Daguerre, premier portraitiste de la photographie

Pour clore sa série estivale consacrée aux “photos mythiques”, L’Obs s’est penché sur les plus anciennes photographies représentant des êtres humains. Plutôt bien informé, l’article rédigé par Renaud Février répond par une short-list de quatre daguerréotypes exécutés par ou attribués à Daguerre en 1837-1838, qui comptent également parmi les plus anciennes photos connues, réalisées avant la divulgation du procédé daguerréotype en août 1839 (rappelons qu’il ne reste aujourd’hui que deux prises de vue à la chambre antérieures au premier groupe d’épreuves daguériennes: le fameux Point de vue du Gras par Nicéphore Niépce, daté de 1827, et l’image négative de la fenêtre de Lacock Abbey par William F. Talbot, de 1835, tous les autres essais conservés étant des reproductions par contact ou des photogrammes).

L’article se penche d’abord en détail sur l’image qui a longtemps été tenue pour «la première photographie connue où figurent des êtres humains» (Larry Schaaf): le daguerréotype du boulevard du Temple (12,9 x 16,3 cm), daté par Peter von Waldthausen de fin avril/début mai 1838, à proximité de l’actuelle place de la République (voir les reconstitutions topographiques de Jacques Roquencourt).

Cette image fait partie d’un tryptique envoyé par l’inventeur au roi de Bavière en août 1839, qui comprend une deuxième prise de vue du même endroit, à midi. Il s’agit donc également du plus ancien couple chronophotographique. L’original n’est malheureusement plus visible, effacé par un nettoyage. L’image diffusée aujourd’hui est une reproduction d’après une photographie noir et blanc effectuée par Beaumont Newhall en 1936.

Daguerre, triptyque offert à Louis de Bavière, 1839.
Daguerre, bd du Temple, 1838.
Daguerre, bd du Temple, 1838 (détail).

La tradition bien établie de ce document et le fait que l’on dispose de commentaires contemporains, qui décrivent «un individu qui était en train de faire cirer ses bottes» (Samuel Morse, lettre du 9 mars 1839 après sa visite chez Daguerre), en font le plus solide témoignage de l’enregistrement photographique d’un être humain.

Suivant l’analyse de Jacques Roquencourt, présentée en 1999 dans Etudes photographiques, l’article de L’Obs rappelle l’existence d’un deuxième candidat encore plus intéressant: le daguerréotype du Pont-Neuf par Daguerre et Fordos, conservé au Musée des Arts et Métiers  (7,2 x 10 cm), qui montre dans sa partie inférieure l’image de deux personnes allongées (peut-être des ouvriers chargés de l’entretien de la statue).

Daguerre, Pont-Neuf, v. 1837.
Daguerre, Pont-Neuf, v. 1837 (détail).

Si l’origine du daguerréotype est établie, celui-ci n’est malheureusement pas daté. Un autographe au dos de Fernand Langlé, du 1er février 1879, précise seulement: «Cette plaque représentant une vue du Pont-Neuf, est le premier daguerréotype tenté en plein air. Il a été exécuté par Daguerre et Fordos, en collaboration scientifique expérimentale, et conservé par ce dernier. Après sa mort, il m’a été donné, comme souvenir de lui, par Mme Vve Fordos.»

Un courrier de Daguerre à Isidore Niépce du 17 janvier 1838, qui indique: «j’ai été fort longtemps avant de m’apercevoir du motif qui empêchait la réussite des épreuves que j’allais faire au dehors», permet de formuler l’hypothèse d’une exécution au cours de l’été 1837 (compte tenu du feuillage des arbres), en tout état de cause antérieure à celle du boulevard du Temple.

Le format de l’image, plus petit que celui des daguerréotypes présentés en 1839, et les vérifications expérimentales de Jacques Roquencourt suggèrent que ce daguerréotype a été exécuté avec l’objectif photographique mis au point par Daguerre en 1832, un achromatique de 6 pouces (162 mm), qui permet un temps de pose réduit par rapport à celui obtenu avec l’objectif de 14 pouces (380 mm), celui qui équipe l’appareil commercialisé par Giroux en 1839 (avec lequel a été réalisé le boulevard du Temple)1. Cette hypothèse est corroborée par la netteté des personnages, dont on distingue les traits du visage, ce qui suggère un temps de pose de l’ordre d’une à deux minutes.

Ne s’arrêtant pas en si bon chemin, Renaud Février reproduit également le portrait de M. Huet, qui porte au verso la date manuscrite de 1837, dont Jacques Roquencourt et moi-même avons défendu l’attribution à Daguerre en 1999 (5,8 x 4,5 cm)2. Dépourvu de tradition et d’attestation certaine, ce daguerréotype primitif reste un document problématique. L’historien de l’art Stephen Pinson, auteur du plus récent essai sur Daguerre, y intègre la description du portrait, sans le reproduire, mais s’appuie sur l’historiographie de la divulgation pour interroger son authenticité3.

L’attribution d’un portrait à Daguerre avant 1839 est évidemment contredite par l’absence d’une telle pièce pendant le processus de divulgation, aussi bien que par l’assurance donnée par Arago («En général, on se montre peu disposé à admettre que le même instrument servira jamais à faire des portraits», Comptes Rendus de l’Académie des sciences, 1839), corroborée par les témoignages des contemporains, à qui Daguerre ne montre pas de portrait.

Couronnée par la biographie de Helmut et Alison Gernsheim (1968), la majeure partie de l’historiographie daguerrienne a évacué cette hypothèse apparemment absurde. Ne savait-on pas qu’un daguerréotype demande plus d’une dizaine de minutes de temps de pose, une durée manifestement incompatible avec la reproduction de la figure humaine?

Pourtant, la date de 1837 correspond bel et bien à une mention de la correspondance, où Daguerre affirme à Isidore, en janvier 1838: «J’ai fait aussi quelques essais de portraits, dont un est assez bien réussi pour me donner le désir d’en avoir un ou deux dans notre exposition». Nul ne s’est préoccupé de cette précision décisive, qui fait pourtant de Daguerre le premier portraitiste de l’histoire de la photographie, avant Bates et Isabel Barret-Lowry dans The Silver Canvas en 1998 (Los Angeles, Getty Museum).

Deux portraits au daguerréotype, conservés à la Bibliothèque nationale de France, portant la signature de Daguerre, viennent documenter cette activité. Acheté par Paul Nadar en 1926, le plus ancien porte au dos la mention manuscrite: « J’ai acheté le présent daguerréotype provenant d’un ancien photographe qui le tenait de son père, ami paraît-il de Daguerre […]. Il n’y a pas lieu de douter de l’authenticité de la signature de Daguerre qui s’identifie parfaitement avec d’autres bien connues. Cette plaque oxydée sur les bords compte parmi les premières de Daguerre.»

Daguerre, portrait d’homme, BNF, v. 1837-1838.

Si ce document ne permet pas de dater avec précision le portrait, il oriente lui aussi vers les expérimentations de 1837. Une hypothèse confirmée par son format (6,8 x 5,3 cm), qui correspond, d’après les expérimentations de Jacques Roquencourt, à l’usage de l’objectif de 6 pouces retourné, ce qui permet de réduire de moitié le temps de pose, au prix d’une dimension plus petite.

Compte tenu du peu d’éléments dont nous disposons sur les expérimentations de Daguerre, cette indication s’avère décisive, une fois qu’on s’aperçoit que les formats des daguerréotypes conservés de l’inventeur se rangent en trois catégories: ceux, dits «pleine plaque», obtenus avec l’objectif de 14 pouces (comme le boulevard du Temple); ceux, moins nombreux, réalisés avec l’objectif de 6 pouces, d’environ un tiers de surface (comme le Pont-Neuf); enfin les portraits, les plus petits, vraisemblablement exécutés selon les indications fournies par Daguerre lui-même dans un courrier à Niépce du 19 avril 1833, avec l’objectif de 6 pouces retourné, ce qui permet d’abaisser le temps de pose à environ 1 à 2 minutes.

Cet expédient technique ne constitue pas encore une solution commercialisable. C’est ce que souligne Daguerre dans sa lettre à Isidore du 17 janvier 1838, après la mention des essais de portrait: «Il faut pour réussir que je fasse un appareil exprès» (autrement dit une nouvelle chambre équipée d’un objectif adapté). Faute de comprendre cette dimension technique, Stephen Pinson interprète à tort un autre courrier de Daguerre, où celui-ci indique la difficulté de réussir le portrait, qui n’est que la confirmation d’une réalisation encore expérimentale. L’inventeur le sait parfaitement: la chambre de Giroux de 1839, équipée de l’objectif de 14 pouces, n’est pas un outil adapté au portrait. Dans un article de 1998, je tente de conjuguer les informations disponibles, qui incluent la réalisation d’essais de portrait en 1837, puis leur étrange omission lors de la divulgation, en suggérant l’hypothèse d’un projet commercial ultérieur, qui ne s’est pas réalisé4. Jusqu’à présent, aucun autre scénario n’a été proposé pour expliquer le silence de l’inventeur.

  1. Jacques Roquencourt, «Daguerre et l’optique», Etudes photographiques, n° 5, novembre 1998. []
  2. Jacques Roquencourt, André Gunthert, «Note sur le portrait de M. Huet», Etudes photographiques, n° 6, mai 1999. []
  3. Stephen Pinson, Speculating Daguerre. Art & Enterprise in the Work of L. J. M. Daguerre, University of Chicago Press, 2012, p. 214-215. []
  4. André Gunthert, «Daguerre ou la promptitude», Etudes photographiques, n° 5, novembre 1988. []

6 réflexions au sujet de « Daguerre, premier portraitiste de la photographie »

  1. Emouvante cette recension des Balzaciens, les premiers humains… photographiés. Une question : dans les éléments de preuves, de traçabilité suivant le jargon industriel que je connais mieux, vous citez l’attestation, le processus de divulgation et la tradition. Je comprends la première, moins le deuxième et ai un problème avec la dernière. La tradition nous prouverait en effet que le Saint Suaire de Turin est la première photographie européenne, une autre étant connue à Mexico et une antérieure perdue en Palestine, seul le prénom du photographe ayant subsisté : Véronique. Pouvez-vous donc expliciter ces notions, voir nous renvoyer à un texte théorique (une de vos chroniques par exemple) traitant des éléments de preuve d’authenticité en matière photographique ?

  2. Ce qu’on appelle la tradition en histoire de l’art est l’équivalent de la traçabilité d’un produit, qui permet de remonter à son origine, et qui constitue par conséquent une très forte garantie – comme c’est le cas du boulevard du Temple. Le portrait de Huet présente le cas inverse, d’une image dont le cheminement historique est inconnu, d’où la marge d’incertitude importante qui l’affecte.

    Il existe en revanche une quatrième catégorie de preuve, mobilisée ici: les données de format et de géométrie des images, qui permettent d’identifier l’outil de prise de vue, et en l’occurrence l’objectif utilisé – ce qui équivaut à une signature (il n’existe pas encore d’objectif photographique commercialisé, Daguerre a testé et mis au point seul ses propres modèles, et réalise l’ensemble de ses daguerréotypes avec ces deux optiques). Ces données sont entièrement issues du travail de recherche de Jacques Roquencourt, et sont encore très exotiques dans le cadre de l’histoire de la photographie (je ne suis pas certain que Stephen Pinson, qui est aujourd’hui l’autorité académique de référence, et qui conteste l’attribution du portrait de Huet, maîtrise bien ces informations). L’idéal serait de voir ces travaux reproduits et confirmés par un autre chercheur, mais le peu d’intérêt académique que suscitent les premiers temps de la photographie rendent ce souhait peu probable.

  3. La photo du Boulevard du temple est toujours présentée inversée comme ici. Pourtant sur une copie en bonne définition et en l’inversant on peut alors vaguement distinguer en zoomant sur le panneau publicitaire situé sur un des immeubles à droite et à la quatrième ligne : « 104 rue du Bac ».
    JP Achard

  4. Sur mon site, je fais un parallèle entre les dimensions des portraits de Jules Chevrier (voir « au sujet du 6 pouces de foyer« ) et celles du portrait de Mr Huet. Est-ce le hasard? Pour ma part, la concordance des dimensions et des intervenants vont dans le même sens: indiquer sur ce daguerréotype l’information de cette date de 1837, oblige une connaissance précise du sujet. Pour ma part, Stephen Pinson a une profonde méconnaissance de la naissance du procédé de Daguerre, voir à ce sujet ses commentaires sur les essais de JL Marignier du procédé au résidu de l’essence de lavande.
    Roquencourt.
    mes salutations à Gunthert.

  5. « L’idéal serait de voir ces travaux reproduits et confirmés par un autre chercheur, mais le peu d’intérêt académique que suscitent les premiers temps de la photographie rendent ce souhait peu probable. »
    Je me mets à la disposition d’un autre chercheur dit « académique » pour refaire cette étude. Roquencourt

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