J’ai participé hier au Libé des historien·ne·s, qui m’a donné l’occasion d’observer le travail du service photo ainsi que la discussion du choix de Une (à laquelle j’ai participé en suggérant le titre de manchette: “l’égalité qui vient”, sur une photo de Denis Allard sélectionnée par Lionel Charrier). Dans la joyeuse effervescence des apprentis journalistes, j’ai contribué au numéro par une tribune et une interview du responsable du service photo, autour de la problématique nouvelle du consentement à l’image (voir ci-dessous).
Selon l’historien, les polémiques à propos de Sexe, race et colonies sont une question de présentation et de réception des images: dans le paysage éditorial français, laisser une large place à l’iconographie tire l’ouvrage vers le genre «beau livre» quand la tradition documentaire revendique une «image pauvre».
Appuyé sur une large iconographie, l’ouvrage dirigé par Pascal Blanchard, Sexe, Race et Colonies (La Découverte, 2018) a suscité une réception houleuse. Outre le problème du non-consentement des personnes représentées, de nombreux lecteurs ont ressenti une contradiction entre sa fonction historique et la place luxueuse faite à l’image dans un volume qui ressemble à un catalogue d’exposition. Comme l’exprime Philippe Artières: s’agit-il d’un «livre d’histoire ou d’un beau livre»?
L’hésitation montre que le travail historique sur les images doit encore inventer sa place dans le paysage éditorial. Déjà en 2001, le catalogue d’exposition piloté par Clément Chéroux, Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis (Marval, 2001) suscitait une controverse similaire. Les images opposent-elles une frontière à l’attention historienne? Plus que des images elles-mêmes, le trouble naît de pratiques éditoriales qui semblent en contradiction avec des projets où les images servent à la dénonciation. Faire une large place à l’image, dans l’édition, s’inscrit dans une histoire où les formes visuelles, contenus onéreux, ont d’abord été mobilisées par la vision laudative de la critique ou de l’histoire de l’art.
Face à cet héritage, la tradition documentaire a souvent revendiqué une image pauvre, où la mise au second plan de la préoccupation esthétique valait comme une garantie d’authenticité et de médiation fidèle. Une image qui accuse peut-elle se présenter de la même manière qu’une image qui loue? Ce dont témoigne la controverse, c’est que la réception est particulièrement sensible à la façon dont les images sont montrées.
Quoi d’étonnant à ce que des images utilisées pour construire la domination puissent ensuite servir d’outil de dénonciation des maîtres? Sans les photographies d’Abou Ghraib, prises par les geôliers pour servir de trophées, quelles auraient été les preuves aux mains des accusateurs? L’histoire ne pose pas les mêmes questions aux images que l’histoire de l’art, et c’est pourquoi la question de leur présentation ne peut être considérée comme secondaire.
Les pratiques d’enregistrement visuel font aujourd’hui l’objet d’une critique élaborée chez les anthropologues ou les ethnographes, qui ont bien compris le rapport de domination inhérent à une production de l’image qui échapperait à ceux qui y sont montrés, et qui ferait d’eux les objets plutôt que les sujets de l’image. C’est donc avec un scrupule extrême qu’il nous faut aujourd’hui reconsidérer ces documents du passé, parfois porteurs d’ignominie. Apprendre à distinguer l’image de ses lectures, à anticiper les contradictions d’une réception forcément plurielle, doit faire partie de l’outillage d’une histoire des images à l’âge adulte. Au-delà du consentement qui doit devenir la règle, il faut rechercher les formes de participation avec ceux dont les corps ont été capturés. Il n’y a plus d’œil naïf, mais des regards de plus en plus conscients des effets des circulations visuelles, et de leurs droits sur leur présence. Pour ceux qui se donnent pour mission de faire parler les images, c’est une bonne nouvelle.
Interview par deux historiens de Lionel Charrier, responsable du service Photo de «Libération»: quel choix photo possible entre droit à l’image de plus en plus revendiqué et diffusion des images sur les réseaux sociaux ? Propos recueillis par Marjolaine Boutet et André Gunthert.
— Comment on réagit, en tant que professionnel, face à la montée du droit à l’image et la revendication de consentement ou de contrôle de la part des sujets photographiés ?
— Le droit à l’image, c’est de la jurisprudence, il n’y a pas encore de texte spécifique. Aujourd’hui, en particulier sur Internet, tout le monde fait ses propres règles. Ce serait bien qu’on dispose d’une base plus solide et plus étendue. Cela dit, on est attentif à cette nouvelle sensibilité, il faut l’intégrer dans le processus. Récemment, on a préféré renoncer à la publication d’une photo qui montrait nettement le visage d’une participante à la Manif pour tous. Même s’il s’agissait d’un événement public, on s’est posé la question des effets négatifs, puisque c’était publié par Libé, dont les positions sont critiques face à ce mouvement. Le contexte fait sens, modifie la lecture de l’image. Une image en une a un impact plus fort qu’en pages intérieures, etc.
— Et plus encore, lorsque ces photos sont reprises sur les réseaux sociaux ?
— Aujourd’hui, quand on publie en presse, on est conscient qu’on diffuse des images vouées à circuler. D’un autre côté, si on reste strictement dans les clous du droit, on cesse d’informer. On a pour principe de ne pas flouter, mais plutôt de jouer sur le cadrage, la lumière ou d’autres facteurs, pour conserver à l’image son caractère de document. La fonction de preuve reste le rôle primordial de la photo. Mais il faut parfois être inventif. Pour un reportage sur des youtubeurs qui mettaient en scène leurs enfants en vidéo, nous avons illustré l’article par des captures d’écran, tout en masquant les visages par des émojis, comme le font certains parents sur les réseaux sociaux. C’était une forme de réponse à l’exigence de protection des mineurs, tout en conservant un rapport au réel. Nous sommes journalistes: le point de vue éditorial doit toujours démontrer une certaine réalité, mais aussi raconter une histoire.
3 réflexions au sujet de « Il n’y a plus d’œil naïf »
La controverse en 2001, était plutôt concentrée sur les grandes photos de Michael Kenna dans l’expo de l’Hotel de Sully. Des grands formats esthétisants des camps. C’est l’expo qui avait déclenché la controverse, pas le catalogue !
La controverse comprenait plusieurs aspects, dont la contradiction entre mise en valeur esthétique et contenus choquants, ou encore le fait d’exposer des images des responsables des atrocités. Son volet le plus important a été la polémique qui a opposé Georges Didi-Huberman à Claude Lanzmann (par auteurs interposés), autour de la question de la représentabilité de l’extermination, et qui a notamment donné lieu à l’important ouvrage Images malgré tout (voir le CR qu’en propose la revue 1895: https://journals.openedition.org/1895/2022).
Encore une fois un article passionnant et d’une grande intelligence.
Les commentaires sont fermés.