Les icones du photojournalisme: de l’information à la pop culture

Exposition BNF, « Icônes de Mai 68 », 2018.

A l’occasion de l’ouverture de l’exposition Icônes de Mai 68. Les images ont une histoire à la BNF (17 avril-26 août 2018), je reproduis ci-dessous ma contribution au catalogue, dirigé par Audrey Leblanc et Dominique Versavel.

Référence: André Gunthert, «Les icônes du photojournalisme. De l’information à la pop culture», Audrey Leblanc, Dominique Versavel (dir.), Icônes de Mai 68. Les images ont une histoire, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2018, p. 19-31.

 

L‘enfant juif de Varsovie, la petite fille au napalm, le manifestant face aux chars de la place Tian’anmen… Cela fait moins de trente ans que ces énoncés allusifs éveillent spontanément le souvenir d’une image auprès du grand public. D’une image et, le plus souvent, d’un moment de l’Histoire, dont ces photographies, d’abord publiées comme documents d’actualité, sont devenues les allégories. Depuis les années 1990, l’habitude s’est répandue d’appeler «icônes» ces figures désormais reconnues de la culture populaire – images paradoxales, dont on aurait la plupart du temps du mal à nommer l’auteur, mais dont on admet néanmoins la valeur esthétique ou la puissance figurale.

Précédant de plusieurs décennies l’usage de l’expression, le processus d’iconisation des photographies d’actualité s’engage après 1968 aux Etats-Unis, à partir de l’imagerie du Vietnam, mais aussi de celle du mouvement étudiant français. Cette émergence suggère qu’il n’y a rien d’anodin à ce que des documents d’information acquièrent une dimension symbolique. Au contraire, cette évolution découle d’une véritable mutation du statut culturel des images du photojournalisme, où se superposent la perception d’un changement de régime historique, la mémoire de la défaite du Vietnam, et l’horizon de la culture pop.

 

De l’actualité à l’histoire

A la fin de 1968 et au début de 1969, la perception du caractère exceptionnel des événements de l’année écoulée se manifeste à travers plusieurs tentatives de bilan, proposés par des organes de presse qui s’essayent pour la première fois à l’exercice. Des deux côtés de l’Atlantique, les magazines illustrés à grand tirage Life et Paris-Match proposent trois numéros spéciaux successifs: le premier le 23 décembre 1968, dans l’édition Life pour la zone Atlantique, sous le titre «Les images mémorables d’une année incroyable»; le deuxième dans le numéro du 4 janvier 1969 de Paris-Match, intitulé «Le film de 1968, année d’angoisse, année de prodiges»; le troisième dans l’édition régulière de Life du 10 janvier, qui reprend le titre «L’incroyable année 1968».

Malgré la proximité des sujets choisis (l’assassinat de Robert Kennedy et de Martin Luther King, les évenements de Prague et de Paris, le Vietnam et le Biafra, les jeux olympiques de Mexico et le voyage d’Apollo 8), la riche iconographie de ces volumes propose une imagerie variée, qui ne se répète qu’à quelques rares occasions. Même des événements identiques, comme le geste du général de Gaulle pour rabattre sa mèche, présent dans les trois numéros, sont traduits par des vues sous des angles différents. On note en particulier l’effort de renouvellement des deux livraisons de Life, qui ne comprennent que trois répétitions sur un total de 173 photos.

Une seule future icône, la «Marianne de Mai 68» par Jean-Pierre Rey, est reproduite deux fois, au sein des numéros spéciaux de Life, dont la deuxième fois en vignette (voir ci-dessous). Une autre image célèbre, celle de l’exécution sommaire de Saïgon par Eddie Adams (février 1968), n’est présente que dans la deuxième livraison de Life – là aussi en petit format. En d’autres termes, la dynamique de l’iconisation, qui passe par l’identification et la reproduction d’un canon, n’est pas encore installée.

Life, 10/01/1969.

En revanche, la dimension particulière qui caractérise l’année 1968 se précise au fur et à mesure des élaborations. Alors que les deux premiers numéros spéciaux de Life Atlantic ou de Paris-Match jouent la partition rétrospective en restant fidèles à la grille de  l’actualité politique, le volume de Life du 10 janvier 1969 se distingue par le choix en couverture d’une photo du globe terrestre par Apollo 8 (décembre 1968), et s’ouvre sur une sélection d’images de la Lune et de l’espace, commentées par un poème de James Dickey (voir ci-dessous). La transition de l’univers journalistique, centré sur l’événement, vers une interprétation plus globale du destin collectif s’effectue à travers la conquête spatiale, aventure technoscientifique qui engage un changement d’échelle, éveillant des connotations épiques.

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La dimension historique apparaît de façon explicite à travers une série d’articles publiée par Life le 10 octobre 1969, consacrée à la Révolution française et aux révoltes populaires du XIXe siècle. L’illustration d’ouverture recourt de façon exceptionnelle à un montage qui superpose à la Liberté guidant le peuple (1830) de Delacroix une version détourée de la photographie de Jean-Pierre Rey – qui prend ici pour la première fois son sens de «Marianne» (voir ci-dessous). Cette figure narrative relie à travers la référence française l’actualité récente de Mai 68 aux sources de l’inspiration révolutionnaire. Ainsi, l’idée exprimée par l’historien Pierre Nora en 1972, selon laquelle «aucune époque (…) ne s’est vue, comme la nôtre, vivre son présent comme chargé d’un sens déjà ‘historique’» (Nora), paraît caractériser de façon adéquate non une période de l’histoire, mais le sentiment immédiat de voir les masses peser sur leur destin.

Life, 10/10/1969.

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Après la référence historique, la livraison du 26 décembre 1969 de Life passe le cap de l’écriture de l’histoire, avec la proposition exceptionnelle d’un récit en images de toute la décennie (voir ci-dessous). Ce numéro peut être considéré comme le premier où, à la fonction classique de représentation de l’événement, se superpose de façon délibérée le projet d’une incarnation de l’histoire par la photographie, comparable à celle de la peinture d’histoire du XIXe siècle. Dans l’intervalle, l’alunissage d’Apollo 11 le 20 juillet 1969 a permis aux Etats-Unis d’accomplir la promesse de Kennedy et de remporter la course à l’espace. C’est donc sur fond de globe lunaire que la couverture compose une mosaïque de portraits, intitulée «Les Sixties, une décennie de tumulte et de changement». Le numéro double propose une rétrospective de 116 photos légendées ou commentées, dont 16 en double-page. L’histoire politique (campagne de John Kennedy en 1960, émeutes de Watts, guerre du Vietnam, manifestations étudiantes, guerre froide) côtoie la conquête spatiale, le cinéma (Marilyn Monroe, décédée en 1962), la musique pop (les Beatles, Bob Dylan, Joan Baez), l’art contemporain (Andy Warhol), la mode, le sport, mais aussi les Miss Amérique ou les mariages de célébrités de la décennie.

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Life, 26/12/1969.

Cet exemple inaugural témoigne simultanément du caractère encore inachevé du processus d’iconisation. Dans cette iconographie abondante, on ne compte stricto sensu que trois des images appelées à devenir les plus connues du XXe siècle: l’auto-immolation du moine bouddhiste (Malcolm Browne, 1963) et l’exécution sommaire de Saïgon (Eddie Adams, 1968), réunies sur une double page (voir ci-dessus), ainsi que le salut poing levé des athlètes afro-américains Tommie Smith et John Carlos lors des Jeux olympiques de 1968, dans la version de John Dominis. La photo de Buzz Aldrin sur la Lune par Neil Armstrong, diffusée quelques mois plus tôt en exclusivité en couverture du magazine, est republiée sous la forme d’une vue rapprochée sur la visière du casque (voir ci-dessous). Il est encore trop tôt pour intégrer à cette sélection la fusillade de l’université d’Etat de Kent (John Paul Filo, mai 1970) ou la petite fille au napalm (Nick Ut, juin 1972). On n’y trouve pas non plus la photo de la jeune fille à la fleur de Marc Riboud (octobre 1967) – mais sa variante par Bernie Boston –, ni celle du foetus in utero de Lennart Nilson, publiée dans les colonnes du magazine en 1965 (et citée en couverture du numéro).

Life, 26/12/1969.

Les photos d’actualité aujourd’hui qualifiées d’icônes ne sont pas seulement des clichés célèbres ou particulièrement réussis. Ce sont d’abord des images qui ont été extraites du flux de l’information, et auxquelles leur présentation éditoriale restitue la dimension iconique effacée par l’usage documentaire. En effet, le contexte journalistique, qui met en avant le sujet de l’image, repousse au second plan sa dimension formelle, et contredit son appréciation esthétique. Celle-ci est en revanche favorisée par l’opération de republication, présentée comme une citation de l’occurrence originale, qui détache l’image de son actualité immédiate, et la met en valeur comme une production culturelle.

La simple répétition de photographies employées à des fins d’illustration, comme les images des camps d’extermination à l’issue de la Seconde guerre mondiale (Chéroux), ne suffit donc pas à en faire des icônes. Selon l’analyse proposée par Frédéric Rousseau de la photo de l’enfant juif de Varsovie, ce n’est qu’en 1969, à l’occasion de l’édition anglaise de L’Etoile jaune de Gerhard Schoenberner, que l’image du petit garçon les bras levés « incarne le génocide dans son ensemble» (Rousseau). Plutôt que de republication, il faut parler ici de remobilisation, et souligner combien le contexte éditorial le plus récent modifie la lecture de l’image.

Lorsque le magazine Life republie en juillet 1937, à l’occasion de la sortie du film The Spanish Earth, la photographie du milicien espagnol réalisée par Robert Capa un an plus tôt, celle-ci occupe toute la largeur de la page, dont elle est la seule illustration (voir ci-dessus, image de droite). L’article de présentation précise que la guerre civile est terminée depuis un an: il s’agit donc d’une publication à date anniversaire, à l’écart de l’actualité chaude. La légende de l’image insiste sur le nom de l’auteur et présente l’image comme un rare instantané: «L’appareil de Robert Capa a saisi le soldat espagnol à l’instant où une balle lui traverse la tête».

Lors de sa première parution, dans le magazine français Vu, le 23 septembre 1936, la photographie était légendée: «Le jarret vif, poitrine au vent, fusil au poing, ils dévalaient la pente couverte d’un chaume raide. Soudain l’essor est brisé, une balle a sifflé – une balle fratricide – et leur sang est bu par la terre natale». Si, dans l’occurrence initiale, le lecteur était invité à apprécier un document sur le vif restituant de manière transparente un événement de l’actualité immédiate, sa reprise l’année suivante convie à l’observation d’une prouesse photographique, signée d’un grand nom et dotée d’une valeur allégorique.

Life, 07/06/1954.

Ces exemples de valorisation restent toutefois exceptionnels. Si les photos du débarquement, publiées le 19 juin 1944, sont accompagnées d’un commentaire explicatif, c’est pour tenter de justifier leurs défauts formels («Sous l’immense excitation du moment, le photographe Capa a bougé son appareil et rendu l’image floue»). A cette époque, le récit réflexif sur l’iconographie n’est encore admis que dans un petit nombre de cas: image insolite, photographie d’exception, ou photographe célèbre. C’est ainsi que deux clichés marquants de la fin de la seconde guerre mondiale, le «visage dans la vague» de Capa (1944) et le «baiser de la victoire» d’Alfred Eisenstaedt (1945) ne seront repris qu’à l’occasion de la mort du premier, en 1954 (voir ci-dessus), et de la parution d’un livre-somme du second, en 1966. En revanche, aucun anniversaire, dix ou vingt ans après le conflit, ne fournit le prétexte d’une republication. Si l’on peut y voir l’amorce d’un processus d’iconisation, plusieurs facteurs font encore défaut.

Life, 26/12/1969.

Le premier d’entre eux se manifeste clairement dans le numéro spécial sixties de Life de 1969. Le choix de la période décennale indique une modification du rapport à l’histoire. De l’élection de Kennedy, plus jeune président des Etats-Unis, au voyage dans la Lune, en passant par l’émergence de la pop music ou la contestation de la guerre du Vietnam, un ensemble de traits nouveaux et l’expression de forces issues de la société sont perçus comme les moteurs d’un changement à une échelle planétaire, où les Etats-Unis jouent un rôle pionnier. Selon l’historien Eric Hobsbawm, la révolution culturelle qui fait émerger une culture juvénile spécifique et lui confère un rôle de modèle dominant, inversant les hiérarchies traditionnelles, est le trait fondamental de la période dans les pays développés (Hobsbawm). Pour la rédaction de Life, le déplacement exceptionnel du traitement de l’actualité à l’expression d’une vision de l’histoire s’explique d’abord par le sentiment de vivre une évolution majeure.

 

Du photojournalisme à la pop culture

Le deuxième trait qui conditionne l’iconisation des photos de presse découle du nouveau statut de la culture visuelle, illustré par la parution en 1967 de La Société du spectacle de Guy Debord. L’emprise médiatique croissante a donné la première place au document visuel, qui impose avec le passage à la couleur et la généralisation du direct télévisé une narration de la transparence. L’essor économique s’accompagne d’une croissance explosive de la promotion commerciale et de l’apparition de véritables incarnations publicitaires, déclinées et multipliées à foison, comme le cow-boy Marlboro, lancé en 1963 par l’agence Léo Burnett (voir ci-dessous).

Du côté des professionnels de l’image, de nouvelles agences spécialisées, comme Gamma en 1967, une gestion plus performante de la ressource iconographique et l’intensification de la concurrence favorisent la croissance du secteur, tout en accentuant les phénomènes de publication simultanée d’une même photo par plusieurs organes (Leblanc/Dupuy). En parallèle, l’audience grandissante de prix comme le World Press Photo, fondé en 1955, ou le Pulitzer de la photographie d’information, remanié en 1968, contribuent à la valorisation de contenus journalistiques isolés du flux (Lavoie, 2010).

Publicité Marlboro, Life, 26/12/1969.

Le projet incarné par ces institutions doit se comprendre dans le contexte de la nouvelle emprise de la culture visuelle, où la photographie de news fait encore pâle figure, comparée au succès de nombreuses images d’actualité. Portraits de célébrités, d’acteurs et d’actrices, de chanteurs pop, héros de dessins animés, etc.: une foule de personnages composent l’univers familier des contemporains, à la manière de la pochette du disque Sgt. Pepper Lonely Hearts Club Band, réalisée en 1967 par Peter Blake pour le huitième album des Beatles (voir ci-dessous). Associant écrivains et vedettes de cinéma, savants, gourous indiens et sportifs, ce collage en forme de Panthéon burlesque exprime à la fois la revendication d’une culture autonome de la jeune génération, et la manifestation de la disponibilité, sous forme de reproductions photographiques, des héros de la société du spectacle.

C’est au sein de la culture de la musique pop que s’est engagée cette révolution de la disponibilité de l’image des vedettes, à travers les illustrations de grand format des pochettes de 33 tours ou les posters diffusés gratuitement par la presse musicale, à partir de 1964 (Gould)1. Ces images bon marché faisant fonction d’affiche recouvrent rapidement les murs des chambres d’adolescent comme autant de revendications identitaires. Cette culture simultanément visuelle et populaire est bien ce à quoi renvoie l’acception moderne du terme d’«icône», qui désigne la galerie des personnages rendus célèbres par les médias de masse.

Alors que des magazines comme Life participent activement à l’entretien de ce Panthéon, une ligne rouge sépare néanmoins dans l’esprit des journalistes les images de l’information de la production du spectacle, comme en témoigne le statut particulier des photos d’actualité les plus célébrées de la période: celles de la Lune, de la Terre ou des astronautes, immédiatement propulsées au rang d’icônes planétaires – et pourtant dédaignées par les prix spécialisés, car non produites par des professionnels. Le travail d’iconisation des images du photojournalisme vise à faire accéder l’information visuelle à la même reconnaissance et au même statut que ceux dont bénéficient les icônes de la pop culture.

Dans sa thèse consacrée aux quatre principales icônes de la guerre du Vietnam – l’auto-immolation du moine bouddhiste (Browne), l’exécution sommaire de Saïgon (Adams), la fusillade de l’université d’Etat de Kent (Filo) et la petite fille au napalm (Ut) – Camille Rouquet établit que ces photographies n’ont qu’une place restreinte dans les productions des mouvements protestataires: «Elles servent mal les intérêts du mouvement pacifiste qui cherche avant tout à provoquer des réactions par le biais d’une violence plus intense» (Rouquet). L’analyse par Guy Westwell des remobilisations de la petite fille au napalm corrobore cette conclusion, et souligne le caractère médiatiquement acceptable d’une  expression très contrôlée de la violence (Westwell).

C’est pourtant bien la légende du lien entre ces photographies et l’arrêt du conflit vietnamien qui explique leur valorisation par la presse dès 1973. Sur le plan historiographique, ce récit est une déclinaison de la thèse de la responsabilité des médias dans la défaite américaine, promue par l’administration Nixon et l’opinion conservatrice. Cette explication ad hoc, qui permet d’escamoter l’accumulation d’erreurs politiques et militaires, a été déconstruite par de nombreuses études (Hallin). L’impact immédiat attribué aux photographies d’actualité relève du fantasme: dans un univers médiatique déjà largement orienté par l’information télévisée, les spécialistes soulignent que la publication des futures icônes du Vietnam a été précédée par la diffusion de séquences filmées sur les chaînes publiques, dont l’audience est très supérieure (Lavoie, 2001; Westwell).

La fascination pour ces photographies, qui prend sa source dans leur sélection simultanée par de nombreux organes de presse, puis se nourrit de leur remobilisation ininterrompue, est d’abord le fait des grands médias américains, qui se servent de ce corpus pour proposer un retour critique sur le conflit vietnamien. Camille Rouquet montre que la répétition périodique de cette imagerie se justifie essentiellement par un journalisme biographique tourné vers les acteurs de l’image (Nguyen Ngoc Loan, Mary Ann Vecchio, Kim Phuc), exposés à une notoriété imprévue qui a changé leur vie. Le mythe qui deviendra un topos du commentaire de ces images, selon lequel ces photographies auraient servi les fins du mouvement pacifiste, est une reconstruction a posteriori des années 1980-1990, qui a pour effet de créer une parenté entre les documents du photojournalisme et les icônes de la contre-culture des années 1960.

Kim Phuc, Life, 29/12/1972.

 

Si l’on se réfère aux listes récentes d’icônes du photojournalisme, comme celle proposée par le magazine Time, qui recense les «100 photos les plus influentes de tous les temps», on observe un affaissement de la sélection entre 1972 et 1989. Non en raison de l’absence de photographies remarquables, mais parce que les événements de la période n’ont pas été considérés comme suffisamment mémorables pour justifier leur remobilisation dans l’espace médiatique. Dans le même temps, la guerre du Vietnam, dans l’aire américaine, et Mai 68, dans l’espace français (Zancarini-Fournel), élevés au rang de moments-clés de l’histoire, réinvestis par le souvenir et le commentaire, deviennent des références culturelles, réitérées par le biais des anniversaires, d’expositions, d’émissions de télévision ou d’ouvrages rétrospectifs. Manifesté par la sélection répétée d’un corpus restreint d’images, le processus d’iconisation découle logiquement de cette dynamique, comparable à la promotion d’un produit marchand. Les photographies ainsi distinguées, dont chaque nouvelle occurrence renforce la notoriété, dans le contexte valorisant de la citation rétrospective, acquièrent tout naturellement la dimension allégorique de symboles d’une époque.

L’année 1989, qui voit les premières associations du terme d’«icône» aux photographies d’actualité2, est celle de l’anniversaire des 150 ans de la photographie, célébré partout dans le monde par de nombreuses manifestations.

Les acteurs du photojournalisme participent à cette événementialité arbitraire, qui donne l’occasion de dresser des palmarès des meilleures photographies. Les magazines Life, Time ou l’agence Magnum publient des numéros spéciaux ou des albums où l’on retrouve les icônes des sixties, insérées entre les photographies historiques et les images de l’actualité plus récente – quoique ni les unes ni les autres n’aient fait l’objet de remobilisations aussi fréquentes. Issu de la défaite du Vietnam, le récit de l’influence du photojournalisme s’étend rapidement à toutes les photos célèbres. L’album intitulé: Les photographies qui changent le monde, proposé cette même année par Lorraine Monk, en associant aux images les plus fameuses une clé de lecture vaguement sociétale, inaugure une formule éditoriale promise au succès (Monk; Goldberg; Stepan; Gervereau; etc.).

Contrairement à ce qu’affirmait Pierre Nora, il n’y a pas eu d’«événementialisation» de l’histoire (Nora). Pendant un bref laps de temps, la juxtaposition de l’escalade des révoltes et des expéditions lunaires donne aux contemporains le sentiment de voir le monde changer dans les pages des journaux comme s’il s’agissait d’un livre d’histoire. Comme le suggère le critique Andy Grunberg, cette impression va rester «gravée dans la conscience des sixties» par l’intermédiaire des rares photographies d’actualité susceptibles de relier le récit de l’information à l’expression de la contestation (Grunberg). Elevé au rang de modèle explicatif global, cet historicisme prend une place déterminante dans la valorisation culturelle du photojournalisme. Pleinement intégrées à sa narration, les icônes de l’information constituent désormais la justification majeure du rôle des médias visuels (Hariman/Lucaites).

Lire aussi sur ce blog:

 

Bibliographie

Sources

  • Life, 12 juillet 1937.
  • Life, 19 juin 1944.
  • Life, 7 juin 1954.
  • Life, 16 septembre 1966.
  • Life, 23 décembre 1968.
  • Life, 10 janvier 1969.
  • Life, 10 octobre 1969.
  • Life, 26 décembre 1969.
  • Life, «150 Years of Photography», n° spécial, automne 1988.
  • Life Atlantic, 23 décembre 1968.
  • Paris-Match, 4 janvier 1969.
  • Time, «150 Years of Photojournalism», n° spécial, automne 1989.
  • Time, «100 Photographs. The Most Influential Images of All Time», novembre 2016, en ligne: http://100photos.time.com/
  • Vu, 23 septembre 1936.
  • Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet/Chastel, 1967.
  • Laurent Gervereau, Ces images qui changent le monde, Paris, Seuil, 2003.
  • Andy Grunberg, «Images of the Sixties: Drawn from Life», New York Times, 8 avril 1989.
  • Vicki Goldberg, The Power of Photography. How Photographs Changed our Lives, New York, Abbeville Publishing Group, 1991.
  • Lorraine Monk, Photographs That Changed The World, New York, Doubleday, 1989.
  • William Manchester et al., In Our Time. The World as seen by Magnum photographers, New York, W. W. Norton & Company, 1989.
  • Peter Stepan, Photos That Changed the World, Londres, Prestel Publishing, 2000.
  • 100 Photographs that Changed the World, New York, Life Books, 2003.

Etudes

  • Clément Chéroux, «L’épiphanie négative. Production, diffusion et réception des photographies de la libération des camps», Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis (1933-1999), Paris, Marval, 2001, p. 102-127.
  • Jonathan Gould, Can’t Buy Me Love. The Beatles, Britain, and America, New York, Three Rivers Press, 2007, p. 182-183.
  • Daniel C. Hallin, The ‘Uncensored War’. The Media and Vietnam (1986), Berkeley, University of California Press, 2e éd., 1989.
  • Robert Hariman, John Louis Lucaites, No Caption Needed. Iconic Photographs, Public culture and Liberal Democracy, Chicago, University of Chicago Press, 2007.
  • Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle, 1914-1991 (trad. de l’anglais), Bruxelles, André Versaille éd., 2008, p. 431-447.
  • Vincent Lavoie, L’Instant-monument. Du fait divers à l’humanitaire, Montréal, Dazibao, 2001, p. 70-72.
  • Vincent Lavoie, «La rectitude photojournalistique. Codes de déontologie, éthique et définition morale de l’image de presse», Etudes photographiques, n° 26, novembre 2010, p. 190-212.
  • Audrey Leblanc, Sébastien Dupuy, «Le fonds Sygma exploité par Corbis. Une autre histoire du photojournalisme», Etudes photographiques, n° 35, printemps 2017, p. 88-111.
  • Pierre Nora, «Le retour de l’événement» (1972), in Jacques Le Goff, Pierre Nora, Faire de l’histoire. 1. Nouveaux problèmes, Paris, Gallimard, 1974, p. 285.
  • Camille Rouquet, Les Icônes du Vietnam et leur pouvoir, thèse de doctorat (dir. François Brunet), Université Paris Diderot, manuscrit, 2017.
  • Frédéric Rousseau, L’Enfant juif de Varsovie. Histoire d’une photographie, Paris, Seuil, 2009, p. 157.
  • Guy Westwell, «Accidental Napalm Attack and Hegemonic Visions of America’s War in Vietnam», Critical Studies in Media Communication, vol. 28/5, 2011, p. 407-423.
  • Michelle Zancarini-Fournel, «1968. Histoire, mémoires et commémoration», Espaces Temps, n° 59-61, 1995, p. 146-156.
  1. Le magazine Fabulous/Fleetway publie en février 1964 les premiers posters détachables de musiciens en pages centrales (je remercie Ana Leorne pour ses indications). []
  2. Camille Rouquet désigne l’article du critique d’art Andy Grunberg, «Images of the Sixties, Drawn from Life» (New York Times, 8 avril 1989), compte rendu de l’exposition rétrospective organisée par le magazine Life, comme la première occurrence de l’expression associée aux photographies d’actualité (Camille Rouquet, op. cit., p. 318-319). []

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