’implicite est qu’il vaudrait mieux se préoccuper des humains que des animaux. L’émotion suscitée par les maltraitances animales est donc présentée sur un mode de panique morale, comme une affectation ridicule et une dérive (« une tendance lourde ») d’une société sans repères.
En matière culturelle, la force de la position normative continue de m’étonner (on peut se référer ici aux débats sur le selfie, qui ont exactement la même structure). Plutôt que de prendre en considération l’émergence d’un nouvel objet d’attention, la position normative consiste à en proposer une approche caricaturale, pour mieux inviter à rentrer dans le rang des formes culturelles établies.
L’histoire de la photographie de famille au cours du XXe siècle montre l’individualisation d’un nouvel acteur. La présence de plus en plus marquée de l’enfant traduit une évolution fondamentale de la perception de son rôle au sein de la structure familiale1. L’image documente cette reconnaissance de la manière la plus visible et la plus élémentaire.
Ce précédent m’a convaincu de longue date que la forte présence animale, qui frappe en effet dans les usages ordinaires en ligne, est la trace d’une évolution similaire. Ne pas voir que l’animal a acquis aujourd’hui un statut de personne à part entière, très éloigné de celui qui était le sien en 1950, me paraît d’une parfaite myopie.
Les images d’animaux sont utilisées à des fins très diverses. Mais la tradition de la satire animalière, illustrée depuis l’Antiquité par le genre des fables, devrait nous aider à repérer le vieux principe du commentaire détourné de la condition humaine, à travers une figure qui autorise sa dénonciation sur un mode humoristique.
Les lolcats du blackout bruxellois offrent un exemple d’un grand classicisme de cette fonction. A condition bien sûr d’identifier le chaton comme une figure de la critique du web2, un symbole de la futilité sinon de l’échec de la participation (voir “Les chats, les marmottes et les fins de la participation”). C’est sa citation au second degré, au titre d’icône de l’innocuité, dans le mème bruxellois, qui fait ici du chaton une figure ironique de la censure. Cette forme de résistance polie, mais néanmoins grinçante, aux contraintes de l’état d’alerte est la première manifestation populaire d’une critique de l’ambiance très « va-t-en guerre » de la séquence post-attentats.
Le traitement léger de cet épisode expressif illustre la constance du réflexe qui impose de regarder de haut la culture populaire – et en ce qui me concerne, être invité comme spécialiste des chats est une marque de distinction paradoxale, pas loin de la mise à l’index (voir “André Gunthert, ethnographe du LOL”). Ainsi, animaux et web marchent bel et bien sur la même route, à l’écart des sujets légitimes. Leur rencontre n’a pas fini de faire dresser le sourcil des autorités.
- Irène Jonas, “Portrait de famille au naturel. Les mutations de la photographie familiale”, Etudes photographiques, n° 22, septembre 2008. [↩]
- Après être passé par un stade d’icône de la culture geek, voir Vincent Glad “Les chats ne sont pas les rois de l’Internet”, Culture Visuelle, 7 décembre 2011. [↩]
6 réflexions au sujet de « Le chaton, figure ironique de la censure »
« En matière culturelle, la force de la position normative continue de m’étonner. » C’est votre étonnement qui m’étonne : en l’espèce, la réception d’un phénomène sociale, réception ici normative et réprobatrice, ne fait-elle pas partie du phénomène culturel lui-même ? Donc à analyser et à prendre en compte en tant que partie, et non pas (seulement) en tant que réaction à ce phénomène, qu’elle participe à construire, fusse contradictoirement ? Il me semble qu’aborder le sujet de cette manière serait autrement plus fertile que de considérer la réception comme totalement étrangère, parasitaire, ce qu’elle n’est de toute évidence pas. D’autant qu’à côté de la réception il y a l’amusement et même l’indifférence de certains (de la plupart ?), qui contribuent eux aussi, dans un paradoxe qui n’est que d’apparence, à entretenir le succès des chatons et autres, dans des catégories bien précises de la population.
La réception négative fait-elle partie d’un phénomène culturel? Incontestablement (j’ai développé un constat similaire à propos du selfie). L’observateur peut-il s’extraire de la réception pour en proposer une vision objective dégagée de toute implication? Il appartient à l’illusion scientiste de le croire. Je ne me considère pas comme détenteur d’une vérité supérieure produite par une observation indépendante, mais comme un acteur lui-même engagé dans le processus, car le discours savant participe évidemment, à sa place et à sa mesure, à la construction de cette réception, comme en témoigne mon invitation à l’émission.
Mon étonnement porte sur la force de la position normative, pas sur son existence. Celle-ci repose en effet sur de fausses évidences (comme l’idée qu’il faudrait préférer l’humain à l’animal), alors que l’évidence première est précisément celle issue de l’observation. Au lieu de considérer qu’il faudrait moins de chats, ou que l’intérêt qu’on leur porte est excessif, ne serait-il pas plus pertinent de commencer par se demander ce que signifie leur présence?
Merci André. Un instant j’ai lu « la mondialisation du chaton… ». Peut-être pourrions-nous tenir compte aussi de la culture humoristique belge qui a su transformer notre historique Etat tampon en Etat chaton. Est-ce qu’un tel mème (toutes choses étant égales par ailleurs) aurait été possible en France ou en Allemagne?
C’est un débat méthodologique important (et pas du tout du pinaillage…).
Mais oui, la réception (positive ou négative, peu importe) fait partie du phénomène, s’y intègre et le construit. Et être acteur (qui ne l’est pas ?) ne devrait pas amener à être sidéré par l’existence de la réception… puisque nous sommes tous récepteurs.
Quand à être « étonné » par sa force normative (hormis que si elle n’était pas forte, elle n’aurait rien de normative : elle ne serait d’anecdotique), ne vaudrait-il pas mieux l’analyser plutôt que d’être fasciné-hypnotisé par elle ? C’est la différence, je crois, qu’il y a entre le commentateur et le savant, et nous avons besoin de savants.
Mais quoi qu’il en soit, merci pour ce débat, qui est dans cette incroyable tourmente une respiration et une pause nécessaire – au passage, l’usage, médiatique et sur les réseaux sociaux, des images de bougies iconiques, piétinées (par les flics) ou lancées (mais je n’en ai pas vu, je n’ai lu que des assertions) lors de la manifestation d’hier à Paris, vaudrait elle aussi une analyse fouillée.
@Gil: Hommage mérité aux Belges pour leur maîtrise de la culture LOL! ;) A quoi il faut ajouter que la médiatisation immédiate (1ers comptes rendus dès 22h30, soit environ une heure après l’émergence du phénomène) a aussi amené beaucoup de sympathisants extérieurs – Français, Anglais, Espagnols… – à participer au jeu.
Après les postures des 2 journalistes de Radio France lors de l’émission en objet, votre recadrage fait du bien.
Sujet dans le sujet, la relation humain-animal mériterait qu’on soit nombreux à s’y pencher sérieusement, longuement et humblement pour la considérer sous un angle éthique. Hélas nous, humains, sommes plus enthousiastes à admirer notre nombril ou à semer la désolation qu’à regarder en face nos responsabilités et nos failles pour mieux agir.
Celui qui » faute » en s’émouvant ou se penchant sur le sort des animaux entend fréquemment que, dans toutes les circonstances, il faut s’occuper d’ abord des humains.
A ces trop nombreuses personnes qui considèrent que la souffrance et la mort des animaux n’est rien en regard de celles des humains il faut rappeler qu’elles sont des ANIMAUX HUMAINS et que si la supériorité de leur espèce réside d’ abord dans sa capacité vorace à tout s’ approprier et asservir…ça ne rend pas, dans l’ absolu, ces personnes plus importantes que les individus d’autres espèces : elles sont des êtres vivants & sensibles parmi d’ autres êtres vivants et sensibles et ne sont, somme toute, ni les plus utiles à la Planète ni les meilleures . D’ ailleurs respecter sa propre espèce n’empêche pas de respecter les autres.
Dans la quasi totalité des cas d’aide et secours aux animaux il s’agit de réactions suite à des malversations humaines directes (maltraitances physiques et psychologiques à des fins souvent mercantiles, abandons, souffre-douleurs,…) ou indirectes (dénaturation des territoires naturels, méconnaissance des besoins de l’ animal…).
En outre, pour 1 cas médiatisé, ce sont souvent des milliers qu’on a passé sous silence, méprisé, dénié…Il s’avère donc parfaitement légitime de réagir vivement au nom des autres et chercher à faire connaître le mal qui leur est fait. Ainsi s’émouvoir pour un chat martyrisé volontairement est une façon de penser à toutes les victimes similaires mais oubliées, considérées comme partie négligeable de notre triste monde anthropocentriste.
A noter: ceux qui critiquent les défenseurs des animaux n’iront pas faire la morale à ceux qui ne s’occupent que de leur nombril, de leur loisirs (piscine, télé, shopping, chasse, etc…), de leur beauté, de leur confort ou autre activité égoïste pendant que des bénévoles & militants se mobilisent en prenant sur leur temps libre, leur argent, leur énergie physique et émotionnelle pour un « autre » qui est l’animal .
Pire, certains armés d’orgueil et de cynisme décrètent stupide, ridicule, faible, dévalorisant, inutile….celui qui s’investit d’ une manière ou d’ une autre pour la cause animale. » Rendez-vous compte: on ne va pas s’abaisser à les pleurer, les plaindre, les défendre ces bêtes! Nous, les super héros de la Planète!… ».
Or c’ est l’ inverse; par exemple savoir être humble et rendre hommage à Diesel prouve la force de l’ empathie, de la gratitude et de la compassion… Ce sont ces mêmes forces que nous devons aujourd’hui plus que jamais mettre en œuvre si nous voulons que l’ humain ait un avenir sur la Planète. Du reste, mieux qu’ une force pourrait-on évoquer une forme de sagesse?
Last but not least, défendre la cause animale est certainement un des engagements les plus altruistes: on ne gagne rien si ce n’est le bonheur de faire un peu de bien et cela coûte beaucoup à titre personnel (interrogez les associations submergées et ramant pour faire face)
Sermonner et moquer les amis des animaux montre une indifférence indécente à la souffrance des bêtes et un déni de ses propres responsabilités dans les exactions humaines.
Des esprits éclairés (Pythagore, Voltaire, Lamartine, Émile Zola, Einstein, Milan Kundera, Victor Hugo, Albert Schweitzer, Leonard de Vinci, Marguerite Yourcenar et tant d’autres) ont tout compris et depuis longtemps ; dommage qu’ils soient si peu écoutés et suivis.
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