La communication sans visage

Premières publicités post-confinement. Logiquement, Orange a pensé à convier ses clients récemment délivrés de l’obligation de l’attestation dérogatoire à passer dans ses locaux, et expose pour les convaincre une jeune femme dotée d’un de ces masques si convoités depuis deux mois. Le slogan «On vous attend avec le sourire», destiné à confirmer la jovialité qui tente de s’afficher dans la partie supérieure du visage, fonctionne aussi comme le révélateur des contradictions et des paradoxes où nous a conduit la pandémie.

Laissons de côté le fait qu’Orange a fermé la majeure partie de ses bureaux, et abandonne désormais les requêtes de sa clientèle à des automatismes téléphoniques ou à des formulaires en ligne. «Nous appliquons la distanciation règlementaire, le port du masque pour les conseillers et du gel hydroalcoolique est à votre disposition» énumère la publicité, reprenant l’énoncé de la trinité des mesures-barrière. Restaurants, magasins, cinémas, salles de sports, universités, écoles…: tous les espaces susceptibles d’accueillir le public n’ont désormais d’autre choix, pour rassurer les usagers, que de revendiquer les gestes de la sécurité collective, imposés par le confinement comme de nouveaux usages sociaux.

«Orange, vous rapprocher de l’essentiel»: la signature rappelle que l’annonceur est l’un des principaux opérateurs des outils de téléprésence – téléphonie, fibre, internet – qui servent de substitut à l’échange social, et doivent à ce titre être rangés parmi les instruments de la distanciation. Bref, pour faire la publicité des solutions de télécommunication, Orange nous invite à nous rendre physiquement dans ses locaux, en exhibant un visage masqué, alors que la visioconférence est l’un des derniers endroits où nous pouvons apercevoir un sourire — puisqu’il ne s’agit que d’une image…

Le masque apparaît comme une icône exemplaire du monde imposé par le Covid, qui nous fait proscrire toutes les proximités du faire-société. En France, où l’hystérie anti-musulmane a fait du voile le signe cryptique de la haine de la République, et a conduit à l’interdiction de cacher son visage dans l’espace public (loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010), ce soudain renversement de paradigme a des allures de bonnet d’âne. Mais le choix du niqab ou de la burqa comme des allégories de la dissimulation renvoie bel et bien à la disparition des signes de l’identité et de l’expressivité, que le masque occulte lui aussi.

Si ces nouvelles images s’imposent dans le vocabulaire visuel, en dépit de leur inexpressivité, c’est parce que les récits sociaux ne peuvent pas s’écarter des évolutions du monde réel, sous peine de perdre leur pertinence. Le port du masque et les réflexes de la distanciation ont déjà pour conséquence de dater les représentations de la convivialité – irrémédiablement marquées du sceau de l’avant-Covid. S’ils veulent parler à leur public, les médiateurs n’ont d’autre choix que d’intégrer les nouvelles habitudes dans leurs images.

Or, ce qui disparaît derrière le masque, c’est l’ensemble des marques et des stéréotypes émotionnels de la communication. Alors que les expressions du visage ont joué un rôle majeur dans l’écriture visuelle depuis le Moyen-Age, alors que le sourire est devenu une ressource essentielle du lexique publicitaire, avant de s’installer comme une norme sociale, le masque étouffe ce vocabulaire, réduisant au silence les signaux familiers de l’humanité.

Le monde d’après a beau affirmer qu’il garde le sourire, il paraît un peu effrayant. A l’hôpital de San Diego, des soignants masqués par leurs équipements de protection ont eu l’idée de coller leur portrait souriant sur leur blouse, pour rassurer les patients. Perdre d’un coup l’essentiel de la communication non verbale, s’engouffrer dans un univers sans visage, associé de longue date à la monstruosité, c’est véritablement plonger dans l’inconnu.

6 réflexions au sujet de « La communication sans visage »

  1. A noter à ce propos que la question de l’anonymat est résolue avec le masque… A preuve la blague de Brain, qui suggère que le modèle serait la députée Clémentine Autain (https://www.brain-magazine.fr/article/page-pute/61421-Clementine-Autain-fait-de-la-pub-pour-Orange). Celle-ci a démenti (https://www.facebook.com/permalink.php?story_fbid=10163486745855177&id=360795670176). Un trouble dans la ressemblance qui illustre bien les effets du masquage…

  2. Je crois que votre conclusion peut s’appliquer aussi au contexte sanitaire qui nous incombe car personne ne sait comment s’en sortir. Le texte soumis au parlement sur la sortie de l’état d’urgence est encore plus restrictif en ce qui concerne le droit et les libertés individuelles.

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