Dans les images autoproduites, certains ne voient que narcissisme. Condamnées par avance du simple fait d’exister, les images de soi et de ses proches, de ses actes ou de ses goûts ne renverraient qu’à la manie égotique des individus (“égoportrait” est la trouvaille québécoise pour désigner le selfie, ce qui fait au moins deux erreurs, pas mal pour un seul mot…).
Une autre grille d’interprétation peut facilement être proposée. Avec le degré scandaleux des violences policières lors des récents mouvements sociaux, on a vu se multiplier les témoignages individuels, qui ont atteint un pic après le 1er mai, forçant la presse des classes favorisées à revenir sur une condamnation unilatérale des manifestations. Même Le Monde s’est aperçu que le déchaînement de violence était le résultat d’une stratégie gouvernementale de décrédibilisation (pour les chaînes d’info, en revanche, c’est sans espoir…).
Cette prise de conscience tardive est dûe à la pression des témoignages, multipliés par les outils de micropublication autant que par l’exaspération d’une gestion de crise périlleuse ou d’une information tronquée.
Cet exemple bien visible apporte une nouvelle confirmation de la reconfiguration d’un espace public qui ne se laisse plus bâillonner. Les actions de Nuit debout ont démontré la volonté de se réapproprier la parole, et au-delà, l’exigence de refonder une société des acteurs. Si cet horizon paraît encore lointain, on ne peut que se réjouir de voir s’élever face à la société du spectacle une autonomie du témoignage, dont la dynamique réarticule les pièces du puzzle médiatique, et qui met désormais au centre du jeu celui qui n’est plus seulement un public, mais bien un acteur de l’espace public (en attendant de le redevenir de l’espace politique).
C’est dans ce contexte qu’il importe de resituer la production visuelle, qui participe à l’évidence de cette dynamique, et dont la simple mise en œuvre constitue déjà la revendication d’une autonomie. La question qui se pose pourrait alors être celle-ci: pourquoi accepte-t-on sans sourciller la valeur d’archive de la vidéo, tant celle-ci semble s’inscrire naturellement sous le signe du document, alors que ce qui est retenu du témoignage photographique semble inévitablement entaché du péché égotique?
Une autre tendance éclairante à mettre en contrepoint est l’essor du témoignage en bande dessinée, qui rencontre un fort écho en ligne. Là encore, on voit que le style graphique peut tout à fait soutenir un propos documentaire élaboré.
Ou pour le poser autrement: pourquoi la seule manifestation des nouvelles pratiques photographiques qui a un tant soit peu attiré l’attention ne l’a été qu’à partir du moment où elle a été baptisée d’un nom qui connotait l’amour de soi? Pourquoi le selfie n’a-t-il été analysé qu’à l’aune du nombrilisme?
Le modèle qui isole le selfie des pratiques de témoignage, c’est d’abord la tradition du portrait. Construite dans le contexte de l’hommage funéraire, puis de la représentation des souverains ou des héros, la figuration ressemblante d’un individu introduit deux biais fondamentaux: celui d’un processus de valorisation de la personne, et celui de son accès à une visibilité publique. Ces deux traits, largement acceptés lorsqu’il s’agit de personnages de haut rang, vont poser problème à partir de la démocratisation du portrait apporté par la photographie – c’est le sens de la critique de Baudelaire.
C’est parce que l’exposition du portrait pose la question de la visibilité du sujet dans l’espace public qu’il le confronte à une épreuve de légitimité sociale. La critique du narcissisme de la représentation de soi s’appuie sur la norme séculaire de la modestie et de la pudeur, et mesure la légitimité de l’exposition au degré de mérite ou de prestige social (Jacques Chirac, président de la République, est légitime, donc pas narcissique; Kim Kardashian, vedette du showbiz, est illégitime, donc narcissique).
Autrement dit, la critique narcissique de la représentation défend une vision fondamentalement conservatrice d’une société du spectacle figée dans sa hiérarchie des valeurs. Cette approche s’oppose avec violence à une société où chacun prend la parole, et témoigne en son nom de sa vision du monde.
Ce qui s’oppose à la perception de la production photographique comme témoignage, c’est toute l’histoire de la photographie, qui la relie à celle du portrait, héritage de la peinture, où celui-ci était un outil de promotion de l’individu. C’est aussi une vision autonomiste de l’image, qui l’isole des contextes où elle est engagée, à la manière d’une œuvre d’art, alors que les images aujourd’hui sont avant tout des instruments au service d’énonciations complexes et de messages pluriels. Pour apercevoir la valeur de témoignage des photographies, il convient de les resituer dans leur environnement expressif contemporain, plutôt que de les garder prisonnières d’une histoire figurale révolue.
6 réflexions au sujet de « Image et témoignage, les raisons d’un contresens (notes) »
on peut rappeler simplement que, selfie ou pas, un portrait ne raconte pas grand chose. Je ne sais pas si j’ai du mépris pour le peuple ou si je me suis trop laissé convaincre par les travaux de Ruff sur le portrait, mais un portrait, s’il n’est pas celui d’un proche, m’intéresse peu: de toutes façons les gens ne sont jamais sincères quand ils se photographient eux-mêmes: sourire figé, duckface, bras tendu, fond étudié et reconnaissable par tous, signes cabalistiques des doigts, instrument de colorisation type instagram/snapshat…les portraits racontent toujours la même chose (et depuis bien avant les réseaux sociaux). Les réseaux permettent seulement aux chercheurs d’écrire une histoire plus précise du conformisme contemporain, ce pays des followers/suiveurs…
Votre commentaire illustre très précisément mes remarques ci-dessus. Assimiler l’ensemble des images autoproduites à la tradition du portrait est un contresens. Le portrait est un genre aux règles précises, dont l’idéalisation et l’intemporalité sont les principales conditions fondatrices. Harcourt fait du portrait comme les peintres du XIXe siècle. En revanche, la photo « amateur » ne produit que très rarement de véritables portraits. L’habitude d’assimiler la vision d’un visage avec la tradition picturale, pour commune qu’elle soit, n’en relève pas moins du malentendu. La photographie « amateur » produit des images contextuelles, situées, comme les selfies, autrement dit des antiportraits. Il est exact que ces photos sont moins lisibles que les images idéalisées et largement codées de la production d’atelier (d’où leur usage conversationnel, qui restitue par l’échange les informations contextuelles inapparentes).
Histoire du conformisme? Uniquement si l’on confond le code avec ce qui est représenté. On peut aussi apercevoir la visibilité des usages singuliers, à condition d’appliquer une approche qui, au lieu de mettre l’image au centre, programme de se préoccuper d’abord des contextes.
@andré gunthert
je ne peux m’empêcher de tiquer sur cette phrase: « La photographie « amateur » produit des images contextuelles, situées, comme les selfies ». Comme « les menines » de Velasquez, « les époux Arnolfini » de Van Eyck ou même tous les travaux de Antoine d’Agata,ou encore les autoportraits de Friedlander pourrait-on rajouter. Ces oeuvres liées à l’Art avec un grand A sont elles aussi bien « situées » ou « contextualisées » et elles n’ont rien à voir avec la photo vernaculaire; cet effort de contextualisation est même à chaque fois le (ou l’un des) coeur(s) de l’oeuvre. A vous entendre, et si je suis votre logique, faire oeuvre d’art reviendrait donc à couper le contexte: c’est tout de même un peu court pour dire quelque chose d’aussi fuyant…
@Olivier: Vous avez raison, on pourra toujours trouver des exceptions à la règle. Il n’en reste pas moins que la tradition du portrait, qui déborde du champ de l’art et même du champ visuel, puisqu’il existe aussi comme forme littéraire, remonte en Occident au gisant médiéval, et s’étend largement jusqu’à la miniature ou à la photographie d’atelier, se définit par opposition aux représentations d’événements que proposent les figurations de l’histoire religieuse ou de l’histoire tout court.
Bien sûr, il ne s’agit pas d’un standard industriel, et l’on trouvera de nombreuses variations (sans même parler de l’art contemporain qui s’emploie à briser toutes les règles). Il y a même des paradoxes à l’intérieur du genre: un portrait d’enfant (sauf s’il est mort) ne peut pas être une figuration éternelle d’une personne appelée à vieillir. En fait, la pluralité des portraits d’une même personne introduit déjà, dès la Renaissance, des marques d’historicité qui contredisent l’idéal du genre (représenté par la statue funéraire unique).
Mais si on raisonne par grandes catégories, la différence reste nettement perceptible entre des représentations dont la vocation est d’être anhistorique et qui renvoient à une essence de la personne (comme, disons, le portrait de Rimbaud par Carjat), et la photographie amateur, dont l’exercice le plus courant est très majoritairement historique et situé. C’est justement à partir de ce type de distinction que l’on peut comprendre ensuite l’originalité que représentent les expériences de portrait situé, dont le selfie est l’exemple le plus frappant.
autre exception: quand Barthes, dans la chambre claire, cherche une photo (amateur et anonyme) de sa mère, c’est pour une retrouver un peu de « son air », un peu de son essence diriez-vous. Ainsi donc Barthes a trouvé dans une photo amateur un peu de l’essence d’un être. On remarquera d’ailleurs que cette photo est une photo de sa mère quand elle était enfant (paradoxe en effet)
En fait je ne suis pas trop convaincu par votre distinction: je crois plutôt que l’Art avec un grand A dialogue bien plus souvent que vous ne le dites avec la culture visuelle vernaculaire. Cette idée est assez ancienne dans les cultural studies: il y a une dialectique très ancienne entre culture de l’élite et celle du peuple; des le XIVè siècle, par exemple, on voit des clercs écrire en empruntant à la forme populaire du charivari (cf le Roman de Fauvel). Le geste de Richard Prince s’appropriant des images venues d’Instagram n’est donc pas neuf; il est même plutôt consubstantiel à notre culture. Non pour tout vous dire, je ne trouve pas votre distinction opérante.
Cordialement
Mais où ai-je dit que « l’Art avec un grand A » ne dialogue pas avec la culture visuelle vernaculaire? C’est vous qui me le faites dire, mais ce n’est pas une distinction que je mobilise ici. J’oppose valeur de témoignage et tradition du portrait (qui, comme je l’ai indiqué dans mon commentaire précédent, déborde largement du seul champ artistique, qui n’est pas un critère pertinent dans cette discussion).
Les commentaires sont fermés.