Le domaine visuel combine des informations de nature différente, qui relèvent de niveaux d’interprétation distincts. Avec La Société du spectacle (1967), Guy Debord a identifié la dimension du spectacle, correctement décrit comme une opération de médiation («Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images»), mais souvent confondu avec la dimension iconographique.
Si cette dernière peut être caractérisée par la question: que voit-on? la dimension du spectacle répond à la demande: qui regarde? Approche sociale plutôt qu’esthétique, elle interroge les conditions de la monstration. Si on admet de considérer, dans la tradition qui va de Platon à Marin, l’image comme un artefact producteur d’illusion par l’imitation des formes, le spectacle peut se définir comme une médiation où un public est exposé à un message, distingué par le fait même d’être l’objet d’une appréhension commune. Souvent articulés, image et spectacle restent des dispositifs distincts: un spectacle ne se réduit jamais à la seule dimension visuelle, et toute forme visuelle n’est pas forcément exposée dans un cadre spectaculaire.
Les conditions d’exposition modifient nécessairement la perception de ce qui est montré. La formule intuitive qui règle cette perception est celle de l’existence d’un rapport proportionnel entre le degré d’exposition et la légitimité de l’objet exposé. Examinons à l’aide de cette formule la récente suppression de la rondelle d’œuf de l’émoji “salade verte” chez Android. Le débat qui a accueilli cette modification montre qu’elle a été comprise comme la manifestation de la valeur symbolique et identitaire d’images dont le trait essentiel est de former un vocabulaire fermé à caractère universel. Groupe restreint d’icônes dont l’usage s’impose à l’ensemble de la communication numérique, les émojis font l’objet de négociations d’autant plus ardentes que leurs référents peuvent servir à distinguer des communautés, qui aspirent à l’exposition publique.
Tous les émojis ne sont pas identitaires: les signes expressifs ou indexicaux, les symboles, les objets techniques ou les pratiques sportives sont supposés universels. En revanche, les drapeaux, certains animaux, végétaux, signes d’apparence, indicateurs topographiques et de nombreux aliments peuvent avoir des connotations communautaires. La suppression de la rondelle d’œuf correspond à la montée en légitimité de la sensibilité végane, qui refuse l’utilisation de produits d’origine animale (selon Jennifer Daniel, responsable du design des émojis chez Google, «cela en fait une salade végane plus inclusive»).
Même si le véganisme ne se limite pas à la prescription alimentaire, il s’agit du premier mouvement à caractère philosophique et politique qui se caractérise par un comportement alimentaire. La manifestation d’une conviction par le biais de choix visibles à l’échelle individuelle est typique de l’évolution de la militance, à un moment où le politique semble s’écarter du champ d’action citoyen. La perception du caractère protestataire de ces comportements est attesté par les réactions des non-végans, toujours prompts à critiquer l’affichage dans la sphère publique des positions véganes.
La compréhension en contexte de la signification de la rondelle d’œuf, aliment d’origine animale, s’appuie donc sur un récit complexe. L’attribution d’une dimension symbolique à sa suppression naît de la rencontre de son interprétation identitaire avec la vocation universelle du jeu de caractères des émojis. Même si la modification de l’imagette ne paraît pas particulièrement spectaculaire, c’est bien la prise en compte des caractéristiques d’usage et d’exposition au message de l’émoji qui détermine sa valeur sociale supposée.
- Lire également sur ce blog: “L’émoji, langage de l’émotion ou ponctuation familière?”
3 réflexions au sujet de « La dimension du spectacle »
Ca fait quand meme au moins 2500 ans que les Jain ne mangent ni viande, ni oeufs, ni racines… pour des raisons explicitement ethiques et philosophiques: Ne mettre fin a aucune forme de vie (manger une racine tue la plante, ainsi que les petites bestioles, abondantes autour des racines). Et j’ai meme un copain Jain et vegan, c’est a dire qui ne consomme pas non plus de produit laitiers! Il justifie sa position par coherence avec sa religion…
De nombreuses religions comportent des prescriptions alimentaires. Les réduire à ces comportements serait en revanche abusif. La situation du véganisme, qui s’est fait connaître par ses choix alimentaires, me paraît différente – même si la comparaison avec la religion n’est pas sans intérêt. On pourrait dire pour aller vite que certains mouvements militants contemporains se rapprochent en effet du modèle religieux, par l’importance de l’intégration individuelle de traits qui relèvent du mode de vie.
Google comme référence du politiquement correct, le Journal Officiel remplacé par Twitter, Fècebouc plus efficace que la préf de police pour censurer.
What else, et quoi encore???
Certains sabotent encore des lignes TGV…
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