IA: renégocier la ressemblance

(Fisheye #62) Les applications visuelles de l’intelligence artificielle ne se limitent pas au «prompt art», ou génération d’images à partir de texte (voir ma chronique dans Fisheye n° 61). Depuis 2023, cette technologie a également été intégrée à des applications de modification des images, comme le logiciel de retouche Photoshop, ou des filtres de transformation du visage en temps réel sur TikTok. Sur ce réseau social, le filtre «Bold Glamour» a fait sensation au printemps dernier par l’efficacité du suivi du mouvement – et par le caractère un peu trop appuyé de ses embellissements. Plus récemment, c’est le dernier smartphone de Google, le Pixel 8, qui propose des outils d’édition rapide des photographies. Reprenant des fonctions qui n’étaient jusqu’alors disponibles que sur des logiciels professionnels, ceux-ci permettent d’effacer un objet, de modifier la position d’un personnage ou encore de choisir entre différentes expressions du visage pour améliorer un instantané.

La multiplication de ces applications grand public suscite un accueil qui rappelle l’arrivée de Photoshop il y a trente ans. «Presque chaque photo peut en un instant devenir un faux», résume l’article du magazine high tech The Verge. Les choses sont pourtant moins simples qu’il y paraît. En acteur expérimenté du champ photographique, Google a prévu de documenter ces modifications par des métadonnées spécifiques. Chaque image conserve donc une trace repérable des altérations. Intitulé «Best Take» («la meilleure prise»), l’éditeur de visages témoigne également de la volonté du constructeur de circonscrire l’usage. L’outil ne permet pas de générer une expression synthétique, ni d’interchanger les visages de personnes différentes, mais seulement de choisir parmi les portraits du même sujet effectués dans les dix secondes précédentes. L’utilité manifeste de «Best Take» est de permettre de réussir plus facilement une photo de groupe sans contraindre exagérément la pose. Ces précautions rappellent les restrictions adoptées par de nombreux concours photographiques, qui se sont adaptés à l’image numérique en tolérant un nombre limité de modifications ou d’améliorations, tout en essayant de ne pas dénaturer le rapport au réel de l’enregistrement.

Bien sûr, la puissance et la versatilité des applications génératives change la donne face aux outils d’édition classiques. Mais nous ne savons pas encore quel sera l’usage réel de ces propositions. On peut a priori formuler trois hypothèses, qui ne seront vérifiables que dans quelques années. La première, celle d’un usage modéré, comme les filtres d’Instagram qui ne sont plus guère utilisés, ne changerait pas le paradigme du réalisme des images. La deuxième, celle d’un usage plus intensif, pourrait néanmoins s’accompagner d’une relative stabilité du paradigme, avec une part de régulation et une part d’adaptation, comparable à la période d’assimilation de la retouche numérique. Seule la troisième hypothèse, celle d’un usage intensif incontrôlé pourrait conduire à une rupture avec la situation que nous connaissons aujourd’hui.

Ceux qui se hasardent à prédire cette troisième option n’ont guère conscience de l’importance des images dans le système de l’information médiatisée. Ils ont encore moins idée de la longue négociation avec la fiction qui a permis l’établissement de genres comme le portrait – qui demeure aujourd’hui un compromis entre la ressemblance et les normes sociales, trahies par la convention du sourire forcé. De la même façon, cela fait longtemps que le cinéma nous montre une version enjolivée du réel, et pourtant nous tenons à son réalisme. Même si la technologie le permet, on perçoit la résistance à l’idée de faire jouer des actrices ou des acteurs disparus.

Cet équilibre constamment reformulé a conduit la plupart des commentateurs du filtre «Bold Glamour» à exprimer leur surprise et leur contrariété face à une perfection qui ne leur ressemblait pas. Cette réception indique de façon limpide la persistance de la valeur documentaire de l’image. D’une certaine façon, la répétition des paniques qui prédisent la perte de cette valeur devrait nous rassurer. Car ce réflexe a bel et bien des effets sur la socialisation des évolutions techniques. Alimenté par leur puissance, l’accueil circonspect des IA génératives a montré que la condition pour rester acteur des technologies était de poser des limites.

2 réflexions au sujet de « IA: renégocier la ressemblance »

  1. Intéressant ! Merci !

    L’actrice Scarlett Johansson a peut-être déclenché une deuxième vague d’opposition, dans le milieu du cinéma, aux dérives de l’I.A.

    Les films SF (américains et autres) ont l’avenir redoublé devant eux. ;-)

  2. Merci beaucoup pour votre analyse.

    Quant à Apple, dans ses derniers modèles, il est possible de prendre en photo la personne qui accomplit son dernier mouvement.

    Par exemple, il peut s’agir d’une personne qui effectue un mouvement corporel.

    Quand je m’en suis rendu compte, j’ai pensé à votre analyse des GIFS (4.01.2022)

    J’ai aussi pensé au regard de Claude LELOUCH dans cet épisode de France Culture :

    https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/a-voix-nue/j-ai-besoin-de-me-nourrir-des-films-des-autres-8530695

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