L’illustration de presse au travail

Deux commentaires d’images récents témoignent d’approches opposées de l’illustration photographique, ressource fondamentale du photojournalisme (voir mon article “Les icônes du photojournalisme, ou la narration visuelle inavouable”).

Libération, 2 juin 2015.
Libération, 2 juin 2015.

Le premier revient sur la publication en Une de Libération de la photographie mise en scène de Thomas Thévenoud (éphémère secrétaire d’Etat au Commerce extérieur, démissionné pour non-paiement d’impôts), à l’occasion de la plainte des services fiscaux à son encontre. L’exposition de la couverture du quotidien et le caractère étrange de l’image lui avaient valu une série de détournements satiriques, indicateurs de son potentiel LOL.

Imperméable au côté forcé de la composition, Libération argumente pour défendre son choix de Une, vante le «courage» de l’homme politique pour avoir fait «une confiance totale à Rémy Artiges et de se plier au regard du photographe», et estime que «Pour Thévenoud, c’est une manière de reprendre la main en brouillant les codes de l’imagerie politique. Il redevient ainsi acteur de sa propre histoire.»

Une justification particulièrement tirée par les cheveux. Déporter le poids de l’interprétation de l’image du côté du sujet du portrait évacue un peu vite le fait que le journal est en plein lancement de sa nouvelle formule, et qu’une image qui attire l’œil, imposée à un acteur politique de second rang, constitue un appui bienvenu à la campagne promotionnelle en cours.

A l’opposé, le commentaire proposé par le photographe lui-même sur l’excellent blog Making-of de l’AFP documente avec précision le processus intellectuel qui guide la construction de son reportage, et transforme en temps réel, sous la pression de l’événement (l’annonce de la démission de Sepp Blatter de la direction de la FIFA) la production documentaire en recherche d’une image allégorique: «Je n’en crois pas mes oreilles. Je réalise alors qu’aucune des images que j’ai prises jusqu’à présent n’illustre l’événement dans toute sa magnitude. LA photo, celle qui symbolisera la chute du grand patron du football mondial, ce sera celle du moment où il quittera la salle.»

Valeriano Di Domenico a l’honnêteté de présenter sa photographie comme une illustration («une photo qui illustre parfaitement l’événement et l’ambiance du jour»), et l’édition du billet propose un choix des autres photographies exécutées à cette occasion: un matériel précieux pour reconstituer le film de la production visuelle en contexte, véritable document du photojournalisme en action.

Dans les deux cas, on note l’importance de la prime réception sur les réseaux sociaux, qui confirme le rôle de Twitter comme outil de sélection des candidats-icônes (voir “Les images “iconiques” du 11 janvier, un monument involontaire?”).

18 réflexions au sujet de « L’illustration de presse au travail »

  1. D’un côté (« Libé »), une photo où l’on demande à la « vedette » de la « une » – car ce n’est pas un jihadiste de Daech qui fait ainsi le grand écart – de poser dans une attitude ridicule, qui se veut symbolique, de l’autre (« L’Equipe »), une photo prise à l’instant T, avec la perspective bien montrée – par ici la sortie… – et le titre qui claque.

    D’un côté, de la pub déguisée, de l’autre de l’info plein cadre. On se demande à quoi ou à qui va servir la « nouvelle formule » de l’ancien journal de Serge July.

  2. Les deux photos sont mises en scènes et les deux photos sont des illustrations. Thévenoud, c’est une mise en scène choisie et assumée par le sujet et le photographe et de ce fait, l’illustration est comme imposée à l’éditeur. Soit ça plait à Libé, soit le photographe a un problème s’il n’a réalisé que cette séquence. Mais la plasticité de l’image permet d’illustrer n’importe quel propos. Ce sera toujours la légende au sens large qui nous donnera à lire l’image. Même si son interprétation pourra varier largement d’un lecteur à l’autre.

    La photo de Blatter c’est la mise en scène photographique du départ. A l’Opéra lorsque l’on s’en va, on dit « je parts » face au public et parfois le rideau tombe avant que l’acteur n’ait changé de position. En photo, il faut tourner le dos au public. :)
    L’arrivée et le départ ne sont pas les photos incontournables d’une conférence de presse contrairement à tout ce qui relève de l’expression, grimaces incluses. Et le photographe se félicite, à juste titre, de sa réactivité, mais n’importe quelle photo de Blatter pris de dos ou de 3/4 plus anciennes et réalisée hors contexte aurait pu faire l’affaire pour illustrer l’article sur son départ. C’est d’ailleurs le fonctionnement habituel de la photo de presse dans la presse.
    Est-ce que le lecteur trouve une plus grande prosécogénie à cette image parce que le support lui dit qu’elle est contemporaine de l action qu’elle illustre?

    Thévenoud parce qu’il est un acteur politique de second ordre n’a plus de conseillers en communication, service de presse et autres dont la principale activité serait d’interdire toute mise en scène susceptible de créer du lol. Et comme il a lui-même conservé un esprit joueur, il n’hésite pas à prendre des risques. Et c’est tant mieux. Les photos validées par les services de com sont nécessairement ennuyeuses. Il vaut toujours mieux de leur point de vue une photo qui passe inaperçue, qu’une photo qui pourrait causer du tort à leur poulain. C’était déjà vrai avant Internet, alors maintenant…

  3. Les deux images sont des illustrations, mais celle de Blatter, qui n’est pas mise en scène, est assumée par le photographe, qui la décrit comme un objectif. Libé au contraire est dans le déni du caractère artificiel de l’image, tente d’en justifier l’utilité et en déporte la responsabilité sur le sujet – ce qui est plutôt comique (voir les explications embarrassées de Thévenoud sur iTélé: http://www.dailymotion.com/video/x2sdw7f_thevenoud-commente-sa-position-inconfortable-sur-sa-photo-en-une-de-liberation_news )

    Il faut avoir expérimenté l’exercice de l’entretien pour comprendre à quel point un acteur mineur est complètement soumis aux choix du journaliste: je viens de faire une interview pour Arte où le réalisateur m’a imposé d’être filmé sur la terrasse de l’INHA, sur fond d’une des fenêtres en arc-de-cercle. Impossible de refuser (pour quelle raison?), à moins bien sûr d’être une star, qui à l’inverse peut imposer ses caprices. Artiges aurait-il suggéré cette pose à Sarkozy ou Hollande (dont les actualités respectives connotent tout autant l’équilibrisme…)? Cette hypothèse invraisemblable suggère que Thévenoud n’est ici qu’un pur instrument de promotion visuelle du journal, par l’intermédiaire du photographe de Libé qui propose une mise en scène qui se veut amusante ou habile, et par celle de la direction de la rédaction qui la retient pour sa Une.

  4. @El Gato, je suis d’accord avec votre analyse. J’ajouterais qu’il n’est franchement pas exclu que la sortie de Blatter ait été mise en scène … a ses dépens.
    Oui, il faut se féliciter qu’il existe ici une photographie des politiques qui échappe au contrôle des communicants… contrairement aux Etats Unis qui verrouillent l’image et imposent jusqu’à l’utilisation des focales lors de meetings, le photographe qui s’affranchirait de ces obligations est purement et simplement rayé des listes d’accréditation. L’administration Obama est allé encore plus loin en fournissant le storytelling via ses photographes officiels, de la propagande pure en clair.
    Concernant la comparaison des deux situations, il faudrait rappeler deux choses :
    1/ que le photographe de Libé ne s’est pas exprimé contrairement à celui de l’afp.
    2/ d’un côté il s’agit d’un photographe qui travaille parqué dans une aire réservée au groupe de photographes qui couvre une conférence de presse en tachant d’échapper au contrôle qu’on lui impose.
    De l’autre il s’agit d’un portrait en rendez-vous où il n’y a qu’un seul photographe qui doit fournir autre chose qu’une image attendue.
    Dans ces deux cas les photographes ont bien fait leur boulot.

    « je viens de faire une interview pour Arte où le réalisateur m’a imposé d’être filmé sur la terrasse de l’INHA, sur fond d’une des fenêtres en arc-de-cercle. Impossible de refuser (pour quelle raison?), à moins bien sûr d’être une star, qui à l’inverse peut imposer ses caprices. »

    @A. Gunthert,
    on est vraiment désolé pour vous de ne pouvoir imposer votre « caprice » d’être devant et derrière la caméra. Et oui on se demande bien pour quelle raison ces fenêtres en arc de cercle poseraient problème !
    ;-)

  5. Précision: c’est lors des conférences de presse des administrations US que les focales sont imposées et non sur les meetings.

  6. Racolage, quand tu nous tiens… (le fond de fenêtre en arcades se veut furieusement trad-comme à la boulangerie- j’aime ça, les stéréotypes moi) (pfff)

  7. @André Il y a toujours une mise en scène du réel lorsque l’on réalise une photo. Les livres d’enseignement de la photo vont appeler ça composition. Les organisateurs des évènements médiatiques vont être à la lutte avec les photographes pour leur imposer leur mise en scène comme le signale Francis, ceux qui vont acheter les images attendent des pbltographes que leurs mises en scène soient conformes aux stéréotypes qui font les illustrations et vont au besoin recadrer l’image si la mise en scène du réel du photographe ne leur convient pas etc.

  8. Il ne s’agit pas ici de juger du travail des photographes, ni de prononcer des jugements généraux sur la photographie. Je compare deux commentaires d’images, qui montrent que le rapport à l’illustration peut être apprécié de manière opposée.

    Certes, ces commentaires ne sont pas symétriques: dans un cas, il s’agit d’une intervention éditoriale, et non du témoignage du photographe, pour justifier une couverture après que celle-ci ait suscité des réactions négatives, dans l’autre, on propose le récit “de l’intérieur” d’une prise de vue qui a bénéficié d’une réception favorable. Mais ces présentations divergentes confirment qu’il s’agit de stratégies argumentatives opposées. Pour Libé, ne pas donner la parole au photographe correspond à l’objectif de minimiser son rôle dans l’opération, soulignant les effets (supposés) de l’image pour Thévenoud. Pour l’AFP, le but est au contraire de mettre en avant la capacité de réaction à l’événement en temps réel du journaliste et de revendiquer le travail de production de l’icône.

  9. M. Gunthert,
    Vous affirmez qu’une image qui attire l’œil serait réduit en Une de Libé à un instrument de promotion de la nouvelle formule. Or on ne vois pas en quoi ce portrait dans la page montée attirerait plus l’œil que la photo de l’afp maquettée par l’Equipe. Attirer l’œil avec la Une est l’objectif principal d’un journal, promotion ou pas : l’Equipe dramatise l’évènement, Libération verse dans le potache irrévérencieux.
    Chacun son style, mais l’effet recherché est le même : réveiller l’œil du lecteur et vendre le journal ! Préoccupation qui n’est pas celle de l’Afp, l’agence a pour mission de couvrir un maximum de sujets et d’être concurrentielle sur le marché des diffuseurs filaires mondiaux, c’est pourquoi le « style » afp est beaucoup plus neutre que celui de Libération et d’autres journaux qui cherchent à se démarquer en développant localement leurs propres écritures.

  10. Vous voulez montrer que les deux photos sont semblables, quant à leurs options éditoriales. Mais il existe bien une différence, signifiée de manière objective (indépendamment de mon avis) par le traitement qu’illustrent les deux commentaires que je mets en exergue. Cela n’a pas de sens ici de comparer terme à terme la Une de Libé avec celle de L’Equipe, car celle-ci n’intervient ci-dessus qu’à titre d’exemple du succès de la photo de l’AFP, qui a été reproduite par de nombreux journaux, comme le précise le billet de Making-of.

    Pour bien comprendre l’opposition que je souligne, il convient de noter que ces commentaires constituent déjà un deuxième stade de réception, et répondent à un premier état, où les images sont jugées de manière opposée. Dans le cas de l’AFP, c’est le succès de la diffusion de la photo de Valeriano Di Domenico, choisie par plusieurs journaux, qui légitime le récit de sa réalisation. Dans le cas de Libé (où un commentaire d’illustration de couv. est rare), l’article répond à la critique qui s’est exprimée par le biais des réseaux sociaux, sous la forme de détournements (voir mes liens), en tentant de justifier une mise en scène qui a été ressentie comme ridicule et injustifiée. En d’autres termes, la publication de ces deux commentaires est la traduction objective d’une appréciation contrastée de ces images.

  11. Je suis d’accord avec vous sur le plantage de la Une de Libération, effectivement la réponse des réseaux par le détournement le montre bien, les explications de la rédaction qui feint l’étonnement de la capacité du portrait a produire du lol le « prouve » presque, mais convoquer l’image de l’afp pour le justifier me semble alambiqué. Les situations sont complètement différentes (évènement mondial vs portrait d’un élu local), les intervenants aussi (agence photo vs journal, parole d’un photographe vs justification d’une rédaction etc etc). Une photo de l’afp a vocation d’être publiée le plus possible dans différents journaux et médias, ce qui n’est pas le cas d’une production d’un journal, alors l’opposition du succès de l’image afp contre la critique de celle de R. Artiges est un peu tirée par les cheveux. On pourrait prendre n’importe quelle photo qui a eu une réception positive, votre analyse ne s’en trouverait aucunement modifiée. Autrement votre analyse laisse entendre que le contexte de production, et son canal de diffusion n’ont aucune incidence sur sa réception. Difficile de croire qu’une photo d’un journal national photographiant un homme politique de seconde zone capterait autant l’attention qu’une image d’un évènement mondial diffusée sur le réseau de l’afp. S’il s’était agit d’un portrait de Poutine ou d’Ahmadinejad les deux pieds sur les plinthes diffusé par une agence, le monde entier publierait l’image, et ce serait très probablement un « succès ».

  12. « Votre analyse laisse entendre que le contexte de production, et son canal de diffusion n’ont aucune incidence sur sa réception ». En aucune façon, simplement, l’élément qui je souligne ne porte pas sur ces différences (sinon, cette comparaison aurait en effet été injustifiée). Quelles que soient ces différences, il n’en reste pas moins que le commentaire de Libé est un enfumage, et celui de l’AFP un document journalistique. On ne peut juger ma comparaison sans fondement que si l’on considère qu’il était impossible pour Libé de répondre par du vrai journalisme à une réception négative. Quoiqu’il en soit, un commentaire de mauvaise foi m’intéresse autant qu’un commentaire loyal, et dit à sa manière quelque chose sur notre façon de (ne pas) voir les images… ;)

  13. « Je suis d’accord avec vous sur le plantage de la Une de Libération, effectivement la réponse des réseaux par le détournement le montre bien,  »

    Est-ce si évident?

    Est-ce que toute Une avec Thévenoud n’aurait pas suscitée des mèmes?
    Est-ce que toute photographie un peu « différente » ou accompagnée d’une légende coup de poing d’un personnage très présent médiatiquement n’est pas de nature à susciter des mèmes? Si c’est le cas, faut-il nécessairement privilégier des photos et des textes insipides pour toute action de communication politique?
    Est-ce que les mèmes signalent forcément un plantage?

    Ces memes, si négatifs soient-ils ne circulent-ils pas au sein d’un public déjà acquis? Plus généralement comment évaluer la circulation des idées ou des détournements dans les réseaux sociaux ?
    C’est un problème plus large du fonctionnement des réseaux sociaux et de l’entre-soi, mais une des explications de la victoire surprise de David Cameron, c’est que tous ceux qui n’en pouvaient plus de sa politique, à force de se conforter dans leur envie de dégager Cameron dans un entre-soi des réseaux sociaux avaient fini par se persuader que Cameron était devenu minoritaire. Ce serait la version Internet 3.0 de la surprise des journalistes mainstream après l’échec du référendum européen en France.

     » succès de la photo de l’AFP, qui a été reproduite par de nombreux journaux, comme le précise le billet de Making-of. » Succès économique pour l’AFP à n’en pas douter, mais pour le reste ce n’est pas nécessairement la photo la plus signifiante, pertinente ou intéressante économiquement pour le support qui va la reproduire.

  14. @El Gato: S’interroger, c’est bien. On peut aussi tenter de procéder à quelques vérifications. Taper par exemple “Thevenoud Libération” dans un moteur de recherche, ce qui démontre que les mèmes ne restent pas cantonnés à l’entre-soi de Twitter, mais fournissent un matériau de commentaire journalistique très apprécié (comme les lecteurs assidus de mes publications ne l’ignorent pas…). La question du traitement iconographique est devenue un élément de l’affaire, comme le montre par exemple sa mention par Bruce Toussaint interviewant l’homme politique sur iTélé. In fine, on peut se poser la question, comme Arrêt sur images, de savoir si le bad buzz n’éclipse pas l’interview au profit de la photo:
    http://www.arretsurimages.net/breves/2015-06-02/Thevenoud-porte-plinthe-buzz-sur-Twitter-Liberation-id18959

    On peut aussi se demander si le buzz dérange vraiment Libé, dont la nouvelle formule peut trouver avantage à se trouver ainsi reprise et commentée. Là encore, la réponse est fournie par la publication de l’article justificatif, dont le journal n’aurait pas eu besoin s’il avait été satisfait de la réception…

  15. @El Gato,
    « Est-ce que toute Une avec Thévenoud n’aurait pas suscitée des mèmes? »
    Je ne le crois pas.
    Il y a un précédent dans ce genre avec la photo officielle de Hollande. Dans ces deux cas les photographes ont joué avec la limite protocolaire et la gravitas avec laquelle les hommes politiques sont habituellement représentés. Le problème est que ni le travail de Depardon ni celui d’Artiges n’ont réussi à contenir les écarts qu’ils proposent : les réseaux ont fait basculer les portraits dans un ridicule déjà contenu à l’image. Le Monsieur-Tout-Le-Monde dans le jardin du palais de l’Elysée et les « aventures » dans les couloirs du pouvoir sont, à des degrés différents, surjoués à l’image par Hollande et Thévenoud. Ce côté mauvais théâtre ne marche pas du tout en photo politique, ça vire instantanément à la caricature, les gens le reconnaissent en poussant un mécanisme déjà au travail. C’est bien d’essayer d’autre types de représentations, mais là c’est raté.

  16. Je me pose réellement la question, mais je ne pense pas que la photo officielle du Président de la République soit la bonne référence.
    La photo officielle du prochain Président(e) fera l’objet de nombreux mèmes que sa mise en scène s’inscrive dans la tradition (comme Sarkozy) ou soit différente (Giscard ou Hollande). Elle est trop symbolique pour échapper au phénomène de l’appropriation et du lol. Dans les années 70, je jouais déjà à la détourner (version de Gaulle, Pompidou) pour un spectacle, et ce n’était pas d’une folle originalité…

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