Sgt. Pepper, ou comment peupler l’imaginaire

Il y a cinquante ans, le 1er juin 1967, sortait en Angleterre le huitième album des Beatles, Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (Parlophone/EMI). Designée par Peter Blake, sa pochette fait partie des icônes les plus révérées de la culture contemporaine. Pourquoi? Comment? Voilà une question pour les dimanches de L’image sociale.

La genèse de l’image est bien connue. A partir de l’idée suggérée par Paul McCartney d’un groupe fictif, le Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, jouant dans un parc au milieu d’une foule, Peter Blake et Jann Haworth réalisent un montage en taille réelle de personnalités choisies par les Beatles. 57 photographies découpées et 9 statues de cire (prêtées par Madame Tussaud), sans compter divers accessoires, sont regroupés autour des quatre membres du groupe, costumés en uniformes d’opérette, sur la version retenue, photographiée le 30 mars par Michael Cooper.

Michael Cooper, photographie originale pour la pochette de Sgt Pepper, 1967.

Sgt. Pepper est le premier album diffusé après la décision, prise en août 1966, de mettre un terme aux concerts du groupe, de plus en plus difficiles à gérer. Ce choix qui encourage à développer une musicalité plus complexe conduit également à concevoir l’album comme un projet global, et à y associer plus étroitement les musiciens, jusque dans ses aspects visuels. Dans la discographie des Beatles, les pochettes étaient restées plutôt conventionnelles jusqu’à Revolver (1966), designé par Klaus Voormann, qui associe photos et dessins et multiplie les visages dans une composition d’inspiration psychédélique. Pour Sgt. Pepper, la signature de Peter Blake, cofondateur du Pop Art anglais, confirme la volonté d’élever la création graphique au rang de manifeste esthétique1.

La foule de célébrités réunie autour des quatre musiciens semble cligner de l’œil vers la situation paradoxale du groupe, qui refuse de se produire en public, et revendique son effacement sous un nom d’emprunt. Pour autant, on ne peut pas y lire un message univoque. Au contraire, comme le projet lui-même, l’image multiplie les signaux et brouille les pistes. S’agit-il d’un concert ou d’un enterrement? D’un adieu ou d’un renouveau? Pourquoi les Beatles sont-ils présents deux fois, comme statues de cire et comme musiciens déguisés? Identifier l’accumulation de personnages représente un premier défi, qui ne va nullement de soi, compte tenu de la diversité des références et de l’absence de toute indication. Par sa volontaire polysémie, la pochette entretient un sentiment d’énigme.

Comme l’explique Christian Le Bart, l’esthétique qui gouverne la réception de l’œuvre des Beatles est depuis l’origine une esthétique relationnelle: «Le génie des Beatles n’explique rien (ou pas tout); l’écoute de cette musique n’a jamais la pureté que ses admirateurs lui prêtent. Ou, pour le dire autrement, le mystère de la passion Beatles n’est jamais tout entier du côté des Beatles: elle s’enracine aussi dans la trajectoire de ses admirateurs, dans une disponibilité musicale socialement construite, dans un rapport au monde, en un mot dans le social2».

Depuis les débuts du groupe, ce qui fonde la Beatlemania est l’amour démesuré des fans, incarné par les cris d’un public féminin volontiers jugé «hystérique». Portant à son comble la relation de dépendance de l’artiste à son public, sous une forme qui met à nu sa dimension érotique, cet excès d’amour se traduit également dans l’iconographie. Que ce soit dans les enregistrements de concerts ou dans les articles de presse, les Beatles sont toujours présentés comme environnés si ce n’est envahis par la présence physique d’une foule amoureuse.

Timothy Green, « Here come those Beatles », Life, 31 janvier 1964.
Gail Cameron, « Yeah-Yeah-Yeah! », Life, 21 février 1964.

C’est cette iconographie de l’envahissement que la pochette de Sgt. Pepper reproduit, tout en inversant sa signification. Foule de personnalités choisies plutôt que masse anonyme, le collage propose une version moderne de la tradition du Panthéon, soit la réunion symbolique de figures majeures ayant pour fonction d’incarner une culture.

Raphaël, Ecole d’Athènes, fresque, Vatican, 1508-1510.

Associant écrivains (Edgar Allan Poe, Lewis Caroll, Aldous Huxley, William Burroughs, H. G. Wells, Oscar Wilde) et vedettes de cinéma (Stan Laurel, Oliver Hardy, Marlène Dietrich, Mae West, W. C. Fields, Fred Astaire, Tony Curtis, Marlon Brando, Johnny Weismuller), savants (Karl Marx, Carl Jung, Albert Einstein), gourous indiens (Sri Yukteswar Giri, Sri Mahavatar Babaji, Sri Paramahansa Yogananda…) et sportifs (Albert Stubbins, Sonny Liston), le collage se donne à lire comme la revendication autonome des références de la jeunesse, contre la culture imposée de l’institution. La foule des personnalités devient ainsi un objet d’identification au second degré, représentative de toute une génération – celle à laquelle les musiques populaires confèrent après-guerre une identité quasi politique3.

L’accumulation d’énigmes, la signature pop et l’identité générationnelle font de la pochette de Sgt. Pepper une affiche éminemment appropriable, qui fera l’objet d’innombrables remédiations, citations et détournements – et l’aliment de plusieurs légendes urbaines (comme celle de la mort de Paul McCartney, qui se répand en 1969, et trouve dans les illustrations de l’album de nombreux indices). Au final, le caractère iconique est moins ici le résultat d’une interprétation stable de l’image que le produit de la multiplication des signes, offerts à une lecture buissonnière.

  1. Ian Inglis, «Cover story: magic, myth and music», in Olivier Julien (dir.), Sgt. Pepper and the Beatles, Aldershot, Ashgate, 2008, p. 91-102. []
  2. Christian Le Bart, Les Fans des Beatles. Sociologie d’une passion, Presses universitaires de Rennes, 2000, p. 15. []
  3. «Je suis certain que ce sera difficile à comprendre pour les gens qui vivront dans plusieurs centaines d’années… mais pendant un temps, à la fin des années 1960, beaucoup de gens ont vraiment cru qu’une révolution était sur le point de se produire et que la musique permettait de sentir à quoi cette révolution ressemblerait», R. Walser, in Steven D. Stark, Les Beatles. Histoire d’un mythe incarné, Paris, Buchet-Chastel, 2005, p. 190. []

8 réflexions au sujet de « Sgt. Pepper, ou comment peupler l’imaginaire »

  1. Je n’ai pas bien regardé (je veux dire exhaustivement) (et cette exhaustivité est aussi une marque de l’appropriation de la photo : pourquoi cette pléthore ?) mais il me semble qu’il y a pas mal de morts dans ces images/reproductions/représentations (bon, y’a au moins Tarzan et le futur prix Nobel de littérature, certes) ce qui peut-être peut indiquer qu’il s’agit de l’enterrement du groupe comme « live » se produisant en concert devant des publics ayant perdu toute retenue (et dans le texte de l’article (extra…) les personnes évoquées l’oubli de Norma Jean Baker/Marylin Monroe comme icône de ces années-là est assez (sinon parfaitement) impardonnable… :))

  2. @ gunthert : Belle analyse.

    @ PdB : La pochette de ce 33 tours n’est pas et ne saurait se vouloir une exhaustivité temporelle (sinon pourquoi Edgar Allan Poe ?) mais un instant imaginé, imaginaire, des idées, des musiques, des portées, des portraits, des signes, des pauses, des envolées, des oublis volontaires ou non, des personnages historiques ou peu, un patchwork de représentations, un sous-marin de la couleur que chacun désire.

    Et Marilyn est présente chaque jour sur Twitter (on line…) ! :-)

  3. La figure de l’enterrement fait partie des interprétations de la pochette, évoquée notamment par la décoration florale, la terre fraîchement remuée, mais aussi par l’air morose et le regard baissé de plusieurs des Beatles (en chair ou en cire). Mais il s’agit encore une fois d’une lecture possible, non d’une explication incontestable (la chanson “Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band”, à laquelle renvoie l’image de la pochette, ne comprend par exemple aucune allusion à un enterrement)…

  4. Quote : « le mystère de la passion Beatles n’est jamais tout entier du côté des Beatles: elle s’enracine aussi dans la trajectoire de ses admirateurs, dans une disponibilité musicale socialement construite, dans un rapport au monde, en un mot dans le social ».
    Je peux confirmer ça : en 67 j’avais 16 ans, et mon père m’avait ramené cet album et le précédent, Revolver, d’Angleterre. Eh bien il n’ont intéressé presque aucun de mes amis, jusqu’à sa sortie en France un an plus tard, accompagné de son buzz.

    À l’époque, il s’écoulait au moins un an entre la sortie d’un album pop/rock dans son pays d’origine et sa sortie en France. C’était le temps béni des disquaires, façon Vernon Subutex, où nous autres fans de musique passaient leurs heures de cours séchés, à écouter et commenter vivement des imports bootleg.

    Donc la possession précoce de Sgt. Pepper ne m’a valu de succès auprès des filles que bien plus tard ! Mais ça valait le coup d’attendre…

  5. Voici donc ma contribution (ébauchée sur twitter) :

    Sgt Pepper symbolise surtout le passage à la couleur*, l’avènement d’une nouvelle période, un nouveau foisonnement, sorte de nouvelle étape qui scinde les années soixante en deux.
    L’avant : où les Beatles sont représentées en costumes noirs (personnages de cire, ils sont figés dans le passé) c’est la période qui finit par Revolver (graphisme noir et blanc) lequel annonçait déjà Sgt Pepper par son goût de l’accumulation et de l’expérimentation.
    L’après : avec l’explosion de couleurs, des costumes de fanfare(avec moustaches!), c’est le renouveau, l’adieu à l’ancien monde (malgré les cheveux longs, les Beatles conservaient jusque là un ‘look’ à la papa-maman). C’est l’arrivée plus franche du pop’art dans la culture musicale en une sorte de cadavre exquis visuel, une connexion avec la société toute entière et plus seulement le monde musical, l’avènement de la culture américaine contestataire (Dylan, Flower power) additionné d’une pincée de non-sens typiquement anglais!
    Et ne pas oublier l’aspect ‘joke’ de la conception de la pochette, idées jetées en vrac, où même Gandhi et Hitler devaient être représentés, mais aussi Sophia Loren, des bonbons, caramels, et jouets en plastiques…certains personnages ne sont présents que parce que leur effigie de cire était recalée chez Mme Tussauds (Sony Liston, perdant contre Mohamed Ali, d’autres sont absents fautes de droits, ou parce qu’ils demandaient rémunération!)
    Bref tout ceci fût le résultat d’un brain sorming autant que du hasard, de jeunes gens voulant s’amuser autant que changer le monde, et qui furent ‘recadrés’ par Peter Blake (figure du pop’art anglais et réalisateur de la pochette), sans quoi les risques étaient grands de la voir ressembler à un ‘gloubi-boulga’ indigeste! (mais ils se sont rattrapés avec Magical Mystery Tour ensuite!)
    C’est pourquoi, à mes yeux du moins, il existe un risque d’excès d’interprétations dans toute analyse à posteriori, et il me semble qu’il ne faut pas oublier de laisser la part belle au jeu, ne pas l’exclure en tout cas.

    *Les Beatles participèrent le mois suivant la sortie de l’album à l’émission Our World passage en mondiovision, et arrivée de la couleur pendant la chanson ‘All you need is Love’.
    Voilà,…
    Enjoy ;)

  6. La fascination provoquée par cette pochette est assez compréhensible, même pour un béotien comme moi, pour toutes les raisons que vous indiquez. Il y a une autre pochette, celle d’Abbey Road, qui est également très célèbre, et qui pourtant, en tout cas à mes yeux, est une photo banale de 4 bonshommes traversant une rue !
    Comment expliquez-vous que cette photo soit si célèbre ?

  7. @Ln.A.: Merci pour ces compléments! Je suis tout à fait d’accord que la dimension du jeu est essentielle, et que la signification de cette pochette ne doit pas être refermée…

    @D L: Excellente question! La pochette d’Abbey Road est donnée comme la 2e plus connue des Beatles (et on peut noter au passage que cet ordre corrobore celui des ventes des deux disques). Là encore, on trouve d’importants éléments de contexte, qui expliquent la valorisation de cet album: il s’agit du dernier enregistrement commun du groupe, après lequel Lennon annonce son départ. Il s’agit aussi d’une image très lisible et très efficace dans sa composition, dynamique et géométrique, non dénuée d’humour, qui fait notamment écho à la Marche du progrès de Zallinger (voir: http://imagesociale.fr/2886).

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