Lors du récent colloque “Théories de la photographie”, pour démontrer que l’effet d’attestation de la photographie persiste avec le support numérique, Herta Wolf s’appuyait sur une séquence télévisée. Dans un reportage consacré au Moyen-Orient, un père montre à la caméra l’image de son fils disparu, enregistré en vidéo sur son smartphone.
On retrouve dans cet exemple la figure utilisée par Walter Benjamin dans sa “Petite histoire de la photographie”, à laquelle j’ai consacré un article il y a plusieurs années1. Pour étayer l’effet de présence particulier attribué au médium photographique, le philosophe mobilise le portrait d’un couple, dont le personnage féminin est supposé connaître une fin tragique (en réalité, Benjamin se trompe d’épouse: la femme de l’image n’est pas celle qui se suicidera en se tranchant les veines quelques années plus tard). Roland Barthes, dans La Chambre claire, construit autour du décès de sa propre mère la caractérisation du “noème” de la photographie, le fameux «ça a été».
Le retour de l’argument du mort dans la conférence de Herta Wolf m’a permis de mieux comprendre le dispositif rhétorique complexe tissé autour de la démonstration de la présence photographique. Dans cet argument, la disparition d’une personne aimée n’est pas un facteur anecdotique, mais bien le ressort essentiel de l’élaboration de la preuve.
Ce n’est pas la photographie, mais la mort qui produit l’effet de présence. On en trouve la confirmation dans l’usage inaugural de l’argument par Leon Battista Alberti, dans son De Pictura (1435), plusieurs siècles avant l’invention du daguerréotype: «Plutarque rapporte que Cassandre, l’un des généraux d’Alexandre, se mit à trembler de tout son corps en regardant une image dans laquelle il reconnaissait Alexandre qui était déjà mort et voyait en elle la majesté du roi2.»
Discutant l’établissement de la preuve par l’image dans le cadre du procès de Nuremberg, l’historien du cinéma Christian Delage rappelle que celle-ci repose sur l’affirmation par un témoin de l’authenticité de l’enregistrement3. Les exemples de démonstration rhétorique de l’effet de présence, eux aussi, s’élaborent non pas à partir de la seule mobilisation de l’image, mais sur la convocation d’un témoin (Cassandre, Max Dauthendey ou Roland Barthes).
Ce témoin est celui vers qui se porte l’empathie du lecteur, sensible à la douleur de la disparition d’un proche. Le dispositif, que l’on retrouve dans l’exemple de Herta Wolf, est donc bien celui qui associe un(e) disparu(e), son portrait et un témoin proche.
La fonction du témoin s’illustre exemplairement dans La Chambre claire, lorsque Roland Barthes refuse de montrer au lecteur la photographie longuement commentée du Jardin d’hiver: «en elle, pour vous, aucune blessure4». Ce qui est raconté de cette image ne peut exister que pour ce médiateur privilégié, détenteur de la connaissance intime du disparu, représentant de l’expérience du deuil.
Tous ceux qui ont eu la douleur de perdre un proche savent que la mort métamorphose n’importe quel objet en trace et en relique. Un vêtement, une paire de chaussures, un lieu, l’enregistrement du répondeur… une liste sans fin de phénomènes se transforme brusquement en signes pointant l’absence du disparu, dans un climat d’hyperesthésie bien décrit par Roland Barthes.
La mise à jour de cette construction rhétorique permet d’établir que l’effet de présence n’est pas une propriété de la photographie, mais une projection de la réception. Ce qui fait signe, la transformation d’un objet en symbole ne relèvent pas de la catégorie des phénomènes, mais seulement du travail du regard et de l’interprétation. L’empreinte n’est pas une substance, mais un rapport sémiotique. Par l’exacerbation de l’absence, le deuil produit une intensification momentanée de ce rapport. Recourir à cette circonstance pour souligner les traits de l’enregistrement visuel est l’art d’auteurs habiles.
- André Gunthert, “Le complexe de Gradiva. Théorie de la photographie, deuil et résurrection”, Etudes photographiques, n° 2, mai 1997. [↩]
- Alberti, De la peinture, traduit du latin par Jean-Louis Schefer, Paris, Macula, 1992, p. 131. [↩]
- Christian Delage, La Vérité par l’image. De Nuremberg au procès Milosevic, Paris, Denoël, 2006. [↩]
- Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, éd. de l’Etoile, 1980, p. 115. [↩]
12 réflexions au sujet de « L’argument du mort »
De l’art de regarder du bon côté !
L’image est-elle pour autant une relique comme les autres? Et si l’effet de présence est beaucoup plus fort avec le cinéma ou la vidéo en raison de l’association de la voix à l’image, dans quelle mesure l’image animée peut-être considérée comme une relique alors qu’elle n’est pas un objet? (Je n’ai pas vu la séquence vidéo)
@El Gato: Bonne question. Premier point: il n’est pas facile de mesurer la « force » d’un effet de présence. L’odeur ou le goût (voir la madeleine de Proust) sont des sensations susceptibles de recréer un fort effet de présence. J’ai personnellement fait l’expérience d’une restitution inattendue de présence d’un proche par l’intermédiaire de l’enregistrement de sa voix sur un répondeur téléphonique… Simplement, nous ne comparons pas souvent ces manifestations, produites dans des champs divers (et encore moins dans le cadre de la réflexion autonomiste de la théorie photographique des années 1980, qui jouait la carte de la spécificité).
Deuxième point: si l’image peut éveiller un effet de présence, c’est bien sûr en raison de la restitution de l’apparence du disparu. La théorie indicielle ne s’appuie pas sur ce caractère, mais lui substitue la référentialité de l’empreinte. On pourrait dire qu’une photo combine ces deux aspects: l’index mythifié, qui se présente comme la trace d’une présence réelle, et la reproduction analogique de l’apparence. Le mélange de ces deux niveaux, comme chez Barthes, permet de renforcer la démonstration.
1) Le témoignage est devenu essentiel dans l’attestation de l’authenticité de l’image… c’est le sens du « j’y ai été » numérique qui insiste sur la co-présence du sujet imageant et de l’objet imagé… en remplacement du mythe de l’objectivité photographique contesté par les pratiques du numérique…
2 Tu dis : « Tous ceux qui ont eu la douleur de perdre un proche savent que la mort métamorphose n’importe quel objet en trace et en relique. Un vêtement, une paire de chaussures, un lieu, l’enregistrement du répondeur… une liste sans fin de phénomènes se transforme brusquement en signes pointant l’absence du disparu, dans un climat d’hyperesthésie bien décrit par Roland Barthes. »
–> L’image n’est pas n’importe quel objet qui entretiendrait avec l’être perdu un simple rapport indiciel de contact ou de proximité sémiotique, elle « ressemble » à l’être perdu, elle peut procurer au sujet qui la regarde une impression visuelle proche de celle qu’il avait en regardant l’être lui-même du temps de sa présence réelle… La présence se réfugie dans l’apparence… cette analogie ajoute à la construction sémiotique indicielle une dimension iconique essentielle qui fonde l’illusion de présence… visuelle
Certes la projection est essentielle, d’elle dépend aussi l’investissement de telle ou telle forme de présence (visuelle, olfactive, tactile, auditive…) chaque récepteur est plus ou moins sensible à telle ou telle dimension de la présence d’autrui et les flashs mémoriels s’appuient parfois sur des détails inattendus, mais on peut dire de manière objective – l’homme étant essentiellement un animal « visuel » – que l’image, et particulièrement l’image photographique qui saisit des expressions rares ou typiques, est une relique particulière…
Revoir le visage d’un être cher disparu, ce n’est pas exactement comme revoir ses chaussons, même si les deux ont en commun la dimension indicielle du rapport entre le référant et son representamen… Le parfum peut agir de la même manière, avec une grande puissance illusoire, parce qu’il peut lui aussi produire une ressemblance qui renvoie à une expérience vécue de la présence réelle de l’être perdu…
Après, la réaction appartient à chacun, elle construit en partie le sens du support – on ne voit pas toujours de la même manière et avec la même intensité les photos de ses proches disparus sur le piano – mais on ne peut pas dire qu’elle le fabrique entièrement… cela me semble un peu simplificateur…
Bonjour, merci pour ce retour passionnant sur ce non moins passionnant colloque. Une question continue cependant de me tarauder. L’exemple que donnait Herta Wolf était celle d’une vidéo et non d’une photographie. La plupart des intervenants du colloque s’accordaient sur le fait qu’il fallait repenser les distinctions film/photographie et réunir les courants théoriques. Cela m’apparait plus que justifié, mais peut-on totalement se débarrasser de la question de la fixité/image animée d’un revers de main? En particulier en ce qui concerne l’effet de réel? Peut-on réellement penser la photographie d’un mort de la même manière qu’une séquence vidéo où il parle et bouge? Merci d’avance de vos retours sur ce point, vos réflexions me seront précieuses.
Veuillez m’excuser mais mon navigateur n’avait pas affiché les commentaires précédents. Je vois que la question était déjà en partie abordée. Je reste sur une question plus générale alors qui serait peut-on réellement penser l’image fixe comme on pense l’image animée comme le suggérait Johanne Lamoureux en particulier il me semble?
@Olivier Beuvelet: J’ai évoqué ailleurs la question du transfert des formes de l’authenticité d’un paradigme de l’objectivité vers un paradigme de la subjectivité: “Les nouveaux chemins de l’authenticité photographique” http://etudesphotographiques.revues.org/3380
Loin de moi l’idée de refuser à l’enregistrement la capacité à porter un effet de présence. L’erreur me paraît d’avoir voulu faire d’un trait circonstanciel une propriété absolue. Qui a remarqué que toutes ces démonstrations reposent exclusivement sur l’exemple du portrait, trop vite assimilé à la totalité des formes photographiques? Comme je l’écrivais en 1997: «Loin de constituer l’“essence” du médium, le caractère indiciel n’est qu’une des figures de l’usage de la photographie» (http://etudesphotographiques.revues.org/91)
@Ulrike Lune Riboni: L’exemple de Herta Wolf est en effet passionnant en ce qu’il substitue une séquence animée à l’habituelle preuve photographique, pour la même démonstration. A mon avis, la leçon du colloque est que la réponse à la question que pose l’opposition fixe/animé ne doit pas être recherchée du côté des dispositifs, mais plutôt du côté des usages, des normes ou des modèles culturels. Admettre la dimension plurielle et l’interaction des pratiques me paraît une approche plus fructueuse que la recherche de distinctions essentialistes, sur la base de critères techniques.
De même, je pense que la question de la présence du mort, forme circonstancielle et très particulière, ne doit pas être utilisée comme modèle générique de l’enregistrement, mais au contraire être analysée comme une figure dotée de ses propres règles. Le rapport à la mort renvoie d’abord à une forte pression normative, ainsi que l’a illustré la dénonciation des selfies d’enterrement. Mais cette imagerie connaît actuellement une évolution sensible, notamment en raison de l’extension de la crémation, qui modifie les cérémonies funéraires (http://imagesociale.fr/481), ou des formes rituelles apparues sur les réseaux sociaux.
Autant la photographie peut être utilisée pour se souvenir du mort, autant le film a des aspects vraiment éphémères (on ne verra pas avant quelque temps, je pense, d’écrans ou tablettes sur les tombes -ou en d’autres endroits disons sacrés-rappelant la vie, la présence, le visage) : on y voit des mots, des sculptures, des faux bouquets etc. et des photos (parfois en céramique, ou quelque chose). Est-ce que cela constituerait une différence d’usage du fixe à l’animé ?
Quoiqu’elles se recoupent en partie, la distinction éphémère/durable me paraît en l’occurrence plus pertinente que l’opposition fixe/animé. Pour un usage cérémoniel à l’occasion d’un enterrement, nous n’allons pas utiliser n’importe quelle photographie, en raison de sa fixité, mais sélectionner un certain type d’image, en fonction d’une vision idéalisée du disparu, qui conduit par exemple à écarter les photos de fête ou les selfies comiques. On peut en revanche élaborer un film documentaire consacré à un personnage décédé, en appliquant les mêmes critères de sélection aux images animées.
Pour mémoire :
« Lorsque ces appareils seront livrés au public, lorsque tous pourront photographier les êtres qui leur sont chers (…) dans leur mouvement, dans leur action, dans leurs gestes familiers, avec la parole au bout des lèvres, la mort cessera d’être absolue. »
Journal « La poste » du 30 décembre 1895. Dans un article publié deux jours après la première projection du cinématographe (publique et payante)… en France.
@Olivier Beuvelet: Magnifique extension du topos du « portrait vivant », vieille figure destinée à magnifier le réalisme de la représentation – et malheureusement tout aussi fausse que dans ses autres occurrences… ;)
Pour une fois (qui n’est pas coutume!), je suis 100% d’accord.
Après le décès de ma mère, ce qui m’a le plus (mettre ici le mot qui convient): plusieurs mois après, le chat du voisin venu chez elle.
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