(Fisheye #58) Consacré à l’analyse minutieuse du seul album photographique issu du camp d’Auschwitz-Birkenau, l’ouvrage Un album d’Auschwitz. Comment les nazis ont photographié leurs crimes1, renouvelle par l’image le savoir sur les camps de la mort. Utilisée dès les années 1960 dans divers ouvrages sur l’extermination des Juifs, son iconographie alimentait l’illustration historique sans qu’on ait questionné ses origines. L’album avait été réalisé entre mai et août 1944 par le service anthropométrique du camp à la demande de son directeur, Rudolf Höss, à une quinzaine d’exemplaires, avec l’objectif de documenter l’arrivée des convois de déportés. A l’époque correspondant au paroxysme du processus meurtrier, la déportation des Juifs de Hongrie fait 325 000 morts en à peine plus de deux mois.
Le seul exemplaire préservé est trouvé par hasard à la libération du camp de Dora par une rescapée d’Auschwitz, Lili Jacob, juive hongroise déportée en mai 1944. Elle conservera précieusement ces photographies, qui contiennent les dernières images de sa famille à son arrivée au camp. Il faudra attendre 1980 pour que le chasseur de nazis Serge Klarsfeld redécouvre l’histoire de cette source, et obtienne de sa détentrice qu’elle la confie à l’institution mémorielle Yad Vashem.
Si le contenu de l’album était connu des spécialistes, il n’avait pas encore fait l’objet d’une enquête aussi approfondie que celle à laquelle se sont livrés les historiens Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller. Cette analyse apporte un éclairage inédit aussi bien sur la Shoah que sur la nature du document photographique. Aux débats sur l’utilité de l’archive iconographique, jadis contestée par le cinéaste Claude Lanzmann, les trois historiens répondent par un infini respect pour les victimes, qui impose une extrême précision au regard porté sur les images. Pour dépasser le statut d’illustration quasi allégorique à laquelle a accédé l’imagerie de l’extermination, Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller empruntent à l’investigation judiciaire ses méthodes d’analyse, observant chaque physionomie, interrogeant chaque détail – des ornements des uniformes SS aux visages de femmes tirant la langue au photographe, dans un geste de défi et d’irrépressible colère. Cette attention démultipliée leur permet de reconstituer les séries photographiques et d’identifier avec précision les dates et les circonstances des scènes enregistrées, que le récit réorganise comme un film.
La première condition de l’analyse est de faire la part du filtre adopté par les producteurs, qui veulent donner une image de gestion efficace et de maîtrise des procédures. Dans les pages de l’album, pas de fusils pointés ni de violences apparentes – alors que les témoignages et d’autres documents décrivent la brutalité de l’accueil des SS ou les scènes déchirantes de la séparation des familles. L’album nazi est une mise en scène, où les photographes peuvent même intimer aux déportés l’ordre de sourire. Mais sous le vernis de l’ordre, le document photographique révèle les identités, manifeste les gestes et les expressions de la peur, de la souffrance et de la violence. Malgré l’interdit, les prisonniers du camp qui font office d’assistants des tortionnaires, reconnaissables à leurs costumes rayés, échangent avec les nouveaux arrivants, suggérant des réponses qui sauveront des vies.
Sur ces images, pas d’analyse sémiologique ni de comparaison picturale: pas d’échappatoire symbolique, mais le retour obstiné du contexte. Ce à quoi nous assistons, c’est à la procédure dite de «sélection», qui va séparer les valides des autres – femmes et hommes âgés, enfants, handicapés… –, emmenés directement dès la descente des wagons à la chambre à gaz. Absente des images, cette destination fatale est constamment rappelée par le texte, qui restitue avec force la signification de situations souvent peu lisibles.
Grâce à ces efforts de pédagogie et de recontextualisation, sans fétichisation des images, les pages de l’album s’animent. En rendant à chaque personne l’attention et le respect dont le projet raciste a précisément voulu la priver, les historiens restituent leur précieuse humanité aux victimes. A nouveau spectateurs de l’extermination, nous percevons l’ampleur de la tragédie. L’instrument de cette intelligibilité est la qualité de l’information historique et la confrontation des témoignages. Telle est la leçon des photographies de la Shoah. Faire parler les images est un immense travail, qui agit ici comme une réparation et un hommage aux disparus.
- Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller, Un album d’Auschwitz. Comment les nazis ont photographié leurs crimes, Le Seuil, 2023. [↩]
2 réflexions au sujet de « Regarder Auschwitz en face »
Effectivement, cher André Gunthert, votre travail d’analyse chemine très souvent dans la direction de cette idée/constatation: « Faire parler les images est un immense travail ». Même si nous avons souvent des différents profonds sur certaines actions (exposition « artistique », propagande de presse, etc.) que vous mentionnez dans d’autres billets, ce billet, et probablement aussi le précédent dont la vidéo n’est malheureusement pas visible dans mon pays, et en fait presque tous vos billets, explorent cette idée que l’image doit être « humanisée » par un effort conscient de la part de ceux qui la produisent et de ceux qui la regardent, si on ne veut pas la laisser sombrer dans l’inhumanité. Une vraie gratitude pour la clarté et pour la force pédagogique de votre travail, dont je bénéficie depuis longtemps.
Merci, mais il s’agit plutôt ici du travail des auteurs Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller. L’organisation du livre propose un récit étonnamment fluide et lisible, constamment appuyé sur les images. C’est vraiment une belle réussite, sur un sujet aussi difficile!
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