Initialement publiés à un rythme mensuel dans Les Lettres nouvelles, les premiers articles des Mythologies (1954-1956) de Roland Barthes mettent les outils de la critique littéraire à l’épreuve de la culture ordinaire1.
Spectateur et critique de théâtre, le sémiologue utilise d’abord son expérience de la matérialité du jeu d’acteur («Le monde où l’on catche», «L’acteur d’Harcourt», «Les Romains au cinéma»), avant d’appliquer cette critique des apparences au personnage de l’écrivain («L’écrivain en vacances») ou aux membres du Gotha («La croisière du Sang bleu»). On y voit les premières tentatives d’identifier une écologie des signes structurale. Mais c’est véritablement avec l’article «Saponides et détergents», consacré aux publicités de lessive, que se dégage le projet très lévi-straussien de Mythologies: produire le récit informulé de la culture française, à la manière d’un ethnologue, capable de lire dans les représentations du quotidien les structures sous-jacentes d’une société.
Quel meilleur terrain que celui de la publicité, espace de la prolifération de signes supposés insignifiants, pour accomplir ce programme? Comme après lui Daniel Boorstin, Guy Debord ou Jean Baudrillard, Barthes voit la culture de masse comme une production de simulacres destinés à tromper un public crédule. Le champ de la propreté lui permet d’opposer la lessive Persil, qui revendique un blanc superlatif, attesté par des comparaisons qui ont tout l’air de faux-semblants, à la profondeur et au mousseux aérien d’Omo: «L’important, c’est d’avoir su masquer la fonction abrasive du détergent sous l’image délicieuse d’une substance à la fois profonde et aérienne qui peut régir l’ordre moléculaire du tissu sans l’attaquer.» Pourtant, «Persil et Omo, c’est tout comme», conclut le sémiologue, qui note que ces deux marques appartiennent au même trust: Unilever.
En quelques phrases, c’est tout l’imaginaire de la critique des industries culturelles qui se trouve résumé: jeu gratuit des images, générateur de différences illusoires («laver plus blanc»), et donc imposture d’une mythographie mensongère. A la différence des cultures primitives, reliées aux sources authentiques de la tradition, la culture de masse semble caractérisée par une production de signes aussi vaine et superficielle que l’est celle des marchandises.
Pourtant, derrière la pub, il y a des produits – et une histoire. L’introduction en Europe au début du XXe siècle des lessives à adjuvants chimiques est une révolution de l’hygiène et des tâches ménagères, qui permet la privatisation d’une activité autrefois effectuée en commun au lavoir2. Pour les femmes des classes moyennes et populaires, la simplification apportée par les poudres à base de silicate, de carbonate et de soude caustique, qui augmentent l’efficacité du savon, invitent à multiplier et à diversifier les lavages, à l’aide de lessiveuses individuelles en fer galvanisé.
Proposée par Henkel en 1907, la lessive Persil recourt au perborate de sodium, nouveau sel désinfectant, qui libère de l’eau oxygénée à 60°, ce qui lave, blanchit et désinfecte le linge sans frotter. Rachetée par Lever, la marque Persil (nom forgé à partir de l’abréviation du PERborate et du SILicate de sodium) conquiert l’hexagone à partir de 1932 avec les premières campagnes de publicité modernes, qui accompagnent le Tour de France ou s’associent par parrainage à des émissions de radio.
En 1952, la marque Omo est réactivée par Lever pour lancer un nouveau produit de lavage: un détergent de synthèse sans savon dérivé du pétrole. Nettoyant universel, il est efficace à l’eau froide et évite les traces jaunes laissées par le calcaire sur le linge lorsque l’eau est trop dure. La mousse abondante du détergent est la signature de son action dès les plus basses températures. Là encore, une grande campagne de publicité lance la nouvelle lessive, confiée à 125 démonstrateurs en voiture, qui vont parcourir pendant deux ans et demi le territoire à la rencontre des Français.
Avant l’arrivée de nouveaux concurrents, à partir de 1956, le paysage qui a inspiré Roland Barthes est celui de l’affrontement contemporain de deux grandes marques et de deux produits à la composition et aux propriétés différenciées, mises en récit par la publicité. Dans le contexte d’une revue littéraire, il est certes tout à fait remarquable qu’un chercheur en sciences sociales se préoccupe des représentations publicitaires de produits ménagers. L’évocation de l’univers de la publicité est pionnière dans Mythologies. Mais sa façon de l’aborder est significative des biais du traitement de la culture de masse. A défaut de faire soi-même sa lessive, il est difficile de s’apercevoir que les slogans caractérisent bel et bien des qualités pratiques.
Le blanchiment de Persil ou la mousse d’Omo ne sont pas des métaphores destinées à abuser un public naïf, mais des arguments qui résument des propriétés effectives. De façon générale, c’est l’ensemble du rapport à la consommation et aux industries culturelles – et donc bien souvent à un univers assigné aux femmes ou aux classes populaires, qui subira pendant longtemps une approche condescendante et réductrice de la part des observateurs spécialisés. Pourtant, proposer la sémiologie d’une pratique dont on n’a pas l’expérience, c’est un peu comme tenter de décrypter une langue inconnue. On risque de ne voir que le jeu gratuit des signes, là où il y a aussi des faits sociaux.
- Roland Barthes, Mythologies, Paris, Le Seuil, 1957. [↩]
- Véronique Nardello-Rataj, Louis Ho Tan Taï, Jean-Marie Aubry, «Les lessives en poudre. Un siècle d’innovations pour éliminer les taches», L’Actualité chimique, mars 2003, p. 3-10. [↩]
12 réflexions au sujet de « Roland Barthes lave plus blanc »
Bravo ! Joli programme… Chantier en cours ?
Ça se pourrait… ;)
Bravo pour ce décryptage à plusieurs niveaux, dont celui de la critique sociale et de genre.
Merci à vous profondément pour cet article très pédagogique.
Je suis d’accord avec vous sur les effets négatifs et dégradants de l’image féminine.
Est-ce que les images dégagées peuvent aussi éloigner les individus les uns des autres de l’activité commune pratiquée au lavoir évitant ainsi un partage et une solidarité ?
Bonjour, ça me rappelle aussi un sketch de Coluche (regretté peut-être) sur ce thème (je ne sais pas trop s’il faisait lui-même sa lessive). J’apprends, par ailleurs, que ce produit sert à la vaisselle – je le pensais exclusif au linge (je fais ma lessive, ainsi que ma vaisselle, si cela accorde à ce commentaire un crédit social : c’est un point délicat et probablement assez discutable, j’ai l’impression). Il me semble aussi intéressant de pointer les diverses occupations des sujets (toujours tellement joyeux – sauf il me semble la vacancière en camping) de ces publicités (féminins, toujours) : lecture (assise) d’un journal (féminin), lessive (debout au vent) (on ne sait pas trop ce qu’elle fait), les enfants qui étendent le linge ou discutent (édifiant), la femme au tablier blanc qui sert du vin blanc à un travailleur blanc (sans doute de force mais assis, elle debout), la vaisselle pour cette dernière, assise, en pantalon. Pour observer, simplement. Merci pour cet article en tous cas (à suivre donc).
@T-L A: Merci! Les images sympathiques du lavoir me semblent issues d’une nostalgie assez éloignée de l’expérience pratique. Comme le déplacement était contraignant, on réduisait le nombre des lessives (souvent pas plus de deux à quatre fois par an dans les campagnes). La quantité de linge et les méthodes de lavage au savon et à l’eau froide en faisaient un exercice long et fastidieux.
@PCH: Le rappel du fameux sketch de Coluche est bienvenu (https://www.dailymotion.com/video/x204cy7). Car son principal ressort comique rejoint strictement l’argument de Barthes: c’est la figure de l’excès sémiotique, inaugurée par Persil, de la lessive qui « lave plus blanc » (formule intensifiée par la suite en « encore plus blanc » puis en « plus blanc que blanc »). Comme le dit Coluche, blanc, on voit ce que c’est comme couleur. Mais comment peut-on laver « plus blanc », ou « plus blanc que blanc »? Ça paraît évidemment relever de l’exagération rhétorique, sport favori de la publicité – à plus forte raison lorsqu’on s’adresse à des dindes (car le sketch de Coluche est lui aussi assez violemment sexiste).
L’implicite du sketch de Coluche, comme de l’article de Barthes, c’est qu’une lessive en vaut une autre, et que les propriétés soulignées par la publicité ne peuvent être que des attrape-nigauds. Or, il faut être un homme pour ignorer qu’il existe des efficacités de lavage différentes, selon les produits ou les températures. Le perborate de Persil lave bel et bien « plus blanc » que le savon – qui lui, ne lave à vrai dire pas très blanc… C’est pour ça qu’on en a mis ensuite dans toutes les lessives, qui sont des produits d’une sophistication qu’on n’imagine pas. Car comment croire que ces vulgaires poudres, appliquées à une tâche aussi élémentaire, puissent être des produits de haute technologie? Il faut lire l’article que je cite ci-dessus sur les détails et les évolutions de la composition chimique de ces détergents, fruit d’une lutte industrielle acharnée, pour découvrir que les slogans de la publicité cachent des innovations qui, mine de rien, ont transformé nos vies…
En réalité, mon commentaire faisait référence à vos articles précédents ainsi qu’à ceux de vos amis, dans le sens positif du terme, d’ASI.
La solidarité évoquée peut se ressentir dès le début de votre article.
André Gunthert a enfin tué le père. C’est pas trop douloureux ? Mais il n’a pas démontré que Barthes ne lavait jamais son linge à la main.
La statue de Barthes en sort indemne : le propos de Barthes est de construire des systèmes de signes, pas de pédantiser sur les lessives.
Relisons donc notre Barthes et admirons l’énergie de son structuralisme en action.
Barthes pensait plutôt décrire des systèmes de signes que les construire. Le problème dont le sémiologue nous fournit ici un exemple précurseur, c’est d’imaginer les signes comme des productions indépendantes de l’expérience – une erreur commune à la plupart des observateurs de la publicité (et alimentée, il faut bien le dire, par les publicitaires eux-mêmes…). Ça n’ôte évidemment rien au génie de Barthes, dont la clarté de la vision reste remarquable, même sur cet exemple, dont il ignorait les ressorts. En revanche, ça permet de dégager quelques passionnantes questions d’histoire visuelle…
Merci pour lui. Mais une question reste, béante : Barthes a-t-il lavé son linge à la main ?
«Saponides et détergents» donne la réponse à cette question… ;)
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