Yassin Salhi restera comme l’exemple accompli de ce qu’il faut désormais nommer terrorisme imaginaire. Soit un individu qui n’appartient à aucune organisation terroriste, qui agit sans instruction d’un groupe terroriste, qui n’exprime aucune revendication et dément au contraire toute intention terroriste, qui assassine son patron et saccage son lieu de travail, et qui présente manifestement des troubles de la personnalité – mais qui est d’origine arabe, de confession musulmane, temporairement fiché par les services de renseignement comme salafiste, et qui donne à son acte quelques traits apparentés à l’imagerie djihadiste. A quelles conditions un acte criminel isolé peut-il être décrit comme terroriste?
L’existence d’une revendication explicite paraît un facteur essentiel. Anders Behring Breivik (77 morts), quoique diagnostiqué comme schizophrène, est bien décrit comme terroriste, en raison de revendications détaillées où il se présente comme militant ultranationaliste chrétien. De même, Mohammed Merah (7 morts), djihadiste solitaire, mais entraîné dans un camp d’Al-Qaïda, affirme pendant les négociations avec les forces de l’ordre avoir agi en qualité de «combattant d’Al-Qaïda, pour défendre les enfants palestiniens». L’exemple du groupe de Tarnac, accusé de terrorisme en l’absence de preuves flagrantes comme de toute forme de revendication, vérifie encore cette règle, dans la mesure où le livre anonyme L’Insurrection qui vient figure dans l’acte d’accusation comme principal élément à charge. En revanche, Andreas Lubitz, copilote du vol 9525 de Germanwings, responsable de la mort de 150 personnes, dont on ignore les convictions religieuses, est considéré comme un dépressif suicidaire dont les motivations relèvent du contexte professionnel.
Si le cas Tarnac illustre l’inconsistance d’une accusation qui n’est plus fondée que sur une appréciation spéculative d’un texte à caractère idéologique, et démontre le caractère arbitraire de la qualification (car Tarnac ne terrorise à l’évidence qu’Alain Bauer), le cas Salhi franchit une étape supplémentaire en passant au stade d’un pur terrorisme de la réception, exclusivement défini par ses effets, comme le décrit le procureur de la République François Molins. A la question de savoir si le crime de Saint-Quentin-Fallavier relève de motifs personnels et professionnels ou d’un mobile terroriste, l’ancien directeur de cabinet de Michèle Alliot-Marie répond: «L’un n’exclut pas l’autre, et le choix de tuer quelqu’un à qui il en voulait n’est pas exclusif du mobile terroriste. La décapitation, la mise en scène macabre, la volonté de provoquer une explosion sur un site sensible, tout cela provoque bien sûr un effet de sidération, qui a l’évidence trouble gravement l’ordre public par l’intimidation et la terreur.»
Si l’on considère que les actes reprochés à Yassin Salhi sont restés strictement invisibles, et seulement évoqués par l’intermédiaire du récit et la médiation de la presse, les propos de François Molins dessinent un cadre inquiétant. Sans autre motivation que celle de troubler l’ordre public, d’intimider ou de sidérer, le terrorisme devient une accusation que l’on peut étendre à l’ensemble des médias, comme le montre ironiquement l’excellent dessin satirique – et viral – de Bruce Beattie, qui suggère de répondre à la peur suscitée par les actes terroristes en éteignant sa télévision.
Le terrorisme, on le sait, relève d’une appréciation en grande partie subjective. On peut se demander quelle aurait été la qualification médiatique et politique du cas Salhi si celui-ci avait été breton ou catholique, ou bien si ce crime s’était produit un autre jour que le tragique attentat de Sousse – une proximité purement accidentelle, mais qui a poussé médias et responsables aux conclusions les plus excessives. Le terrorisme imaginaire n’est finalement que la forme achevée de l’imputation terroriste, qui n’a plus besoin pour exister que de notre frayeur, excitée par ceux à qui elle profite.
18 réflexions au sujet de « Du terrorisme imaginaire »
Magistrale reflexion non seulement sur l’usage du mot « terrorisme » mais sur ce qu’est un mot. Et si « terrorisme » signifiait l’usage conscient de la violence comme forme de communication? Mais alors, ne faudrait-il pas se demander, a l’image de Foucault qui qualifiait le livre de Deleuze et Guattari, l’Anti-Oedipe, « d’introduction a la vie non-fasciste », ce que pourrait bien etre une « vie non-terroriste », et ce qui pourrait peut-etre nous y « introduire »? Est-ce que toute l’oeuvre de Gebe dans Charlie Hebdo entre 1960 et 2004 ne serait pas un « debut d’introduction » a une vie non-terroriste?
Enfin !
Merci monsieur Gunthert d’interroger de manière critique cet acte, qui s’il avait été perpétré par Jean Paul Durand, ouvrier dépressif à Saint Priest aurait été un fait divers sordide de droit commun. Evidemment certains détails sont troublants et la proximité avec Sousse interroge. Mais l’emballement médiatique qui voit du terrorisme dans tout et n’importe quoi interroge également…
D’ailleurs, l’émotion passée, au bout de trois jours, l’affaire a totalement disparue des écrans radars… L’enquête doit avoir du mal à prouver quoi que ce soirt si ce n’est que ce type est coplètement à la masse…Reste l’hystérie islamophobe..
Il me semble qu’il s’agit d’un travestissement dans le cas de Sahli comme dans celui de Lubitz : sans doute ces hommes-là ont-ils basculé du côté de la psychose (tu fais bien de rappeler que les propos du préfet sont ceux d’un ex-directeur de cabinet de mme Alliot-Marie (alors à la justice sous le minuscule aux talonnettes), laquelle était à la racine de l’accusation de « terrorisme »des personnes de Tarnac : l’Etat voit le « terrorisme » où il décide de le trouver) (le mot « tragique » pour la tuerie de la plage de Sousse me semble, pourtant, et malgré tout, assez incongru sauf à penser que cet homme de 23 ans ait été agi par des idées et des forces qui le dépasseraient : j’ai bien peur qu’au contraire, il ait perpétré son immonde et inutile gâchis (tout comme Breivik) en pleine connaissance de cause – mais tout le problème est aussi là…)
Il faut absolument sortir du psychologisme de bazar (« les facteurs du basculement », « les criteres du passage a l’acte », « le processus de radicalisation », etc.) qui ne sert qu’a eviter de se poser la question sociale du terrorisme. Si ceux qui croient au psychologisme etaient sinceres, ils etudieraient AUSSI le « processus de la radicalisation » chez Nicolas Sarkozy, Tony Blair, Francois Hollande, Georges Bush, Barack Obama, et les ingenieurs d’EADS ou de Boeing. (Une evidence pour Gebe, ou pour le Pape Francois…)
Ces difficultes autour du mot « terrorisme » mettent en evidence aussi qu’on ne peut plus se contenter de se servir des mots comme si leur sens etait entierement « donne » d’evidence, par l’autorite, la tradition, ou par une sorte de perception immediate. Il est juste de regretter que « l’Etat voit le terrorisme la ou il decide de le trouver », formule tres exacte, mais a quoi ca nous avance si on en reste la? Il est necessaire que chacun de nous « decide », en quelque sorte, « ou » il « veut trouver le terrorisme », c’est a dire « decide » du sens a donner a ce mot. Car si l’Etat « voit le terrorisme la ou il decide de le trouver », c’est parcequ’il est tout simplement impossible de faire autrement!
Sans un effort de volonte conscient, de la part de chacun de nous, pour redefinir le sens des mots a chaque fois que nous les employons, nous resterons dans la confusion, qui ira croissante.
Reflexion tres necessaire sur le terrorisme puisque au XX siecle et pis encore au XXI, la quasi-totalite des victimes des guerres sont civiles, et les guerres sont aujourd’hui massivement sous-traitees par les etats, democratiques ou non, a des groupes qui revendiquent de plus en plus d’etre terroristes. Ce qui donne a notre position individuelle et morale face a ce mot un sens tres lourd.
(…)
« J’ai eu des doutes sur la motivation djihadiste de cet évènement » (D. Thomson)
ASI : « Doute-t-il encore ? »
« Aujourd’hui, non. Mes sources au sein de l’EI m’ont confirmé que le procureur de Paris disait vrai » (D. Thomson)
http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=7875
@gfjcldscb: Vous faites toute confiance à D. Thomson et au procureur François Molins. Pourtant, quand bien même nous disposerions aujourd’hui des preuves irréfutables de la motivation djihadiste du crime de Saint-Quentin-Fallavier, ce qui ne semble pas être le cas, il resterait à expliquer deux mystères: 1) Pourquoi, face à un attentat aussi atypique, perpétré sur le lieu de travail de l’agresseur, et en l’absence desdites preuves, la presse et les pouvoirs publics n’ont pas manifesté plus de prudence ni le moindre doute quant à sa qualification terroriste? 2) De quelle nouvelle forme relève un terrorisme caractérisé par l’absence de revendication, car il faut admettre qu’un terrorisme discret contredit quelque peu la fonction même du genre… ;)
« De quelle nouvelle forme relève un terrorisme caractérisé par l’absence de revendication, car il faut admettre qu’un terrorisme discret contredit quelque peu la fonction même du genre… ;) »
La non revendication tout comme la revendication d’attentas auxquels on n’a pas participé est fréquente et affaire de stratégie: «Les attentats non revendiqués sont souvent considérés comme l’indication que des groupes ne cherchent pas à obtenir un soutien en profondeur de leur mouvement et qu’ils sont rétifs à tout compromis politique» écrivait, dans un article pour le Journal of Peace Research, le politologue Aaron Hoffman. http://www.slate.fr/story/96625/attentat-charlie-hebdo-revendication
Et inversement quoi de plus terrifiant que le terrorisme « discret » des disparitions en Amérique du Sud et plus généralement dans les états totalitaires qui ne sont jamais revendiquées.
Par ailleurs discerner les faits divers des attentats terroristes sur la base des troubles de la personnalité supposés du criminel me semble difficile: un grand nombre de terroristes revendiqués et reconnus me semblent présenter de graves troubles de la personnalité :-)
@El Gato: « un grand nombre de terroristes revendiqués et reconnus me semblent présenter de graves troubles de la personnalité »: ne s’agit-il pas précisément d’un argument qui invite à revoir une catégorie un peu trop large et si libéralement attribuée qu’elle ne signifie plus que l’incompréhension d’une situation? — Exemple concret: la Une de Libé que je reproduis ci-dessus te semble-t-elle faire preuve de la moindre intelligence des événements qu’elle associe?
Non, mais elle ne me semble pas non plus avoir cette ambition. Nauseam, c’est l’expression d’un sentiment. La version moderne du célèbre « La France a peur » de Roger Gicquel.
La Une ici fonctionne comme une pub. Si on partage ce sentiment, on va vouloir s’approprier le journal. L’intelligence elle sera éventuellement présente dans les articles, mais ce n’est même pas une promesse de la Une.
@andre gunthert 5 juillet 15h05
les preuves, les preuves, les preuves…
c’est votre côté Jean Michel Aphatie ;)
LOL ! :D
mon commentaire précédent n’est pas publié ?
@andre gunthert 5 juillet 15h05
vous demandez les preuves, les preuves, les preuves (…comme JM Aphatie ;) )
Faut-il comprendre que vous demandez au journaliste de donner ses sources ?
Pourquoi ne pas le croire ?
@Pat: Vous faites les questions et les réponses, mais vous mélangez un peu les cas. Le point de départ n’est pas ici une enquête journalistique controversée, comme celle menée par Mediapart sur le compte suisse de Cahuzac (à propos de laquelle Aphatie, pas convaincu par ses confrères, demandait des preuves…). Dans le cas de Saint-Quentin-Fallavier, la source est connue de tous, puisqu’il s’agit des forces de l’ordre, et plus particulièrement du procureur spécialiste de l’antiterrorisme François Molins, dont les déclarations ont été enregistrées et rediffusées. Comme dans l’affaire de Tarnac, cette vision officielle a été reprise par l’ensemble des médias sans la moindre remise en cause.
@andré gunthert
Pas sûr de bien saisir votre réponse
1. il y a plusieurs sources potentielles puisque le meurtrier est lié à d’autres personnes. il leur a d’ailleurs fait passer une photo.
2. vous nous dites finalement que « les médias » utilisent des raccourcis, en confondant le vrai et le vraisemblable… oui, tout le monde le vérifie quotidiennement pour les médias « mainstream »
«La mention de terrorisme devrait disparaître du dossier Tarnac. A rebours des réquisitions du parquet, le juge antiterroriste en charge du dossier a renoncé à ce que la circonstance aggravante d’’entreprise terroriste’ soit retenue à l’encontre de Julien Coupat, Yldune Lévy et Gabrielle Hallez», Le Monde, 08/08/2015.
http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/08/08/tarnac-la-qualification-de-terrorisme-abandonnee_4717292_1653578.html#G1ZU3Q9MD9gJefVg.99
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