La parution ce mois-ci d’une nouvelle édition mise en couleur de Tintin au pays des Soviets (Casterman-Moulinsart), première publication d’une œuvre de Hergé remaniée sans l’aval de l’auteur, a suscité un éventail de réactions contrastées de la part des spécialistes.
Dans le monde de la bande dessinée, où tous les personnages à succès des années 1950-1970, comme Spirou, Blake et Mortimer, Lucky Luke ou Astérix, ont fait l’objet de reprises par différents auteurs1, Tintin fait figure d’exception. Le souhait exprimé par Hergé que les aventures de son personnage ne soient pas prolongées après sa mort a été jusqu’à présent respecté dans le domaine graphique, réduisant les possibilités d’exploitation de l’œuvre à des rééditions ou des versions commentées.
Pourtant, du vivant de Hergé, Tintin est le personnage qui a fait l’objet du plus grand nombre de remaniements et d’actualisations, grâce à un travail considérable de mise à jour des anciennes versions. A la manière d’un film ou d’une pièce de théâtre dont on respecterait la trame narrative, mais en autorisant des changements de décor, d’accessoires, de costumes, voire de personnages, d’acteurs, et parfois même de scénario, les remaniements des anciens albums constituent autant d’auto-adaptations qui intègrent au sein même de l’œuvre les mécanismes évolutifs typiques de l’univers industriel.
A la différence de l’œuvre d’art, par définition intangible, les produits des industries culturelles se caractérisent par une ouverture et un dynamisme adaptatif, issu du projet d’exploiter un capital symbolique, qui contredit la notion même d’œuvre et impose de nouvelles catégories à la description2.
Caractéristiques d’une gestion de l’œuvre sur un temps long, les remaniements de Tintin s’effectuent sous la pression de l’éditeur Casterman, pour préserver ou augmenter le potentiel commercial d’albums dans un univers concurrentiel lui-même évolutif. Les premières mises en couleurs des albums noir et blanc, qui interviennent dès les années 1940, ont pour objectif de conférer à des produits vieillis les qualités graphiques, et donc le succès économique, des albums couleurs (L’Etoile mystérieuse est le premier album publié en couleur en 1942).
Imposant de réduire à 62 pages des volumes qui en comptaient plus d’une centaine, le passage à la couleur implique un redécoupage, et donc une renarrativisation des scènes. Hergé en profite pour améliorer le réalisme des mouvements et des postures, sélectionnant les vignettes les plus expressives ou synthétisant l’action.
Un cas particulièrement intéressant de ce processus est le deuxième remaniement de L’Ile noire (publié en noir et blanc en 1938, puis une première fois en couleur en 1943), effectué en 1966 à la demande de l’éditeur anglais, qui critique le manque de couleur locale de l’album. Grâce au travail documentaire de Bob de Moor, la nouvelle version propose une mise à jour systématique des véhicules: trains, avions, voitures, ainsi que de la plupart des objets techniques, des costumes ou des décors de l’album.
La précision des décors est un élément clé du réalisme du volume, qui troque l’esthétique elliptique de la BD pour une description plus cinématographique, détaillée et continue. Plusieurs recompositions majeures proposent simultanément une modification du découpage et un développement du décor, qui modifient sensiblement le rendu des scènes.
Sans modifier le fil narratif, les remaniements des albums de Tintin se caractérisent par une double actualisation de la figuration, à la fois du point de vue des référents matériels et du style graphique, harmonisé avec les évolutions les plus récentes du trait de Hergé. Il s’agit d’un travail fascinant d’auto-adaptation, particulièrement riche d’informations sur les choix stylistiques du dessinateur. Il porte l’empreinte des logiques industrielles, qui visent le succès commercial et périment les anciens produits, retirés du marché.
Pourtant, malgré la promesse réitérée d’une mise à jour, un album échappe à ce rajeunissement: le plus ancien, Tintin au pays des Soviets (1930). C’est un autre processus qu’illustre le destin de ce volume, à nouveau proposé au public en 1973, réédité dans sa forme originelle au sein d’un volume d’archives. L’œuvre d’Hergé est alors suffisamment célèbre pour autoriser une relecture patrimoniale, qui rejoint le paradigme de l’œuvre d’art.
Marque d’une réindustrialisation de l’œuvre, la mise en couleur des Soviets a été interprétée comme le signe annonciateur d’un retour prochain du personnage d’Hergé dans la dynamique concurrentielle. Peut-on encore redonner vie à Tintin, héros successif des industries culturelles et de leur artialisation? Comme semble le montrer l’exemple récent du Mickey de Régis Loisel, paru chez Glénat, le potentiel de renouvellement d’un personnage est inépuisable.
- Par exemple: Jean-Yes Ferri, Didier Conrad, Le Papyrus de César, Albert René, 2015; Matthieu Bonhomme, L’Homme qui tua Lucky Luke, Dargaud, 2016; Yves Sente, André Juillard, Le Testament de William S., Dargaud, 2016; Olivier Schwartz, Yann, Le Maître des hosties noires, Dupuis, 2017. [↩]
- Proposant l’analyse de l’œuvre industrielle Fantômas et de ses remédiations, Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux ont recours à la notion de personnage, pour établir la continuité transmédiale d’une unité culturelle évolutive aux multiples auteurs (Fantômas! Biographie d’un criminel imaginaire, Paris, Les Prairies ordinaires, 2013). On pourrait appliquer le même raisonnement aux objets narratifs à succès comme Tarzan, Superman, James Bond, etc. [↩]
19 réflexions au sujet de « Tintin est-il une œuvre d’art? »
finalement l’art de Hergé ne réside -t-il pas aussi dans cette adaptabilité ? Hergé a souhaité que l’œuvre ne soit pas continuée. N’est-ce pas là aussi la raison de la sacralisation de son œuvre? La relancer ne serait-ce pas la réduire à un produit commercial comme un autre?
Je garde précieusement mon album en noir et blanc de « Tintin au pays des Soviets » : ce n’est pas en le barbouillant de rouge qu’il aura plus d’impact ou de valeur artistique, ni en le mettant au goût du jour (il faudrait introduire Poutine dans le scénario pour l’actualiser).
On pourrait aussi, tant qu’on y est – et au nom de « l’industrialisation culturelle » -coloriser les films en noir et blanc des frères Lumière, qui sortent en ce moment dans les cinémas, les projeter en cinémascope (et non au format 3.1) et puis distribuer des lunettes 3 D aux spectateurs… tout en faisant vibrer leurs fauteuils lorsque les chasseurs alpins sautent à tour de rôle sur un cheval (qui n’est pas d’arçon) fort patient lors de cet exercice.
À l’occasion du numéro de Noël 1929 du «Petit Vingtième» , une planche de «Tintin au pays des soviets» se trouva mise en couleur pour la première fois. Voir la planche dans «Le monde d’Hergé» de Benoit Peeters.
Il est à noter que la discussion entre anciennes et nouvelles versions, quand bien même celles-ci sont de la main (ou réalisées sous la direction) de Hergé, suit immanquablement la même pente, soit l’avantage à la version la plus ancienne. — Même débat chez les fans de Star Wars. Le privilège de l’origine, qui peut le cas échéant contredire la volonté de l’auteur, correspond chez les fans à un geste de patrimonialisation de leur première expérience de l’œuvre, qui traduit simultanément leur appropriation de celle-ci.
Lorsque l’on sait que la nouvelle édition des Soviets occupe la première place du Top 20 des meilleures ventes, toutes catégories de livres confondues, on comprend pourquoi le processus industriel ne peut se satisfaire de la logique patrimoniale.
Perso, j’aime bien la nouvelle version, j’ai aussi l’ancienne, j’aime cet article, et les puristes me font rire.
En fait ce Tintin est assez raciste et très anticommuniste primaire, en N&B comme en couleur.
Vive la BD …
L’exemple de Tintin est amusant pour constater à quel point certains sont capables de sacraliser une bande dessinée célèbre, la portant ainsi au niveau où ils pensent que se situent les œuvres d’art. Tout ça est bien joli mais ce désir d’atteindre le paradis des happy few qui ont reçu la grâce de la perception esthétique est vain et plutôt que de mettre leur pot de confiture en haut de l’étagère ils feraient mieux sans doute de le mettre sur la table pour que chacun puisse se faire des tartines. ;-)
Gaud
Vous faites l’erreur de juger selon votre perception contemporaine et la morale actuelle occidentale des actes et œuvres du passé.
En fait Tintin est le reflet d’une perception du monde en un lieu donné et à une époque donnée. D’un point de vue historique et anthropologique c’est très intéressant. Cela n’enlève rien au génie créatif d’Hergé.
Toute œuvre véhicule une idéologie, une perception du monde, un regard particulier et est inscrite à en un moment donné.
<<Vous faites l’erreur de juger selon votre perception contemporaine et la morale actuelle occidentale des actes et œuvres du passé.<<
Je ne fais aucune erreur, je ne suis ni historien, ni chercheur, ni redresseur de tort (quoique …), mais je maintiens que Tintin est raciste et anticommuniste primaire, en 1930 et plus encore aujourd'hui.
Ou est donc le problème ?
Gaud, vous pouvez avoir votre opinion mais elle est historisée et ne vous permet pas de juger. Juger le passé (le condamner) est une hérésie tout comme demander pardon pour des faits faits par d’autres avant nous. Nous devons en assumer l’héritage et en tirer les leçons mais pas nous en indigner (c’est d’ailleurs le sens même de l’idée de prescription).
La prescription ne me concerne pas, j’assume l’héritage de Tintin, mais dans cet album, Tintin reste un raciste anticommuniste. Où avez vu que je le condamnais, c’est juste un constat pas un jugement.
Merci André pour cette analyse.
D’un autre côté, il faut considérer, non pas chaque album comme oeuvre, mais l’ensemble des « Aventures de Tintin », véritable titre générique… qui est alors une oeuvre au sens plein, avec des rebonds, des personnages qui se construisent et évoluent… et donc sont ré-écrits en fonction de l’évolution.
Il faut également considérer la grammaire graphique de la bande dessinée, qui a considérablement évolué au cours de la vie de Tintin, et qui de ce fait mérite les nouveaux décors dont les exemples que tu cites sont significatifs. Ce n’est pas seulement une adaptation temporelle pour coller à l’époque… même si cela est souvent central, (plus encore pour la ré-écriture complète de Tintin au pays de l’or noir, qui passe d’une dominante bleu à une dominante vert camouflage lors de sa ré-édition des années soixante-dix). C’est également une nouvelle maîtrise de la grammaire du récit graphique.
Si bien que Tintin se situe entre l’oeuvre industrielle et l’oeuvre d’art, dans un travail non pas de ré-exploitation à visée commerciale, mais bien de ré-écriture à visée artistique. Même si l’un ne va pas sans l’autre.
Pour le dire autrement, quand les CDaudio reprennent exactement les versions vinyl, on est dans la ré-édition purement commerciale (revendre autrement une oeuvre déjà réalisée). Quand Hergé remets sur la table à dessin ses albums passés, on est dans une autre dynamique.
Le cas de la colorisation de Tintin au pays des soviets est différent : c’est effectivement une opération de ré-édition commerciale : on va ré-exploiter une oeuvre faible, de débutant, mal assumée (Hergé lui-même ne l’a jamais retravaillée, et pas seulement pour des raisons politico-idéologiques, mais parce que le récit lui-même est de peu d’intérêt autre que pour l’anecdote historique de l’histoire du récit graphique).
En fait je me demande si les recréations successives des aventures n’illustrent pas également le « devenir-œuvre » de la bande dessinée et sa soumission progressive à un format bien accepté par l’industrie culturelle traditionnelle : le livre. Le dynamisme des versions « originelles » me paraît indissociable d’un processus de créaton d’abord pensé pour la publication périodique et la génération renouvelée chaque semaine d' »épisodes » ouverts. Ce dispositif feuilletonesque fait, comme le souligne justement Hervé, des « aventures de Tintin » le véritable sujet d’Hergé (enfin, du moins jusqu’aux années 1950, où la structure en album priment définitivement). Bref, j’interprèterai plutôt la réédition en couleur comme une autre forme de patrimonialisation, qui ne vise pas tant à « préserver » la création d’origine qu’à renforcer son assimilation à une « œuvre » de bande dessinée standard.
Il serait utile de définir ce qu’est l’art.
Ce n’est en tout cas pas ce qui est agréable à voir ou entendre.
Ce n’est pas plus ce qui interpelle, ce qui choque ou ce qui émeut.
Ce n’est pas le cours sur le marché de l’art qui fait que l’œuvre est artistique.
Ce n’est pas non plus la renommée d’une œuvre qui en fait une œuvre artistique.
Je propose une petite présentation (sans prétention) de ce qu’est l’art.
La peinture romantique à toujours magnifié les paysages, c’est une de ses caractéristique. La représentation de réalité telle que nous la concevons aujourd’hui, pour elle, n’était pas l’essentiel. Car la réalité n’est qu’une interprétation subjective, elle n’existe qu’à partir d’un seul point de vue historique. Pour le romantique ce n’est pas cette réalité là qui est importante et tous les courants artistiques expriment une autre vision du monde. Le cubisme en est un autre exemple flagrant à l’instar du surréalisme… et j’en passe. C’est ça l’art nous faire voir le monde d’un nouveau point de vue. L’originalité n’est pas dans l’image mais dans le point de vue. Ce n’est que ça qui fait l’art sinon ce n’est que du conformisme.
Notez que le conformisme n’est pas nécessairement perçu comme laid, il est plutôt agréable à voir car confortable. L’art est, lui, presque toujours perçu comme laid, faux, fantasque ; … il ne nous apparait beau que quand nous avons intégré son point de vue dans notre culture. Dés lors faire une peinture selon un style artistique passé n’est plus de l’art, ce n’est aussi que du conformisme, parfois de la virtuosité artisanale ce qui ne fait pas de l’art mais en tous les cas est du conformisme.
Hergé s’intéressait à une forme d’art très différente du sien : la peinture dite abstraite. On a vu pour la première fois des tableaux qu’il avait réalisés lui-même à la récente exposition Tintin du Grand Palais à Paris. À noter que dans sa dernière oeuvre « Tintin et l’Alph-Art », Hergé évoque la question de l’art moderne non sans une certaine ironie.Voici un dialogue retranscrit de cet album : « Ah, cet Alph-Art ! C’est un véritable retour aux sources, aux grottes de Castamura. Non de Lascaux…Enfin, bref, c’est l’art de notre temps. On revient aux origines de la civilisation, quoi ! »
Jacques Bienvenu
Le billet ci-dessus propose une manière de définir l’art, qui ne tient pas à la nature de l’œuvre, mais à la façon dont celle-ci est considérée ou présentée. Un même album d’Hergé, lorsqu’il fait l’objet d’une réédition mise à jour destinée à augmenter son potentiel commercial, relève des logiques industrielles; en revanche, lorsqu’une ancienne version noir et blanc est republiée sous forme d’archive, alors le regard patrimonial et l’esthétique du génie la métamorphosent en œuvre d’art. En d’autres termes, plutôt qu’à partir d’une définition figée de l’œuvre, il faut admettre que notre compréhension de l’art relève d’un « art gaze« , d’un travail de mise en valeur qui modifie notre regard sur l’objet et nous le fait apprécier comme œuvre d’art.
Un autre aspect de la reconnaissance de l’oeuvre d’Hergé comme oeuvre d’art est le prix très élevé des planches originales obtenu dans les ventes aux enchères. La dernière en date fut celle que possédait le chanteur Renaud qui a atteint l’énorme prix de un million d’euros. Voir : http://www.lefigaro.fr/culture/encheres/2016/04/30/03016-20160430ARTFIG00077-renaud-sa-double-planche-de-tintin-s-envole-a-105-million-d-euros.php.
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