En apparence, peu de choses ont changé. En dépit des prédictions échevelées des gourous de la Silicon Valley, l’amateurisme n’a pas remplacé le journalisme. La presse a suivi le déplacement des financements publicitaires et a investi le web, mais les institutions du journalisme et leur vision du monde semblent encore solidement installées. Sur Facebook, où s’échangent des vidéos de chatons et des photos de vacances, la participation a pris les couleurs du café du commerce. La télévision demeure le premier média du point de vue de l’audience, celui où les personnalités de haut rang viennent s’exprimer lorsqu’elles veulent s’adresser au plus grand nombre.
Mais cette façade cache de profondes reconfigurations du rapport à l’information. Comme les institutions politiques ou économiques, dont les sorts sont liés, le journalisme traditionnel ne s’adresse plus qu’à un lectorat restreint – ceux qui se sentent partie prenante du monde décrit par les grands médias, et votent sagement selon leurs recommandations.
La culture LOL
Qu’une part de plus en plus importante de la population s’éloigne des sources autorisées, leur préférant le people, la culture LOL, les vidéos sur YouTube ou la conversation sur les réseaux sociaux ne relève pas seulement du renouvellement des techniques de communication depuis l’introduction d’internet. Cet éloignement qui concerne les jeunes générations ou les couches populaires est lié au virage économique et politique adopté dans les années 1970, et qui se traduit par un abandon progressif des formes de protection qui caractérisaient les sociétés évoluées.
Derrière la revendication affichée d’un «vivre-ensemble», l’augmentation des inégalités touche aussi le monde de l’information, et favorise un univers de plus en plus segmenté et individualisé, et une réception ironique des injonctions issues des élites. Ces traits expliquent le succès des formes de la culture LOL, mèmes, détournements ou fausses informations qui s’inscrivent dans la vieille tradition satirique, mais dont l’essor et la mise en avant inversent sournoisement le rapport à l’information sérieuse.
Quand la critique restait à sa place, comme du temps du Petit Rapporteur (TF1, 1975-1976) ou de Nulle Part Ailleurs (Canal +, 1987-1997), elle pouvait être tolérée comme un signe de santé d’un système acceptant sa caricature. Des organes comme Le Petit Journal, The Onion ou Le Gorafi témoignent d’une vision bien plus subversive, en désignant l’ensemble du paysage médiatique comme le théâtre de manipulations et d’artifices. Le succès de ces formules est révélateur d’un regard de plus en plus distant, comme si la seule perception pertinente de l’information ne pouvait être que celle du second degré.
Dans un univers médiatique calibré par la consultation gratuite et le comptage des clics, tous les moyens sont bons pour attiser la curiosité. Ainsi a-t-on pu voir se développer des stratégies essentiellement liées à la captation d’attention: titres provocateurs, mobilisation des vedettes, vidéos prometteuses, bêtisiers, etc. De manière plus élaborée, un nouveau journalisme a développé des formes de traitement de l’information attractives, comme le classement thématique illustré, le diaporama commenté ou l’infographie. La quasi-totalité des médias en ligne recourent désormais, à des doses diverses, à ces ingrédients.
Dans ce travail de renouvellement, ce sont souvent des formes auparavant reléguées ou plus discrètes qui se voient conférer une nouvelle visibilité. Il en est ainsi du genre des conseils pratiques, recettes, tutoriaux divers, autrefois réservés aux journaux féminins et qui a explosé sur internet, boosté par les ressources du diaporama ou de la vidéo.
A cet égard, il faut admettre que la vision traditionnelle du journalisme, liée à la définition de l’“information générale”, n’est qu’une grille arbitraire. Lorsque Émile de Girardin créée La Presse en 1836, premier quotidien grand public, il prend soin d’afficher en Une le roman-feuilleton régulier, qui diffuse les œuvres de Balzac, Chateaubriand ou Dumas. L’infotainment n’est donc pas une invention récente: au contraire, le divertissement a toujours été partie prenante du journalisme, entendu comme offre d’information au sens le plus large.
Ce à quoi on assiste avec internet n’est pas la fin du journalisme, mais l’essor de ses formes alternatives, celles qui se tenaient jusque là en lisière de la légitimité, alors que l’information “sérieuse” devient un produit de niche réservé aux classes supérieures. Cette inversion est loin d’être reconnue par nombre de professionnels, qui restent attachés à la hiérarchie de l’information conventionnelle.
La conversation, nouvelle hiérarchie de l’information
Il existe pourtant une autre métamorphose fondamentale du paysage de l’information, qui est son appropriation par le public grâce aux outils conversationnels des réseaux sociaux.
De même que la radio puis la télévision avaient considérablement ouvert le spectre des programmes en vue d’élargir l’audience, Facebook a inventé un terrain de jeu où nous sommes nous-mêmes nos propres entertainers. Cette autoproduction garantit une captation d’attention maximale, mais fait aussi des usagers les coproducteurs de la plate-forme. Pour nous y faire revenir le plus souvent possible, Facebook met au point les incitations conversationnelles les plus séduisantes et répond toujours positivement aux dynamiques d’appropriation.
Dans cet univers, ce sont logiquement les usagers qui ont apporté le matériau principal, par leurs contributions et leur activité de signalement. Cette activité a eu trois effets en cascade, qui ont constitué autant de déplacements majeurs. Le premier a été de mêler sans distinction contenus personnels et ressources médiatiques, unifiés par le filtre de la conversation. Le deuxième a été de substituer la recommandation amicale à la consultation des médias pour prendre le pouls de l’actualité. Le troisième a été de donner aux sources personnelles une visibilité équivalente à celle des sources médiatiques, par l’intégration et la normalisation de la présentation des contenus dans le flux de la timeline.
Les réseaux sociaux remplacent notre journal quotidien parce que la pertinence de la recommandation du groupe d’amis, à l’heure de l’individualisation des intérêts et des goûts, se révèle supérieure à celle d’une marque de presse. Construits par le jeu des affinités et par tests d’essai/erreur, les bouquets informationnels ainsi produits proposent par définition un ciblage plus fin et plus adapté que n’importe quel média de masse. Mais ce n’est pas la seule raison qui les place en situation d’alternative aux médias traditionnels.
La consommation de l’information a pour trait fondamental de lier le divertissement à l’utilité. La légitimité des organes de presse provient de leur capacité à porter à notre connaissance des informations qui nous sont utiles pour diriger notre vie. A la différence d’un loisir que l’on peut consommer passivement, elles sollicitent notre jugement et une appropriation active.
Au temps du petit noir sur le zinc, on se saisissait des infos pour les disséquer entre amis. La conversation est un espace de formation du jugement par la confrontation des avis. Nous y recourons pour tester et améliorer nos évaluations, pour apprendre ou pour faire étalage de notre savoir, pour négocier notre place dans le groupe. Dans la descendance du web interactif, les réseaux sociaux se sont construits non seulement comme des espaces propices à l’échange, mais comme des machines à entretenir et à récompenser la conversation. En favorisant l’une des compétences les plus fondamentales de la vie en société, ils sont devenus des outils irremplaçables de la médiasphère.
Dès lors qu’elle s’applique à l’actualité, la possibilité de discuter une information est évidemment préférable à sa seule consultation. Information + conversation forment l’équation magique des réseaux sociaux, qu’aucun média classique ne peut concurrencer.
Suffit-il d’ouvrir un article aux commentaires pour bénéficier de cette puissance? Il faut entrer plus avant dans la dynamique conversationnelle pour comprendre que l’interaction n’est pas qu’un problème de dispositif technique, mais un changement d’énonciation.
A la différence d’un article clos sur lui-même, la dynamique conversationnelle suppose de faire une place à l’autre. Si les commentaires sur les sites de presse sont si souvent vindicatifs, c’est parce que la technologie interactive est appliquée de force à des énoncés qui n’ont pas intégré les paramètres de cette nouvelle logique – celle de l’échange entre pairs ou du choix d’un objet partageable (exemple typique d’objet non partageable: le privilège critique qui permet de parler d’un film avant sa sortie).
Pourquoi préfère-t-on discuter d’un sujet d’actualité sur son réseau social plutôt que sur un site de presse? Si la possibilité de la conversation est toujours préférable à son absence, l’énonciation s’adapte aux conditions du dialogue. L’entre-soi et la maîtrise des conditions de l’échange favorisent la formation du jugement. Un nombre excessif de participants contrarie la confrontation des avis et encourage une énonciation purement déclarative. De nombreux scandales médiatiques déclenchés par un tweet ou un commentaire intempestif proviennent de l’inadaptation d’énoncés localisés soumis à une exposition imprévue.
De la conversation naît la participation à l’événement. Les attentats du 7-9 janvier 2015 en France ont reproduit une dynamique observée à de nombreuses reprises, notamment avec les printemps arabes, soit une dynamique de mobilisation des outils de communication au profit d’activités de recherche, de commentaire et de partage d’information, mais aussi d’hommage ou de prise de position. Après le traumatisme de Charlie, le même instrument qui servait la veille à échanger des vidéos de chaton a été mis au service, pendant plusieurs semaines, d’une intense conversation, dans un effort de compréhension et d’intelligence partagée des événements. Soit la définition même de l’espace public dans sa dimension la plus noble, parfaite mise en œuvre des principes décrits par Habermas1.
Dans un paysage plus ouvert et plus complexe, dont l’offre n’a jamais été aussi abondante, alors même que les outils disponibles mettent sur le même plan divertissement, information et documentation, la redéfinition de l’espace commun représente un défi sans précédent. Si l’ancienne hiérarchie des valeurs n’a plus qu’une apparence de légitimité, il faut comprendre que les dynamiques à l’œuvre dépassent largement la seule dimension technique. De même que le journalisme des news a été l’instrument d’un capitalisme régulé, le dérèglement médiatique est le miroir de l’explosion d’un modèle de société. Les formes du journalisme de demain accompagneront l’émergence de nouveaux équilibres, dont la plupart sont encore à découvrir.
Citation: André Gunthert, “Reconfigurations de l’information”, Fisheye Magazine, n° 12, mai-juin 2015, p. 66-69.
- Jürgen Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise [1962], Paris, Payot, 1978. [↩]
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