Richard Prince, l’appropriation à l’ère d’Instagram

(Chronique Fisheye, n° 13) Dada, le surréalisme, le pop art… Il fut un temps où l’art secouait les conventions bourgeoises, incarnait la contestation de l’ordre établi. Richard Prince est un héritier de cette époque, où l’appropriation du cow-boy de la publicité Marlboro figurait le rejet de la société de consommation comme des règles de la propriété intellectuelle. L’artiste était un Robin des bois des temps modernes, il volait les riches pour restituer les images au plus grand nombre.

Affiche Marlboro (photo: Sam Abell). Richard Prince, "Untitled (Cowboy)," 1989.
Affiche Marlboro (photo: Sam Abell). Richard Prince, « Untitled (Cowboy), » 1989.

Que reste-t-il de cette légende au temps d’internet? Happé par le nouveau récit de la surveillance généralisée, le web a perdu son aura de révolution culturelle. Pourtant, nul mieux que Richard Prince n’a démontré la réalité de la démocratisation de la visibilité apportée par la publication électronique.

L’un des artistes les plus chers du marché a appliqué ses méthodes habituelles au réseau social spécialisé dans la photo, Instagram. Après de longues heures passées à scruter les fils des images personnelles diffusées en ligne, il en a proposé en septembre dernier une sélection très chic et choc à la galerie Gagosian, sous la forme de panneaux agrandis de 1,20 m sur 1,65 m. L’œuvre appropriative de Prince suscite de manière habituelle la controverse. La polémique qui a suivi cette exposition a conservé sa répartition traditionnelle entre critiques d’art extasiés et médias mainstream choqués, avant de rebondir après la vente d’un des tableaux pour la somme de 90.000 dollars.

Gagosian Gallery, 2014 (photo: Rob McKeever).
Gagosian Gallery, 2014 (photo: Rob McKeever).

Mais quelque chose avait changé. Dans les interstices du face-à-face conventionnel, on a entendu des voix – celles des auteur(e)s des photographies, facilement identifiables par leur pseudos. Et plutôt que l’assignation en justice, moyen précédemment retenu par plusieurs professionnels spoliés par l’artiste, les instagrammeuses ont fait connaître leur avis, et ont contre-attaqué sur le terrain des images.

On a pu voir plusieurs d’entre elles se photographier devant les panneaux de la galerie, captant à leur profit un peu de la lumière de la star. Mais la plus inventive a été la fondatrice du mouvement des Suicide Girls, Selena Mooney. «Ma première pensée, explique-t-elle, a été que je ne connaissais personne capable de dépenser 90.000 $ pour autre chose qu’une maison. (…) Richard Prince est un artiste, et il a trouvé les images que nous et nos filles publient sur Instagram représentatives et intéressantes à commenter – dans l’air du temps, je suppose… Merci Richard! Je suis juste déçue que son œuvre soit hors de portée pour des gens comme moi et les personnes représentées dans l’art qu’il vend.»

Qu’à cela ne tienne! Appliquant à Richard Prince sa propre démarche d’appropriation, les Suicide Girls ont mis en vente sur internet pour 90 $ les mêmes panneaux que ceux proposés en galerie. Prince en solde, ou l’arroseur arrosé: c’est bien la première fois qu’un artiste de renom se trouve ainsi déjoué par ceux-là même qu’il avait instrumentalisé. A l’heure d’Instagram, la visibilité n’est plus l’apanage des vedettes, et la réponse de la plèbe peut accéder à une exposition équivalente.

suicidegirls

C’est pour avoir oublié cette leçon que la cinéaste Agnès Varda, associée au street artist JR, ont reçu une volée de bois vert de la part des internautes, raillant leur projet de financement participatif d’un film dans le Lubéron. La maladresse des stars désireuses d’aller à la rencontre des «gens du cru», pour réaliser des portraits grand format afin d’«illuminer les murs des petits villages» a fait sourire, révélant l’évolution profonde de notre rapport à l’art et à la célébrité.

Même si certains ne s’en sont pas encore aperçu, une révolution a bien eu lieu. L’image des humbles circule aujourd’hui par l’intermédiaire des selfies et des réseaux sociaux sans le secours d’aucun Robin des bois. La foule s’est appropriée l’espace public, pendant que le marché de l’art s’en éloigne à grande vitesse.

7 réflexions au sujet de « Richard Prince, l’appropriation à l’ère d’Instagram »

  1. La ré-appropriation de Richard Prince est quand même un poil plus subtile que ça, dans son travail. Et d’ailleurs ce n’est pas le premier procès qu’on lui fait, que ce soit sur le plan moral (comme ici) ou juridique (contre Patrick Cariou).
    On peut même dire que le déplacement du champ de l’image, et donc de son sens contextuel, est à la base de son travail : en 1983, il re-photographie la photo de Brooke Shields prépubère et nue par Gary Gross : ce qu’il met en avant, alors, c’est plutôt l’exploitation de l’enfant par la mère et le photographe. Comme lorsqu’il récupère les photos de petites amies de bikers, où ce qui ressort, c’est qu’une bonne photo, c’est une fille plutôt dévêtue, une moto et parfois une bière.
    Les Joke Paintings relèvent de ça aussi, sur des sortes de pré-supposés sociaux de situations (le mari, la femme, la maîtresse, la secrétaire…), ou encore la très belle série de sculpture de capots de voiture où Prince reprend des modèles de transformation utilisés plutôt par les hispano-américains, sur le désir de puissance virile de la voiture.
    La finesse des re-print d’Instagram, c’est de mettre à jour des procédés d’auto-fiction et de mise en scène, et donc d’image projetée socialement. La mise en scène personnelle ne passe plus par les médias, elle passe par les réseaux sociaux ; et Instagram, contrairement à Facebook, par exemple, permet à n’importe qui de suivre le profil souvent auto-centré de l’auteur, et de laisser un commentaire, ce que Prince fait sur chacun de ses clichés.
    Il avait d’ailleurs commencé à diffuser ces captures d’écran sur son fil Instagram avant de les imprimer.
    Voilà le vrai sujet de ces images : c’est leur valeur d’échange social, et c’est ce phénomène là que Prince décortique. Pour lui, le marché de l’art n’est pas vraiment une donnée intégrée dans son postulat, contrairement à un Koons. Là où c’est pris en compte, je pense, c’est qu’il est conscient que son déplacement d’image se fait systématiquement des formes populaires (publicité, télévision, tuning, bikers…) vers les classes supérieures auxquelles ses œuvres sont vendues, et peut-être, comme pour Pettibon, Jim Shaw ou Mike Kelley, faut il y chercher une forme de subversion.

    Alors, dire qu’il est piégé, je doute. Il a d’ailleurs accueilli la contre-offensive des Suicide Girls avec bienveillance. D’autant que là où il y a un peu un doute, c’est que les SG sont elles-mêmes modèles érotiques sur des sites payants ! Ce n’est peut-être pas tant la défense de l’auteur authentique qui est en jeu ici, que la défense d’un modèle économique…

  2. @michael lilin: Votre défense et illustration de l’art et de l’artiste s’appuie sur des recettes éprouvées – à commencer par le procès des contradicteurs. A noter toutefois la thèse audacieuse de la subversion des classes supérieures par la grâce des chèques à plusieurs zéros, qui laisse l’artiste innocent de tout mercantilisme (mais pas les Suicide Girls, qui ne font que défendre un modèle économique). On comprend qu’il faut beaucoup de subtilité pour justifier de tels paradoxes.

    Celle-ci ne vous empêche pourtant pas de passer à côté de mon propos, qui ne relève nullement du procès moral, mais plutôt de l’appréciation historique. Peut-on pratiquer aujourd’hui l’appropriation de la même manière qu’au temps de Duchamp? Attendre Prince pour découvrir qu’Instagram relève de l’autofiction montre que certains sont bel et bien en retard d’un ou deux trains… De mon côté, sans attendre l’avis de tel ou tel maître à penser, je crois que nous assistons à un mouvement croisé qui modifie fondamentalement la donne: alors même que l’expression singulière a gagné une visibilité qui rebat les cartes de notre hiérarchie des valeurs, la perception du fait artistique se déplace à grande vitesse, en proportion de la décomposition économique, politique et morale que subit la société. L’exemple de Prince – qui n’est pas n’importe qui – illustre ce croisement autour du motif de l’appropriation, devenue la principale ressource de la culture ordinaire.

  3. Je tiens d’abord à souligner que mes propos n’étaient pas de mettre en question ce que vous écriviez dans votre billet, et je m’en voudrais que nous durcissions nos positions à cause d’un échange d’idées, comme cela arrive souvent sur internet ; je désirais plutôt remettre en contexte dans la sphère artistique le travail de Prince, mettre cette dernière série de travaux en perspective avec le reste du travail, parce qu’elle s’y articule pleinement. J’avais bien saisi que vous parliez de l’usage des images, d’un point de vue sociétal : comment sont apparue ces images, ce que l’artiste en fait, et les réactions provoquées.

    Ce qui avait motivé ma participation au débat, aussi, c’était que le sous-texte était que le temps de l’appropriation était mort, que les temps avaient changé, que Prince était devenu une sorte d’artiste bourgeois, grassement payé, de la controverse et du scandale facile. En tout cas, c’est ce que j’avais compris, peut-être à tort, mais vous semblez confirmer cela dans votre réponse, mais là aussi, peut-être passè-je à côté de votre propos.
    Concernant les SG, je n’ai aucun mépris pour leur travail et leur modèle économique, je voulais juste dire que là où quelques unes des personnes dont Prince a repris des images étaient flattées, d’autres amusées de voir leur audience augmenter, d’autres outrées, les SG par leur réaction sont aussi dans la défense de leur source de revenus, et que dans la jungle concurrentielle d’internet, surtout au niveau des sites érotiques, elles devaient veiller à ce que leurs images ne deviennent des produits dérivés dont elles ne tireraient rien. C’est tout à fait légitime !

    Je vous remercie de trouver ma thèse audacieuse, le fait est que Prince, avec cette série, a continué à poser des questions. Et que ces questions, et c’était là ce que j’ai tenté maladroitement de souligner, n’étaient pas évacuables si aisément, en regard du travail passé, les remous provoqués en sont le signe. Alors, bien, certains des aspects de ces questions ne sont pas nouveaux, je vous le concède : l’appropriation a plus d’un siècle, même si je n’y vois pas là redite de Duchamp, pas plus qu’avec Warhol, pas plus qu’avec Fluxus, pas plus qu’avec Rauschenberg. Prince, selon moi fait partie de ces artistes qui ont toujours remis leur travail en question, en en multipliant les facettes ; mais il ne s’agit pas d’un “maître à penser” pour autant : il n’écrit pas de thèse, il n’affirme rien précisément, le travail d’esthétique sur son travail n’est pas de son fait. Il est plasticien, et met la pratique en avant. À nous de nous débrouiller avec ça.

    Qu’il soit un des grands vendeurs du marché de l’art doit-il dévaluer son œuvre ?

  4. @michael lilin: Merci pour ces précisions, et pour l’expression de votre point de vue, argumenté et parfaitement légitime. De mon côté, je précise que je réfléchis depuis longtemps sur la question de l’appropriation, dans ses usages numériques (http://culturevisuelle.org/icones/2731). L’appropriation pose nécessairement la question de l’éthique. La position de Prince restait forte lorsque l’appropriation concernait les industries culturelles. Un premier facteur d’évolution du débat peut être résumé de la façon suivante: Robin des bois peut-il voler les pauvres? Mais ce n’est pas le seul. Ce qui m’a frappé dans la structure de la controverse, c’est la mise à égalité de ses acteurs. L’intelligence de la réponse des SG a bien été de retourner l’arme de l’appropriation contre l’appropriateur, modifiant ainsi leur statut de victimes pour devenir les égales de Prince. Cette réponse et l’écho qui lui a été donné me paraît tout à fait typique de l’évolution récente de la dynamique culturelle. Non, l’appropriation n’est pas morte, bien au contraire – l’image fluide l’a mise à la portée de tout un chacun. C’est l’art qui n’est plus à la même place, déplacé lui aussi par les nouveaux pouvoirs (médiatiques) de l’image.

  5. Oui, Prince vient de se faire neutraliser par les Suicides Girls qui livrent une défense et une attaque décapante et imparable face à l’appropriation dont elles ont été les victimes. Le marché réagit mollement, affaire d’intérêts mêlés entre signature d’une star et scandale habituel (le scandale ce grand pourvoyeur d’excitation). Mais il n’empêche que la réaction des Suicide Girls était parfaite, Prince l’a salué, mais que pouvait-il faire d’autre ?
    Jim Kranz qui est le photographe des campagnes Marlboro n’a pas bénéficié du bon contexte pour se défendre, c’est indiscutable. Cependant ses images étaient des symboles comme vous le précisez, ici on est dans le flux d’images quotidiennes. En choisissant des photos de jolies filles surjouant la lascivité, il ne fait que dévoiler la vacuité conceptuelle de sa proposition. Les Suicides Girls sont dans la vie et s’amusent, Richard Prince racole en tentant d’agiter le scandale qui lui file entre les doigts. Vive les Suicide Girls !

Les commentaires sont fermés.