(Tribune publiée aujourd’hui dans Libération) Spécialiste de culture visuelle, je fais partie des experts périodiquement sollicités lorsque l’actualité s’emballe. Malgré la formule rituelle d’une “société des images”, dans l’espace médiatique, cette interrogation reste rare. Les images de tous les jours n’intéressent pas les rédactions. Charlie, Aylan, 13 novembre ou 14 juillet: voici les sujets sur lesquels on me demande mon avis. Comme la peinture d’histoire, autrefois mobilisée pour immortaliser les hauts faits de guerre ou les événements mythologiques, questionner l’image ne se justifie qu’à partir du niveau “breaking news”.
Dans le cas de l’attentat de Nice, plusieurs comptes rendus ont condamné la circulation sur Twitter de vidéos du camion fou ou des corps des victimes éparpillés sur la promenade, mais aussi l’interview par France 2 d’un homme interrogé à côté du cadavre de son épouse.
Bien sûr, la question des limites de la représentation de la violence ou les problèmes éthiques soulevés par le spectacle des victimes restent d’éternelles énigmes. En opposition avec une doctrine de l’image transparente, pur véhicule de l’information, la découverte de l’existence de contraintes de décence suscite un étonnement toujours renouvelé. En réalité, ces limites existent au quotidien, mais restent habituellement invisibles. Seule la confrontation avec la mort ou la douleur les rend manifestes.
Cependant, tout se passe comme si la réponse à ces questions importait moins que le fait même de les agiter. Le genre des breaking news constitue un premier cadre d’explication. Situés au sommet de la hiérarchie médiatique, les événements ainsi qualifiés font l’objet d’un traitement spécifique.
En application d’un principe de démultiplication des angles, les breaking news font intervenir des spécialistes qu’on a rarement l’occasion d’entendre: historiens, géographes, philosophes, psychanalystes, etc., viennent donner la réplique aux habituels experts en terrorisme. Apparemment destinée à approfondir la compréhension des faits, cette logique d’amplification permet aussi de maximiser l’occupation d’espace ou le temps d’antenne, pour répondre à la demande pressante du public.
Dans ce contexte, l’interrogation des images joue un rôle d’intensificateur, en partie dû à la rareté de sa mobilisation. S’attarder sur la dimension visuelle, c’est attester l’importance d’un événement si exceptionnel qu’il doit être examiné sous toutes ses coutures. On retrouve ici la fonction traditionnelle de valorisation par l’image. En contrepoint d’une approche superficielle de l’information, le commentaire visuel extrait les apparences fugaces du flux vite oublié de l’actualité, les réinscrit dans une généalogie significative, et met en lumière leur dimension historique ou culturelle.
Regarder un événement par le biais de sa représentation, c’est ausculter sa valeur symbolique. Et c’est ainsi que le piège se referme sur le malheureux spécialiste, convié à prouver la valeur de son expertise, non en rejetant l’objet qu’on lui soumet, mais en contribuant à sa valorisation. Qu’importe alors le jugement prononcé – il suffit de participer au jeu de l’amplification.
Dans les premières heures qui ont suivi le crime de masse de Nice, à un moment où sa nature terroriste n’est prouvée que par le choix du parquet chargé de l’affaire, l’interrogation des images constitue qu’on le veuille ou non une manière de confirmer la dimension historique et la haute valeur symbolique de l’événement. En d’autres termes, d’apporter de l’eau au moulin d’une qualification terroriste guère étayée dans les faits.
Se serait-on posé la question des images si la tragédie de Nice avait été interprétée comme l’acte d’un déséquilibré isolé? On ne peut exclure cette hypothèse, compte tenu de l’ampleur du massacre. Mais cette approche n’aurait eu qu’une valeur mineure par rapport à l’interrogation des causes.
Répondre à la sollicitation médiatique expose nécessairement celui qui l’accepte à prendre part au travail de valorisation de l’événement. A tout le moins, pour ce qui est des images, faut-il se souvenir que leur ambiguïté les transforme volontiers en rébus ouverts à tous les jeux interprétatifs. Une situation qui n’est pas sans risques lorsque l’événement lui-même apparaît équivoque.
5 réflexions au sujet de « Commenter les images, confirmer le terrorisme »
Au moins l’image choisie pour illustrer votre article et votre approche concernant l’attentat est claire ! Dommage qu’elle n’ait pas été reprise dans le journal.
À ce niveau de crime, celui de Nice, je ne sais pas si on a vraiment besoin d’ images pour interpréter un acte d’attentat, en ce sens que parfois les images brouillent la réflexion plus qu’elles ne l’éclaircissent… Dans ce cas c’est votre réflexion de citoyen qui m’intéresse.
@Dorny Christophe: « parfois les images brouillent la réflexion plus qu’elles ne l’éclaircissent ». On est d’accord, c’est bien pour cela que je me suis abstenu de répondre cette fois-ci aux demandes de commentaire.
A noter qu’il n’y a évidemment aucun rapport entre le camion de Duel et le camion de Nice… En application des usages de la critique d’art, le commentaire d’images (et cette allusion en est un, du genre de celui qui aurait inévitablement accompagné un exercice de généalogie visuelle de l’attentat) autorise, voire encourage, les associations les plus acrobatiques. A certains moments, cet exercice peut s’avérer pertinent, pour sonder les méandres de l’imaginaire. Mais il peut aussi être parfaitement inutile, ou inconvenant. Cette image figure ici comme le rappel d’un commentaire qui n’a pas été produit – et c’est tant mieux…
« Se serait-on posé la question des images si la tragédie de Nice avait été interprétée comme l’acte d’un déséquilibré isolé? On ne peut exclure cette hypothèse, compte tenu de l’ampleur du massacre. »
Ben… oui. Je ne saisis pas ton point. Qu’est-ce qui te fait penser que ç’aurait été différent ?
On n’est pas habitués aux meurtres de masse comme aux États-Unis, mais le pouvoir de sidération est le même, non ?
Ou peut-être que dans le contexte d’un attentat, le rappel de la menace latente renforce l’attractivité morbide des images, parce qu’on se projette dans ce qu’on nous présente comme susceptible d’arriver encore et encore ?
Ça se tient, mais ça reste très spéculatif. Dans un exemple très différent où la sidération collective était forte, celui de l’affaire Sofitel-DSK, rappelle-toi les images créées de toutes pièces par une chaîne coréenne ou que sais-je, et qui avaient fait le tour des réseaux sociaux : sans images pour alimenter la boucle de sidération, il a fallu en créer.
Concernant le principe de l’article en revanche, je te suis totalement sur la mise en garde contre la logique d’amplification.
@Christophe Prieur: La formule « la question des images » est en effet elliptique. Comme dans le reste de l’article, je pense plus précisément au travail interprétatif attendu du spécialiste. Un journaliste m’interrogeait par exemple sur « le symbole que peut être le camion ». En m’appuyant sur mon expérience des sollicitations médiatiques, je serais très surpris de voir formuler une question du même type à propos d’un autre fait d’actualité.
Il n’y a donc pas que la logique d’amplification des breaking news. Mon sentiment est que la structure du questionnement élaborée depuis Charlie autour des attentats terroristes fait une large part à l’irrationnel. L’absence d’explications ou de recherche des causes a produit un storytelling basé sur le patriotisme et la réponse symbolique. La place faite aux images serait une illustration de cette stratégie narrative bien particulière – qui semble d’ailleurs trouver aujourd’hui ses limites.
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