Loïc Langlois, sur son blog, puis les Clionautes ont signalé une magistrale boulette dans le choix d’image proposé aux bacheliers des séries littéraires et économiques, lors de l’épreuve d’étude critique de documents du 18 juin dernier en histoire. La photographie décrite comme celle «prise par l’Américain Neil Armstrong, commandant de la mission de la Nasa Apollo 11 (nuit du 20 au 21 juillet 1969)» est en réalité celle de Gene Cernan, exécutée par Harrison Schmitt le 13 décembre 1972, à l’occasion du dernier vol lunaire effectué par l’administration américaine. On identifie d’ailleurs derrière l’astronaute le Rover, véhicule utilisé dans les 3 dernières missions, qui n’existait pas en 1969.
Le dernier salut au drapeau plutôt que le premier – un détail pour l’analyse de document historique? Du point de vue des examinateurs, le péché est sans doute véniel. Les deux images se ressemblent, et d’ailleurs, dans sa version en noir et blanc polycopiée (et recadrée) pour les candidats, on n’aperçoit guère les évolutions de la tenue qui permettraient de distinguer les deux missions.
Mais la liste des problèmes ne s’arrête pas là. Car le document visuel est fourni pour répondre à la question de la représentation de la «puissance» des Etats-Unis à la fin des années 1960. Le choix du salut au drapeau laisse supposer que les examinateurs y voient une marque de revendication territoriale, comme c’est généralement l’usage. Or, il s’avère que la question des symboles nationaux a fait l’objet de longues discussions préparatoires aux missions spatiales, compte tenu de l’objectif assigné par John Kennedy de faire de l’exploration lunaire une entreprise de paix. Le traité de l’espace du 27 janvier 1967 précise que la pose du drapeau est un geste symbolique de fierté nationale et ne doit pas être interprété comme une proclamation de souveraineté. Une plaque sur Apollo 11 indique au contraire: «Nous sommes venus en paix pour toute l’humanité» («We came in peace for all mankind»).
Associée à la question de la représentation de la puissance, le choix d’une image de salut au drapeau américain représente par conséquent un contresens. Il suggère que les examinateurs, plutôt que de proposer une véritable analyse documentaire, ont procédé à une lecture métaphorique de l’image, en souhaitant que les candidats reproduisent le même exercice.
Si l’analyse de documents visuels en histoire est bienvenue, on ne peut que regretter la désinvolture avec laquelle celle-ci est effectuée. La proposition de commenter une image unique, isolée de tout contexte de publication, et assortie d’une légende sui generis qui en oriente le commentaire, démontre de manière flagrante l’incompréhension des pratiques médiatiques contemporaines.
Nous ne sommes plus à l’époque de la peinture de batailles, qui figurait l’événement par un tableau emblématique. Les missions Apollo ayant donné lieu à l’une des imageries les plus abondantes de la seconde moitié du XXe siècle, la moindre des choses aurait été de proposer une analyse portant sur un véritable document en contexte, comme par exemple le numéro spécial du magazine Life publié le 11 août 1969, après le retour d’Apollo 11 – ou à défaut la version française qu’en donne Paris-Match le 16 août 1969.
Plutôt que d’imaginer que les photographies nous arrivent toutes seules comme des papillons, dotées d’une signification univoque et prêtes à être interprétées, une telle proposition présente l’avantage de suggérer que l’usage d’un document iconographique est un élément d’un projet médiatique, qui ne peut pas être décodé de manière isolée, car il fait partie d’un récit soigneusement élaboré, qui se traduit par son association à d’autres images, ainsi que par les textes ou les légendes qui constituent ensemble une occurrence éditoriale unique et non reproductible, raison pour laquelle on peut le considérer comme un document d’histoire.
L’examen des publications permet de repérer aisément ce travail. Le choix du format d’image fournit immédiatement une information sur la manière de valoriser l’événement par effet d’échelle (valeur scalaire). On peut également vérifier l’effet d’orientation de la signification produit par la légende, qui fait d’une photographie du pied de Neil Armstrong un symbole puissant, mis en relation par l’intermédiaire du titre avec la célèbre formule prononcée par l’astronaute («A giant leap for mankind»), que les lecteurs ont entendu en direct à la télévision ou à la radio.
On pourrait de même gloser sur la composition itérative des moments cruciaux de la mission, qui reprennent l’un des plus anciens principes de mise en page de Life, dans le but d’évoquer le traitement de l’information par l’image animée – dont la concurrence avec les médias de l’image fixe constitue l’un des moteurs de la stylistique du photojournalisme.
Cet examen aurait permis de noter que, loin de suffire à la présentation de l’événement, les photos de l’exploration lunaire sont mises en composition avec d’autres séries, qui restituent l’histoire personnelle des héros de la conquête spatiale, ou délivrent des informations contextuelles à caractère historique ou scientifique, qui élargissent le cadre et participent à la construction du récit de la gloire et de la puissance. Sans oublier la mise en scène réflexive du traitement médiatique, reproduction des images de la télévision ou de l’enthousiasme du public, autre forme de consécration de l’événement. Bref, une belle matière pour faire mieux comprendre aux bacheliers le rôle des images en histoire – malheureusement hors de portée des polycopiés approximatifs de l’Education nationale.
14 réflexions au sujet de « L’analyse iconographique au bac: peut mieux faire! »
(même s’il s’agit de l’humanité toute entière, je remarque qu’il s’agit de « conquête »…)
En tout les cas, le ridicule du salut de Gene Cernan (le dernier humain à avoir marché sur la Lune) au drapeau égalise celui du drapeau lui-même (le repassage, signe de la toute-puissance étazunienne ?). Par ailleurs, je me souviens aussi que, pour les séries scientifiques il me semble, un décret de la précédente législature mettait l’enseignement de l’histoire au rebut causant ainsi à cette discipline des blessures qui ne sont pas prêtes de se refermer (je mélange tout peut-être…)
Voir Wikipédia:
– Une conquête est un acte de guerre visant à la soumission d’un peuple, une invasion.
– Une conquête sociale désigne un ou plusieurs acquis sociaux.
– Une conquête amoureuse est une réussite d’une tentative de séduction.
– La conquête de l’espace est un projet lancé par la NASA qui a abouti à l’atterrissage de la navette Apollo sur la lune en 1969…
https://fr.wikipedia.org/wiki/Conqu%C3%AAte
Merci pour la lecture distanciée vigoureuse de cette épreuve.
L’esprit critique se porte encore bien. :-)
Quelques précisions :
– Oui, sur le web, la confusion entre Apollo 11 et Apollo 17 a été repérée par Loïc Langlois, et mentionnée sur le forum Aggiornamento Hist-Geo.
http://langlois.blog.lemonde.fr/2015/06/20/les-etats-unis-et-le-monde-a-la-fin-des-annees-1960/
– Sur le web, Tineye repère 469 copies de la photo, avec un nommage aléatoire (Armstrong, Cernan, ManontheMoon, AmericanSpaceProgram). Les textes qui accompagnent les documents sont pour le moins discutables, une relecture et qq vérifications auraient été bienvenues.
http://clioweb.canalblog.com/tag/bac2015
– Les photos sont parfois utilisées en géographie et en histoire dans des dossiers comportant des cartes, des statistiques, des extraits de textes. Mais la médiocre qualité de la reproduction en noir et blanc n’en permet pas une étude détaillée.
– La chanson n’échappe pas aux critiques, mais la variété des commentaires sur le web suggère la difficulté d’utiliser certaines sources quand elles n’ont pas l’objet d’une étude historique rigoureuse.
.
– L’épreuve ne vérifie pas la culture visuelle mais la maîtrise d’un programme d’histoire.
En novembre 2009, le ministre Chatel a décidé de supprimer l’HG en terminale S et de compacter deux programmes annuels en un seul. En 2012, l’HG a été rétablie en Term S avec 1 heure de moins. Mais la déstructuration des autres séries générales dure toujours. Les programmes ont été allégés-aménagés en 2013, mais ils sont encore en place malgré des critiques vigoureuses et très partagées faites en 2012.
1.Les États-Unis et le monde depuis les « 14 points » du Président Wilson (1918)
Les documents concernent un sujet présenté (officiellement) sur le site du ministère (une pratique à la fois demandée par des profs et contestée par d’autres) :
« Au lendemain du conflit se produit un tournant majeur dans leur politique au XXe siècle… les États-Unis assument leur puissance, désormais globale. La force de leur économie leur permet de développer les autres facettes d’une puissance sans précédent (militaire, technologique, financière mais aussi culturelle à travers le « soft power ») qui, en retour, soutiennent la croissance »
http://eduscol.education.fr/pid23208-cid59932/ressources-pour-la-classe-terminale-des-series-es-et-l.html
@Daniel L.: Merci pour ces indications! Sur le fond, on peut évidemment vérifier un état de connaissances par divers moyens. Il est simplement dommage d’appeler « étude critique de document » un simple prétexte à restituer la matière d’un cours, en prenant l’image (qui n’est en aucune manière ici un document) comme simple support illustratif. Cette instrumentalisation – trahie par l’erreur de source – représente la pire approche possible du document visuel…
Comme on pouvait s’y attendre, le ministère de l’Education nationale, tout en reconnaissant l’erreur, estime que celle-ci « ne pénalise pas les élèves, car elle ne nuit pas à la compréhension du sujet ».
http://www.lemonde.fr/bac-lycee/article/2015/06/23/bac-2015-la-faute-etait-dans-l-enonce-d-histoire-geographie_4660033_4401499.html
Cette appréciation confirme le parti-pris de lecture métaphorique, et non documentaire, de l’image (il y a bien un astronaute qui salue le drapeau sur la Lune). Imaginons un instant qu’un sujet du bac confonde un article de journal de 1972 avec un article de 1969, quand bien même les contenus seraient similaires: pourrait-on encore soutenir que l’exercice relève de l’analyse historique de document?
Oui, en politique, les communicants ont appris l’art d’éteindre les incendies que les décisions politiques allument souvent.
Sur le fond, celui des rapports entre culture visuelle et travail scolaire, quelques éléments (commentaire long).
Nous savons tous que le visuel occupe une place énorme dans les manuels actuels et dans le travail scolaire.
Pour que le métier et les analyses des spécialistes de la culture visuelle viennent enrichir le travail des professeurs d’histoire (ou de géographie), il faut qu’elles soient diffusées et connues. Dans la revue Historiens & Géographes et sur le blog Clioweb, j’ai vanté à plusieurs reprises le très stimulant travail mené depuis la plate-forme Culture visuelle, j’ai tenté de souligner le grand intérêt de la fédération des nombreuses initiatives dans ce domaine. Deux exemples parmi beaucoup d’autres : « La pleureuse d’Ishinomaki ou l’esthétique du désastre », « La Marianne de mai 1968 ». Il faut espérer que des pratiques efficaces pourront être proposées aux enseignants du secondaire.
http://clioweb.canalblog.com/tag/Gunthert
Encore faut-il que l’archivage soit pérenne : la base « Archives Normandie 1939-1945 » a été payée en 2004 par la région Basse-Normandie. En 2014, elle a disparu du web juste quelques semaines avant la célébration du 70eme. Heureusement Patrick Peccatte et Michel le Querrec en avaient sauvé et maintenu l’essentiel accessible sur le web.
http://clioweb.free.fr/chronique/aphg427.pdf
Les historiens mènent aussi le travail critique essentiel :
– « L’affiche de la « Maison France » est reproduite dans tous les manuels de troisième et de terminale » écrivaient Christian Delporte et Marie-Claire Gachet en 2002 (en 2009, la chatelisation a changé la situation pour la Terminale).
Les conditions de la production et de la diffusion réelle de cette affiche de propagande sont mal connues. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir été un temps plébiscitée par les enseignants : elle servait de support dans la présentation des thèses de Pétain dans la révolution dite nationale. « La répétition de certaines images dans les manuels finit par travestir la réalité historique » écrivent encore Delporte et Gachet.
Les images dans l’enseignement de l’histoire
http://clioweb.canalblog.com/archives/2014/10/15/30770208.html
– Trois femmes et une herse. Le professeur d’HG enseigne à voir.
http://clioweb.canalblog.com/tag/womenatwork
Un autre exemple, qui sévit à nouveau, à cause d’un Centenaire qui oublie parfois le recul nécessaire.
Une photo de presse (Lectures pour tous, 1917) illustre un total mépris du travail réel des femmes pendant la Grande Guerre, mais elle a servi de support à la propagande pour la levée des bons du trésor aux USA et au Canada. Elle traîne encore sans commentaire dans quelques manuels ; une revue de Généalogie en vente en ce moment l’a reproduite.
A noter qu’en dehors de cet aspect visuel, les idées reçues (« les femmes auraient « découvert le travail en 1914 », la guerre aurait « émancipé les femmes » !) ont davantage de force que le travail des historiens quand ils décrivent le travail au quotidien des 7 millions d’actives en 1913 ou quand ils traitent du retour à la situation antérieure dès 1919.
– Les attaques contre Nuit & Brouillard, le chef d’œuvre d’Alain Resnais illustrent encore d’autres démarches.
Les détracteurs prennent pour cible le texte de Jean Cayrol en 1955 : ils reprochent au résistant et déporté le silence réel sur la destruction des juifs.
Ils évitent de replacer l’œuvre de Resnais dans le contexte de 1955, ils négligent « la mise en alerte » sur ce qui se passe en Algérie.
Ces procureurs oublient au moins 2 éléments d’un film qui a abondamment servi, y compris pour combattre l’antisémitisme, par exemple après l’attentat de la rue Copernic ou après Carpentras (cf le travail de Sylvie Lindeperg) :
. Le film a été utilisé par l’accusation lors du procès Eichmann
. dans les premières minutes, les images du convoi de Westerbork le 19 mai 1944 parlent d’elles-mêmes : ce sont bien des juifs arrêtés en Hollande que les nazis déportent vers les camps de la mort. Mais pour voir ces images, il faut accepter de les regarder pour ce qu’elles disent. Il faut aussi abandonner l’obsession de démolir le travail des cinéastes engagés précédents.
http://clioweb.canalblog.com/archives/2014/03/06/29373720.html
Ayant découvert ce blog avec l’article du Monde.fr, je ne peux que saluer l’érudition de l’auteur et sa finesse d’analyse; néanmoins, il me semble que vous faites toute de même légèrement fausse route et ce, pour plusieurs raisons :
– S’il n’est pas question ici de « revendication territoriale », il est bien question- comme vous l’avez reconnu- de fierté nationale; et si l’on tient compte du contexte international ( guerre froide), on ne voit dès lors pas pourquoi un tel document serait hors sujet pour parler de puissance.
– Par ailleurs, il s’agissait non d’une thèse universitaire mais d’une épreuve de baccalauréat : ceci ne saurait excuser l’amateurisme coupable des concepteurs du sujet, mais bien inciter à l’indulgence envers les candidats. En d’autre termes, les jeunes gens à qui ce sujet était proposé n’avaient pas à faire à proprement parler une analyse d’image, mais à la remettre dans un contexte plus large qui devait déboucher sur la notion de puissance américaine à cette époque.
Je comprends qu’une telle erreur vous soient désagréable – et certes, elle l’est à tous les historiens- mais il faut en relativiser la gravité, d’autant qu’elle ne nuisait aucunement au traitement du sujet ( et je serais même prêt à parier qu’elle est passée inaperçue de quais totalité des candidats).
@Olivier: Concernant le salut au drapeau, étant donné qu’aucune précision n’est fournie, alors qu’il s’agit d’un cas bien particulier, il est douteux qu’un candidat puisse distinguer ce geste de son usage traditionnel de revendication territoriale (« Cette image, avec le salut au drapeau, incite les élèves à affirmer que les Américains prennent possession de la Lune, comme Colomb prenait possession de ce qu’il croyait être ‘les Indes' » http://urlz.fr/27SY). En d’autres termes, les examinateurs favorisent ici une lecture erronée (je suis d’accord avec vous que la notion de « fierté nationale » peut faire l’objet d’une discussion en matière de représentation de puissance, mais il s’agit là d’un développement sensiblement différent).
« Relativiser l’erreur », comme vous le suggérez, est bien ce que fait le ministère. Je répète que ce jugement annule tout caractère documentaire de l’analyse, puisqu’il signifie que seul le caractère illustratif de l’image est pris en compte, et non précisément sa valeur de document. On peut estimer qu’une « vraie » analyse documentaire n’est pas ce qu’on attend d’un candidat à l’épreuve d’histoire au baccalauréat (encore que les quelques éléments que je décris ci-dessus ne me paraissent pas inaccessibles pour un lycéen). Mais ce n’est pas moi qui ait choisi d’intituler cette épreuve « étude critique de document »… ;) De manière plus générale, l’Education nationale tient à affirmer que l’approche du document visuel fait désormais partie de l’enseignement en histoire. Quand celle-ci est aussi mal menée, et qu’on fait passer une simple paraphrase pour de l’analyse, on est malheureusement très loin de la démarche qui permettrait de mieux comprendre les usages visuels.
Je suis entièrement d’accord avec vous sur le dernier point : « l’Education nationale tient à affirmer que l’approche du document visuel fait désormais partie de l’enseignement en histoire ». En effet, elle le dit et le répète et les tableaux, caricatures ou dessins de presse émaillent désormais les manuels, sans qu’il soit à aucun moment question de la formation des enseignants à ce sujet. On leur demande de faire de la lecture d’image, et « on » suppose que cette compétence est innée. Il n’est dès lors pas très étonnant de trouver ce genre d’erreurs au bac, hélas…
Cette histoire confirme que, malgré les discours, les dispositifs didactiques souhaités, les sollicitations, l’hyper-présence d’images dans les manuels, la lecture de l’image n’est pas une compétence acquise, y compris par les membres de l’institution. Souvent l’image, dans un cours, qu’elle soit fixe ou animée, ne sert que pour sa dimension illustrative.
Or, nos élèves sont gorgés d’images, des séries téléchargées, des vidéos qu’ils produisent eux-mêmes, des films qu’ils regardent (encore),des publicités qu’ils affectionnent. La lecture de l’image semble donc impérative pour former des citoyens actifs et capables de se faire une opinion par soi-même. Mais…l’élève, sauf quelques exceptions, ne sait pas voir et n’est pas véritablement incité à (sa)voir quel(s)s discours, quelle construction on trouve derrière une image. L’Université a aussi des difficultés à accepter l’image comme un digne objet de recherches, hormis quelques exceptions, dont l’EHESS, d’ailleurs depuis de nombreuses années. Ce cafouillage est finalement assez symptomatique des déficiences globales d’une éducation à l’image lacunaire et lapidaire.
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