Plus d’un an après le début du mouvement des Gilets jaunes et l’explosion des témoignages d’exactions policières, les médias représentatifs du bloc bourgeois commencent à ouvrir les yeux sur la régression des libertés publiques. La chronique des brutalités s’est ouverte dès ce début d’année par la mort de Cédric Chouviat, interpellé pour un contrôle de routine le 3 janvier, et qui a été étranglé et asphyxié au terme d’un plaquage ventral, dans des conditions atroces qui rappellent le décès d’Adama Traoré.
Mediapart publie le 7 janvier plusieurs vidéos de l’arrestation prises par des automobilistes, et reproduit des témoignages qui contredisent la version policière: le livreur de 42 ans «n’était pas violent. Il filmait seulement les policiers. Il semblait le faire pour défendre ses droits et ça les agaçait. Puis l’un d’entre eux est passé par derrière et lui a fait une clé avec son bras autour de son cou, il est alors tombé au sol. Et là, ils se sont mis à trois sur lui alors qu’il était sur le ventre. C’était violent et incompréhensible» (voir également la synthèse de l’article publiée par Révolution permanente). L’émotion suscitée par ce tragique accident est considérable. Libération, qui n’a jamais mis en Une d’image des violences policières, affiche le 9 janvier une capture vidéo montrant l’interpellation.
Quoique la mort de Cédric Chouviat n’ait aucun rapport avec le mouvement social, sa réception l’inscrit dans la longue série des images virales des brutalités policières. La répétition depuis un an de ces témoignages est assurément le premier facteur qui les a installé au cœur du débat public. En provocant une multiplication inhabituelle des affrontements et en exacerbant les tensions, la stratégie de pourrissement retenue par le gouvernement pour répondre aux mouvements sociaux peut être identifiée comme une cause majeure de cet effet de récidive. En outre, l’incapacité des pouvoirs publics à formuler la moindre condamnation ou la moindre excuse face à ces débordements contribue à ranger Cédric Chouviat dans la liste des «ennemis intérieurs», où il rejoint Rémi Fraisse ou Adama Traoré, victimes non seulement des violences policières, mais aussi de manipulations de l’enquête destinées à préserver les responsables.
Les manifestations du 9 janvier ont, selon de nombreux témoignages, fait assister à des sommets de violence de la part des forces de l’ordre. Plusieurs vidéos acquièrent rapidement un caractère viral, en particulier une séquence de 37 secondes filmée par Laurent Bigot à Paris, montrant un affrontement confus où un policier tire à bout portant au LBD sur un manifestant. Appliquant sa méthodologie d’analyse développée depuis plusieurs mois, Le Monde propose dès le lendemain un décryptage détaillé de l’incident, confirmant à l’aide de documents complémentaires la réalité d’une action qui a fait plusieurs blessés (voir ci-dessous). Le quotidien du soir, premier grand média à s’emparer de la thématique des violences policières, condamne dans son éditorial le caractère fallacieux de la doctrine de la «proportionnalité», censée expliquer les exactions des forces de l’ordre.
Mais c’est un extrait d’une autre vidéo, réalisée le 9 janvier à Toulouse par Djemadine, montrant un policier qui fait un croche-pied sournois à une manifestante, qui suscite indignation et moqueries. Certes, l’action est moins grave qu’un tabassage en règle, mais il s’agit d’une malveillance choquante, parfaitement inacceptable de la part d’un fonctionnaire, car ce geste ne vise ni à neutraliser un adversaire, ni même à châtier un comportement offensant. La viralité de l’extrait s’explique par la démonstration qu’il apporte de l’hostilité des forces de l’ordre à l’égard des manifestants, indépendamment du contexte, alors que celui-ci est toujours allégué pour justifier le recours à la violence.
C’est cet extrait que retwitte le 11 janvier la journaliste Anne Sinclair, avec le commentaire: «Cette vidéo sur laquelle je tombe par hasard, si elle est authentique, est hallucinante et scandaleuse de la part d’un fonctionnaire de police. Les autorités responsables laissent-elles faire sans réagir?» Les réactions ne tardent pas, pour critiquer l’aveuglement de l’ancienne animatrice du magazine politique 7 sur 7, qui semble découvrir, à partir d’un exemple bénin, la réalité des violences que subissent les militants depuis de longs mois.
La réaction naïve d’Anne Sinclair autant que sa réception ironique témoignent de façon exemplaire d’une inversion de l’asymétrie d’information qui a marqué la question des violences policières, mise en avant par les réseaux sociaux et longtemps minorée par les grands médias. Après un an de témoignages accablants, ignorer la répression brutale qui a accompagné les mouvements sociaux est devenu injustifiable.
Sur le plan théorique, cet épisode vérifie les thèses Nancy Fraser à propos de la sphère publique de Habermas. Dans un article de 1990, la philosophe féministe proposait de décrire la constitution de l’opinion comme le résultat du débat entre divers groupes, y compris minoritaires1. Le long délai qui sépare l’apparition des premières vidéos virales (discutées sur ce carnet) de la prise de conscience par des acteurs ayant activement soutenu les positions gouvernementales prouve l’existence d’un processus qui a fait cheminer la critique des violences policières de l’expérience des participants jusqu’au statut d’opinion minoritaire, avant d’accéder à celui d’opinion dominante.
Le même changement de statut pouvait être observé lors de l’intervention d’Edouard Philippe au journal télévisé de France 2 du 12 janvier. Venu pour présenter la manœuvre du retrait de l’âge-pivot, le premier ministre s’est vu imposer de réagir en direct à la séquence du croche-pied. Empruntons à Pascal Riché son commentaire de la scène dans L’Obs: «Le Premier ministre a le nez sur la scène. Il pourrait condamner l’acte, promettre des sanctions contre l’agent. Il s’en garde. Il considère certes l’image comme “inacceptable”, mais pour vanter immédiatement la tâche difficile des policiers». Conclusion de l’éditorialiste: «Voudrait-on démontrer que les violences policières sont le fruit d’une politique délibérée qu’on ne s’y prendrait pas autrement.»
La signification des exactions policières est encore loin d’apparaître aussi clairement à tous. Même la rédaction de France Inter, soutien assidu des options gouvernementales, n’a pas pu faire l’impasse sur les images accusatrices des manifestations du 9 janvier, et s’est résolue à interviewer ce matin l’avocat de la ligue des droits de l’homme, Patrice Spinosi, pour tenter de répondre aux questions qu’elles soulèvent. Mais l’invité en est resté à une interprétation des brutalités policières comme des «dérapages» isolés.
Attesté par leur affligeante accumulation, le caractère systémique des violences est pourtant le facteur qui en modifie désormais la lecture. Le fait que le mouvement social, des Gilets jaunes à la contestation de la réforme des retraites, ne rencontre pour seule réponse que la force, trahit une inquiétante régression politique. L’ampleur de la répression indique l’absence de tout espace réel de compromis ou de dialogue, de la part d’un gouvernement décidé à imposer sa volonté coûte que coûte. Seule cette condition générale explique la répétition des violences policières, qui risque malheureusement de se prolonger, pour devenir la signature la plus visible de la politique d’Emmanuel Macron.
- Nancy Fraser, «Rethinking the Public Sphere», Social Text, n° 25-26, 1990, p. 56-80 [↩]
2 réflexions au sujet de « Les violences policières passent au premier plan »
A savoir de comment, enfin, une violence policière est confronté au premier ministre, pour ma part j’ai le sentiment que chaque vidéo de violences policières jusqu’ici est re-contextualisable (avec toute l’hypocrisie possible bien sur), d’une part parce que les vidéos sont souvent peu clair dans ce qui se passe, il y a un besoin d’analyse assez élevé (ce que fait très bien le monde), et d’autre part la dénégation des victimes et la légitimité de l’ordre policier défendus par les chiens de gardes. Par ailleurs ce qui me semble faire que cette vidéo passe au travers du plafond (ou plancher selon le point de vue) médiatique c’est son coût analytique extrêmement faible et la re-contextualisation quasi-impossible. On peut aussi ajouter le caractère « peu » violent de la vidéo qui permet au premier sinistre de ne pas avoir besoin de montrer (ou de dire plutôt) d’émotion et alors endosse le discours habituellement servi par les éditocrates. Je remarque aussi qu’il dit que c’est l’image qui n’est pas acceptable, pas son contenu.
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