Dans le célèbre film d’Antonioni, Blow up (1966), un photographe découvre, en agrandissant les clichés pris par hasard dans un parc, les images d’un meurtre. Ce scénario est souvent lu comme une illustration exemplaire des thèses de la trace photographique ou de l’image comme preuve. Les exemples récents de «redécouverte» d’écrivains célèbres – notamment Rimbaud et Proust – au sein d’une archive oubliée, qui sont autant d’applications de l’effet Blow up, permettent de préciser le paradigme.
Rappel des faits: en avril 2010, deux libraires annoncent qu’ils ont retrouvé la seule photographie distincte de Rimbaud adulte, sur un portrait de groupe à Aden1. La presse accueille avec enthousiasme la nouvelle, avant qu’un long débat divise les spécialistes en deux camps. Ce n’est qu’en février 2011 que Daniel Courtial et Jacques Bienvenu identifient l’explorateur Pierre Joseph Dutrieux, dont le séjour rigoureusement daté (en novembre 1879) exclut la présence de Rimbaud (qui n’arrive à Aden qu’à partir d’août 1880). (Disclaimer: je me suis moi-même trompé en argumentant en faveur de l’interprétation pro-Rimbaud, avant de me rendre à l’évidence.)
Plus récemment, c’est un chercheur québecois qui affirme avoir reconnu les seules images animées de Marcel Proust, dans le film du mariage d’Armand de Guiche et d’Elaine Greffulhe, célébré en 19042. Là encore, la presse comme de nombreux spécialistes de l’écrivain saluent avec effusion la trouvaille. Seules quelques voix discordantes font remarquer les incohérences de la proposition. Le débat n’est pas clos, mais une série de remarques et de photographies partagées par plusieurs connaisseurs semblent établir que le personnage candidat est trop jeune et trop alerte pour pouvoir correspondre au Proust plus âgé et malade de 1904.
Un point commun aux deux cas est une connaissance paradoxale du visage de l’écrivain. Celui-ci est tout à la fois célèbre et mal connu: célèbre à travers une imagerie de quelques portraits, toujours les mêmes, rituellement reproduits pour identifier les produits de librairie qui exploitent son capital symbolique – mais aussi mal connu, car cette iconographie fige un aspect stéréotypé – Rimbaud à 17 ans, ou Proust à 20 ans – qui fait ensuite écran au reste de la biographie.
La célébrité des écrivains ajoute un paramètre supplémentaire à la problématique de l’identification. Quoiqu’elle soit en réalité approximative, la connaissance apparente de leur aspect par le plus grand nombre produit une intériorisation de la ressemblance, qui étaye une conviction forte. Ce caractère se traduit par des argumentations paradoxales en boucle, qui s’appuient sur la comparaison visuelle pour démontrer l’identité («Nous en concluions que, si ce n’était Rimbaud, seul un “quasi-jumeau” – présent à Aden en même temps que lui! – pouvait figurer sur l’image», Alban Caussé, Jacques Desse, art. cit.; «Si l’on emploie le rasoir d’Ockham (…), il eut fallu qu’au même mariage se trouvât un journaliste sosie de Proust, habillé de la même redingote et du même chapeau», Jean-Pierre Sirois-Trahan, «Vêtements, correspondances, presse: comment j’ai identifié Proust dans un film de 1904», L’Obs). Les éléments de discussion ultérieurs montrent la fragilité d’un rapprochement dont les fondements sont eux-mêmes biaisés.
Parmi ces facteurs, on peut être surpris que personne ne souligne la mauvaise lisibilité des sources. Comme dans Blow up, où le recours à l’agrandissement vise à rendre interprétables des formes peu visibles, le portrait flou d’Aden ou l’image imprécise du film de 1904 ne donnent pas une vision distincte des visages. Cette ambigüité, qui aurait dû porter les observateurs à la prudence, a au contraire favorisé les effets de projection.
Un autre point qui saute aux yeux lorsqu’on compare ces exemples, c’est la manifestation du cas sous forme d’énigme. Même l’identification de Proust dans le film de 1904, qui table sur une ressemblance apparente, pose plusieurs problèmes, par exemple le fait que le candidat-Proust porte un costume de ville à un grand mariage. Il faut donc répondre à ces difficultés, ce qui requiert un examen détaillé d’informations issues de l’œuvre ou de la correspondance.
Le cas Rimbaud est plus complexe: une partie des spécialistes refusait de reconnaître l’écrivain sous les traits du personnage désigné dans la photo d’Aden. Tout comme le photographe de Blow up passe de longues minutes à développer, couper, accrocher, scruter, rephotographier et agrandir à nouveau ses clichés, les articles consacrés à l’identification des écrivains déploient donc de longs argumentaires pour établir une vérité problématique.
Cette accumulation de preuves, qui contribue d’abord à persuader les découvreurs eux-mêmes, forme un dispositif qui se referme comme un piège sur le lecteur. Pris dans la toile du raisonnement, le voilà à son tour convié à soupeser les éléments du débat, à en évaluer la force, pour in fine se convaincre lui-même – ou le cas échéant construire un contre-argumentaire. La disponibilité de l’archive combinée à celle des outils de manipulation numérique encourage la comparaison et l’exploration des images – agrandies, recadrées ou recomposées.
C’est ici qu’intervient le composante conversationnelle (qui se limite dans Blow up à l’effacement des preuves). Dans un paysage médiatique désormais structuré par l’interaction, le succès viral de ces découvertes ne repose pas seulement sur la célébrité des héros, mais dépend aussi de la confrontation directe avec l’archive, et de la possibilité de reprendre le fil de l’enquête, qui transforme chaque lecteur en Sherlock Holmes.
Dans le cas Proust, certains se sont étonnés que la mention du film de 1904 au sein du livre de Laure Hillerin ait été omise au profit de l’article de Jean-Pierre Sirois-Trahan. C’est oublier que la reprise de cette information s’est accompagnée de la diffusion de la vidéo (avec le cas échéant un accompagnement au piano, comme dans la version du Point), mise en ligne sur YouTube dès le 15 février. Comme le portrait de Rimbaud, la disponibilité de l’archive transforme l’énigme à résoudre en véritable jeu participatif.
Revu et corrigé par le portrait des grands écrivains, l’effet Blow up résulte donc ici de cinq traits principaux: la théorie de la photographie comme empreinte, une image à la fois célèbre et mal connue, la manifestation de l’énigme, la disponibilité de l’archive et le web comme espace de communication interactif, qui métamorphose les fans en détectives.
10 réflexions au sujet de « L’effet « Blow up » »
« Blow up » est un très grand film, à « effet-retard »…
En fait, Proust portait peut-être une casquette avec deux visières ? :-)
Vous auriez pu ajouter dans vos exemples le cliché sur lequel apparaît Baudelaire (un air de Baudelaire) acheté (validé ?) par le musée d’Orsay.
@Christophe: En effet. J’avais consacré un billet à l’examen de ce cas en 2014: http://histoirevisuelle.fr/cv/icones/2957
Vouloir donner un nom célèbre à un phénomène qui n’a aucun rapport avec sa référence ajoute à la confusion. Doit-on parler d’effet Œdipe?
@Jacques Bolo: Le complexe d’Œdipe auquel vous faites allusion désigne précisément la proposition de Freud de nommer un ensemble de manifestations psychiques à partir du héros rendu célèbre par la tragédie grecque, auquel cette qualification symbolique confère des traits distinctifs et un caractère structural.
Je m’inscris pour ma part dans l’abondante discussion suscitée par le film d’Antonioni, et notamment la révélation a posteriori de l’archive photographique, qui est bien un trait marquant des « redécouvertes » iconographiques de grands écrivains. Je propose de retenir plus particulièrement la dimension de l’énigme comme dispositif. On peut être d’accord ou pas avec cette idée – mais sa critique mérite d’être un peu plus argumentée… ;)
Je rajouterais aux composantes décrites ci-dessus l’élément de l’attente d’un certain public, soit le thème de la croyance aux accents religieux en l’Apparition de l’écrivain. Cette religiosité est assumée par exemple dans le blogue Proustpourtous : « mais c’est si excitant de croire que c’est Proust: les proustiens étant qualifiés de membres d’une secte ou même d’une religion, il leur faut un credo, le voici: « OUI je crois que l’homme au pardessus gris et chapeau melon sur les marches de la Madeleine (une preuve!) est bien Marcel Proust. » Mais comme cette religion est très tolérante, vous pouvez dire que c’est James Joyce… »
L’apparition très subjective d’Oscar Wilde dans un film de foule à l’exposition de Paris 1900 nous en livre un autre exemple. Voir https://www.youtube.com/watch?v=i-LrYLN6_uM .
Un leitmotiv des commentaires des visionneurs est : Je veux croire (I want to believe).
Dans le cas d’Oscar Wilde pourquoi pas : on ne voit qu’une veste claire de dos ! Cet exemple limite ce semble pas avoir eu beaucoup de succès médiatique à vérifier en contexte anglo-saxon cependant.
Le cas du film de la Madeleine est différent, car les photographies montrent bien la non-concordance entre l’écrivain et le jeune moustachu du film. Bien orchestrée en campagne éditoriale, la propagation de l’apparition a néanmoins eu le succès que l’on connaît, voir http://lefoudeproust.fr/2017/02/la-presse-et-lapparition-miraculeuse-de-proust/ .
La croyance est un autre univers.
De retour sur terre et sur le site CNRS EHESS du Pôle Proust, on lit un appel à contribution sur Proust et la photographie, à New-York. Image sociale fournit beaucoup de matière pour répondre :
« We are preparing a special session proposal on Proust and photography for the MLA Convention 2018 in New York City.
We welcome papers on historical, art-historical, theoretical, discursive, literary, and contextual approaches to the place of photography in Proust’s life and work.
Please send a 300 word abstract and brief bio to both organisers by 15 March 2017.
Professor Suzanne Guerlac: guerlac@berkeley.edu and Dr Kathrin Yacavone: Kathrin.Yacavone@nottingham.ac.uk
https://www.liverpool.ac.uk/modern-languages-and-cultures/french/francofil/«
On trouve une amusante histoire d’apparition d’un (faux) buste de Proust au Grand Hôtel de Cabourg, depuis idolâtré, dans l’article Coquatrix (Bruno) de l’ouvrage des Enthoven père et fils le « Dictionnaire amoureux de Marcel Proust ». Le buste est régulièrement dérobé, mais le propriétaire a fait mouler plusieurs copies !
On peut lire le texte en allant sur :
https://books.google.fr/books?id=ncF-AAAAQBAJ&pg=PT89&lpg=PT89&dq=Dictionnaire+amoureux+de+Marcel+Proust+Bruno+coquatrix&source=bl&ots=Dn2d23fvnm&sig=NPkVzSemL1P1Rkh645huFbIoy8Q&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwiRt9H7nt3SAhXLnRoKHSoeDBsQ6AEIITAB#v=onepage&q=Dictionnaire%20amoureux%20de%20Marcel%20Proust%20Bruno%20coquatrix&f=false
Autre exemple d’effet Blow-up, concernant cette fois Van Gogh, décrypté en 2015 par Jérôme Delatour sur le blog de la bibliothèque de l’INHA:
https://blog.bibliotheque.inha.fr/fr/posts/portrait-photographie-van-gogh-bibliotheque-inha.html
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