Juste avant leur départ en excursion, après avoir rangé leurs bagages dans le coffre de la voiture, Thelma et Louise, dans le film éponyme de Ridley Scott (USA, MGM, 1991), partagent une pratique que personne n’appelle encore selfie. Pour autant que l’on puisse considérer cette séquence devenue culte d’un point de vue ethnographique, ce qui frappe est la rapidité et le naturel avec lesquels les deux femmes se prêtent à l’exercice.
Aucune hésitation de la part de Louise (Susan Sarandon), qui se saisit du Polaroid, le porte à bout de bras et se colle à sa camarade, pas plus que de la part de Thelma (Geena Davis), qui prend immédiatement la pose adéquate. Ce bref intermède de quelques secondes, parfaitement reconstitué par l’équipe du film, semble indiquer que le geste de l’autophotographie en situation est déjà routinier.
Son intervention au début du road movie peut être interprété à la fois comme un symbole de l’union du couple, et comme la marque de l’indépendance des deux femmes, qu’aucun homme ne prend en photo à leur place. Dans une œuvre qui fera date pour son féminisme1, le polaroid inaugural fonctionne comme un signal joyeux de la reconquête de l’autonomie.
Cette image se distingue d’emblée de l’autoportrait classique, traditionnellement voué à la figuration intemporelle d’une personne seule, et de son caractère narcissique. Autant que par la présence des protagonistes de l’action, le genre est identifiable par l’autoproduction de l’image, mais aussi par sa dimension fortement située. Ce que Thelma et Louise immortalisent, c’est le portrait d’un moment et d’une expérience, l’instant du début du voyage qui les réunit, dans une photo qui porte leur signature visuelle. Un dernier plan montrera l’envol du polaroid, juste avant que la voiture des deux femmes ne plonge dans le ravin.
L’ensemble de ces traits résume un usage discret, mais qui semble déjà largement inscrit dans les pratiques. Même en l’absence d’une identification officielle, sa mobilisation cinématographique vaut brevet de reconnaissance, et indique qu’il est suffisamment reconnaissable pour être employé comme une figure emblématique (ainsi que le démontre la large diffusion d’une photographie promotionnelle qui reproduit la scène). Il faudra attendre sa version numérique, dénommée “selfie”, pour que celui-ci devienne la pratique photographique la plus représentative des formes visuelles contemporaines.
- Sarah Projansky, “Feminism and the Popular: Readings of Rape and Postfeminism in Thelma and Louise”, in coll., Watching Rape: Film and Television in Postfeminist Culture, New York University Press, 2001, p. 130-162. [↩]
5 réflexions au sujet de « Le selfie de Thelma et Louise (1991) »
Merci pour ce retour analysé et imagé vers un film libre, joyeux (les voitures de police à la poursuite impitoyable et dérisoire), audacieux, inventif, revendicatif.
Un vrai polar(oïd) en plus !
Dans la série « selfie » avant « selfie » il y avait aussi ces façons de se prendre en photos dans les « photomaton » qui sont aux photos d’identité ce que le « frigidaire » est au réfrigérateur (le cinglé dans « Amélie Poulain » quelque chose, je crois me souvenir ?)
Même si l’on peut s’amuser avec un photomaton, comme l’ont bien montré les surréalistes, son caractère inamovible retire un paramètre précieux du selfie: la composante située. De ce point de vue, l’iconographie la plus proche de ce genre est la photographie touristique – du moins celle qui comprend la présence physique des protagonistes du voyage.
Bonjour,
Bien que l’autophotographie repose apparemment sur un régime d’immédiateté, l’image étant disponible peu de temps après la prise de vue, il y a un écart entre le mode d’existence du polaroid, objet unique et localisé et celui de l’image numérique ubique et partagée. Ainsi quand un selfie numérique est rendu disponible hic et nunc pour un grand nombre de spectateurs dispersés, le polaroid lui concerne un public restreint et situé.
Dans le film on perçoit que la photographie en question n’est destinée qu’aux seules portraiturées, nous sommes plus proche de l’intimité de l’album de famille que de l’image conversationnelle des réseaux sociaux.
Ce qui m’interpelle par ailleurs c’est la coïncidence de l’envol de l’épreuve avec le plongeon de la voiture qui produit un lien de continuité entre la représentation photographique et les sujets de la prise de vue qui renvoi aux inquiétudes balzaciennes sur les spectres rapportées par Nadar (les couches foliacées et infinies qui composent les corps). La scène cinématographique serait une forme d’allégorie de la métempsychose en quelque sorte.
D’ailleurs le polaroid présenté sur l’affiche n’est pas celui de la prise de vue dans le film. C’est un photogramme du point de vue désaxé de la camera qui suggère que le prototype est définitivement perdu suivant le même destin que les deux amies. L’image unique argentique est associée à la finitude, la version numérique du selfie à la vitalité.
@Vincent Leprévost: Tout à fait d’accord que la connexion généralisée confère à l’autophotographie située un considérable surplus d’utilité (et de prosécogénie)! C’est bien pour cette raison que ce qui n’était qu’un geste discret deviendra avec l’image numérique une pratique massive et finalement un emblème culturel… Mais les principales caractéristiques du selfie me paraissent déjà réunies ici, en particulier l’effet de contextualisation, que le partage live érige en expression de soi privilégiée (“What are you doing?” était la première question adressée aux usagers de Twitter). Lorsque le selfie rencontre la photo numérique, ça donne un mélange explosif!
Les versions ultérieures du fameux selfie (photo promotionnelle, nouvelle affiche du film à partir de l’édition en 2008 de sa BO) qui sont effectivement différentes, montrent le succès public de cette minuscule séquence, qui devient un emblème du film avant même la consécration du terme « selfie » (en 2013).
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