C’est la guerre. Ce n’est pas moi qui le dit, mais plusieurs médias, qui s’interrogent de manière insistante sur la couverture à donner aux attentats jihadistes. Non plus, comme à l’époque des premières vidéos de décapitation, pour protéger le public d’une violence insoutenable – débat par ailleurs classique. Mais pour filtrer, anonymiser, affaiblir la communication terroriste, dont la propriété est traditionnellement de profiter de l’amplification médiatique. Après l’éditorial de Jérôme Fenoglio indiquant que Le Monde «ne publiera plus les photographies des auteurs des tueries pour éviter d’éventuels effets de glorification posthume», Libération illustre à son tour de façon frappante cette mise en retrait par le découpage des visages ou du corps des auteurs d’attentats.
Malgré l’évocation des devoirs de l’information, pieusement rappelés par Laurent Joffrin, lorsque la presse s’interroge ouvertement sur ce qu’elle doit cacher, c’est qu’on a changé de régime. Comme l’expliquait ce matin Alexandra Schwarzbrod sur France Culture, ce débat s’appuie notamment sur des réactions de lecteurs, qui expriment un effet de «saturation». On retrouve donc ici les manifestations d’une censure avouée, qui ne relève plus seulement de la marge d’appréciation éditoriale, mais d’un changement d’état plus global de la société, qui s’inscrit désormais dans la logique d’une communication de guerre.
Lire la presse en 1914-1918, c’est faire face à une information officiellement tronquée et aménagée, pour des raisons psychologiques aussi bien que stratégiques, qui conduisent par exemple à minimiser ou à masquer les victoires de l’adversaire, et à mettre en avant ses défaites.
A l’inverse, le traitement naïf de l’actualité, amplifié par la communication gouvernementale et par la caisse de résonance des breaking news, a alimenté jusqu’à présent le paradoxe consistant à assurer la communication de l’ennemi, et à mettre en avant ses victoires à travers l’imagerie des attentats. L’absence d’une illustration des succès de la stratégie antiterroriste est rendue d’autant plus flagrante par la répétition d’une iconographie du deuil, de l’hommage ou du recueillement, dont on aperçoit les limites en termes de consolation. Tel est du moins le sentiment suggéré par le débat actuel, qui propose d’adapter le traitement médiatique à la perception d’une situation d’antagonisme hystérisé.
En conseillant de représenter désormais les terroristes affublés d’un nez de clown et de dents de lapin, un journal satirique allemand pousse à sa limite parodique ce questionnement. Comme l’écrit Joffrin, «une photo publiée ne changera rien à la stratégie des terroristes». Ce qu’elle modifie en revanche, c’est la réception du fait terroriste pour le grand public, premier destinataire de l’information, qui marque aujourd’hui sa réticence à avaliser sans broncher la valorisation publique des attentats.
10 réflexions au sujet de « Affaiblir l’image du terrorisme »
En poursuivant dans cette logique de censure, il serait bientôt utile de ne plus publier aucune info sur un acte de terrorisme (les journalistes étant renvoyés dans les Agences pour l’emploi en tant que personnel recruteur), dont seuls les témoins sur place auraient connaissance et n’auraient pas le droit d’en divulguer l’existence.
Aux photos caviardées (ou transformées par un humour allemand très léger) sur les journaux écrits, s’ajouteraient des articles tout blancs.
Les chaînes de télé en boucle diffuseraient des épisodes de Belphégor et Pujadas présenterait le jeu des Mille euros sur France Inter.
On vivrait enfin dans un monde apaisé.
“Dans ce contexte, lancer un débat sur la divulgation des noms et photos des terroristes, c’est avant tout s’imaginer qu’on a une marge de manœuvre. Un pouvoir quelconque. On ne sert pas à rien. On va agir, à notre humble niveau. On va prendre une décision et elle va peut-être changer quelque chose. Alors on va arrêter de montrer leurs visages.” http://us11.campaign-archive2.com/?u=22e9f19b5e27265bddef2006d&id=693694c3ef&e=99de3b4b3c
Titiou s’exprime ici en tant que journaliste. Mais je pense que ce débat est aussi une réponse à l’angoisse générale. M’associer à ce débat en tant que citoyen, c’est pouvoir m’imaginer qu’il y a une marge de manœuvre. Alors qu’avec la proposition :-) de Dominique Hasselmann, à n’en pas douter plus efficace, on bascule dans une autre société.
J’adore, même si …, le concept du « monde apaisé », belle trouvaille.
Comme disait Albert Einstein, quand on sait quelque chose, il faut le dire, mais il faut le dire dans son entièreté. Or aujourd’hui, la presse, pressée, ne dit les choses que de façons partielle et biaisée, et là est le vrai problème. Cacher des visages n’est pas une solution. C’est élargir le débat qui compte autrement dit aller au delà de ce qui heurte, émeut, indigne ou rassure. C’est être autre que réactif, c’est donner tous les tenants et aboutissants, y compris les avis qui dérangent ou qui ne sont pas conformes aux attentes, c’est donner la parole à ceux qui ne l’ont pas… C’est bien par ce manque que la presse pèche.
En 2014, journalistes et blogueurs avaient déjà tenté de détourner par la satire l’imagerie des terroristes http://imagec.hypotheses.org/1681. A mon avis, dans les contextes actuels, la satire semble être épuisée de sa force au point que le gens réclament, comme tu le démontres, la censure de cette imagerie terroriste. La proposition de remplacer les images de deuil par celles des victoires (et encore lesquelles?) semble une solution pour ne pas amplifier la propagande jihadiste, mains la logique médiatico-politique est obstinément fixée sur sa mantra de ‘guerre contre le terrorisme’ et continue dans l’humiliation et l’obscurcissement de l’ennemi dans l’espace public d’une manière peu réussie et utopique (les silhouettes blanches proposées dans l’édito de Libé m’ont fait penser à l’épisode « White Christmas » de la série sci-fi, britannique Black Mirror, où la technologie Z-Eye permet à occulter la réception des images par les gens bloqués, condamnés à voir que des silhouettes creuses).
Le point de vue d’un ancien militaire avec un portrait photo intéressant http://www.lopinion.fr/blog/secret-defense/gerard-chaliand-quand-on-est-prepare-pire-on-garde-toujours-l-107692?utm_source=twitterfeed&utm_medium=twitter
@Montulet L’idée qu’en guerre il faudrait donner la parole à ceux qui ne l’ont pas et dont les réponses ne sont pas conformes à ce que l’on attend, ça n’a à ma connaissance jamais été fait, à part peut-être en Israël.
Mais ce peut-être aussi un moyen de dire que l’on n’est pas en guerre ce qui, si l’on regarde la situation de pays réellement en guerre, semble être encore une opinion respectable.
@Dominique Hasselmann: Le traitement médiatique récent est-il si satisfaisant? Entre un monde hystérisé par l’urgence permanente et un « monde apaisé », il devrait exister un moyen terme acceptable. En tout état de cause, l’existence d’un débat public qui force à s’interroger et à préciser des positions, plutôt que de courir sans trêve derrière le lièvre de l’actu, me paraît plutôt une bonne chose.
@Fatima Aziz: Je ne confondrais pas ici le débat médiatique avec le détournement satirique, même si les deux propositions tentent de répondre à la même situation paradoxale, celle de l’amplification de la communication terroriste par les circuits normaux de l’information. A cet égard, les silhouettes blanches de Libé sont à considérer comme une illustration du débat plutôt que comme une suggestion réaliste de traitement médiatique.
Dévaloriser l’image de ces gugus, c’est ce qui me semble être en jeu dans l’article. Les consultants-communicants convoqués par les medias nous rabachent que DAESH est costaud en communication. Et si c’était nos communicants à nous, formés à amplifier la voix du puissant du moment, qui n’avaient même pas l’idée de mettre en place une stratégie de contre attaque? C’est si compliqué de prendre l’image de ces soit-disant braves-soldats et de la tordre dans l’autre sens? Nez rouges et dents de lapins peut-être. Et thème de recherche avec application immédiate pour dernière année d’écoles de com dès la rentrée de septembre?
Je suis quand même effarée qu’après avoir starisé sans réflexion ces criminels, tout à coup, parce que l’opinion en a marre (trop de stars tue les stars), on anonymise des images au point d’en faire des objets qui n’ont plus aucun sens. Et le tout sans plus de réflexion. Autant montrer un paysage ou tout autre chose. Pire même, elles commencent à ressembler à des oeuvres d’art (Martha Rosler, Gérard Fromanger). Enfin, Libé a quand même trouvé le chemin de ce blog, ce qui est déjà un pas. La RTBF par exemple ne voyait pas le problème de montrer, comme disait très justement un commentateur de Libé, le criminel en « mode bogos » (selfies de salle de bain destinés à donner une image sexy, intime et de guy-girl next door). Bref, il y a du boulot. Merci beaucoup pour ce rappel historique en tout cas.
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