#AylanKurdi, icône mode d’emploi

Dessin Ruben L. Oppenheimer, sept. 2015.
Dessin Ruben L. Oppenheimer, sept. 2015.

L’un des traits les plus frappants de la création d’une nouvelle icône est le caractère stéréotypé et répétitif des discours qui l’accueillent, avec notamment ces questions contradictoires: est-il légitime de publier des images choc? Faut-il une image pour éveiller les consciences? Une image peut-elle changer l’histoire? Confirmant le caractère sommaire – et stationnaire – du savoir sur l’image, la réponse des autorités photographiques est généralement aussi peu originale, assurant que puisqu’une photo est le reflet de la réalité, elle doit être montrée, et s’appuyant sur la généalogie des icônes (qui s’ouvre invariablement avec la Napalm Girl de Nick Ut), pour confirmer que celles-ci constituent des vecteurs privilégiés d’une prise de conscience par l’opinion.

Les photographies d’un petit enfant syrien noyé sur la plage de Bodrum ont rapidement acquis le statut d’icônes médiatiques. A condition de reconstituer correctement sa genèse, le cas #AylanKurdi permet de répondre de manière détaillée aux questions que pose le processus d’iconisation.

Plusieurs articles ont proposé des analyses du buzz observé sur les réseaux sociaux. Grâce à l’archive de fait que produit la structuration par hashtags, Twitter semble offrir un terrain propice à l’enquête rétrospective. Il existe pourtant un stade antérieur à la cristallisation de l’élan viral1. Dans le cas #AylanKurdi, nous savons que ce sont les chaînes d’information en continu, notamment CNN Turquie, qui ont été les premiers organes à faire circuler les images enregistrées par les journalistes de l’agence DHA, présents sur place dès le matin du 2 septembre 2015.

N’ayant pas fait l’objet d’un archivage structuré, ces sources ont échappé à l’investigation. Les outils de recherche rétrospectifs de Google permettaient toutefois de retrouver plusieurs dizaines de copies pirates des premières séquences diffusées par la télévision, notamment sur YouTube, dans les jours qui ont suivi l’événement (nombre d’entre elles ont depuis été retirées ou effacées). Même si ces documents ne restituent pas avec précision la chronologie de leur transmission, ils fournissent des indications précieuses sur l’état initial de l’information au matin du 2 septembre.

Celui-ci propose une description beaucoup plus étendue du naufrage qui a eu lieu dans la nuit. Les premières dépêches font état de 11 morts, dont 5 enfants. Les rushes vidéo (extraits) montrent des réfugiés à bord d’un bateau venu à leur secours, des vêtements épars sur la plage, et les corps de trois enfants, une jeune fille tirée sur le sable par deux personnes, ainsi que les petits Alan (Aylan), 3 ans et Galip, 5 ans.

Ces documents fournissent une réponse sans ambiguïté à la question de l’opportunité de publier des images chocs. Le corps de Galip, allongé sur le dos, visage visible, a été très vite retiré de la diffusion, pour ne plus reparaître. Celui d’Alan, couché sur le ventre, le visage enfoncé dans le sable, devenu une icône mondiale, est resté la seule manifestation du drame.

Il y a donc bien des images qu’on ne peut pas montrer. Trop violentes, trop dérangeantes, elles ne passent pas le filtre de l’acceptation médiatique. La vidéo du corps de Galip (il en existe également des photographies prises par Nilufer Demir, qui n’ont pas été publiées), comme les photos d’enfants noyés diffusées début septembre sur Facebook, dévoilent la vision insoutenable du cadavre.

A contrario, démonstration est faite que l’image du petit Alan présente des caractères qui la rendent supportable. Image choc certes, mais à la manière des seins des Femen, qui entrent dans la marge de tolérance du médiatique, là où l’image d’un corps entièrement nu ferait l’objet d’un masquage ou d’une coupe.

La consultation des rushes vidéo témoigne du travail de construction de l’icône “Aylan”. Les plans consacrés à l’enfant – qui a été rhabillé correctement, alors que les vagues l’avaient partiellement dévêtu – sont les plus longs: la caméra cherche déjà à isoler les angles qui favoriseront une vue idéalisée – un corps qui ne se présente pas comme un cadavre, mais comme un petit garçon reposant sur le sable. La position sur le ventre, l’invisibilité du visage et la couleur rouge du T-shirt sont autant de facteurs immédiatement identifiés par les preneurs d’images comme susceptibles de produire une image non seulement supportable, mais attractive, comme en atteste la multiplication des plans et la similitude des angles de prise de vue, identiques en vidéo et en photo, qui privilégient la vue de dos ou de trois-quart.

La transformation d’un corps en motif est la premier stade de l’opération d’iconisation, mais il ne s’agit encore que d’une condition de possibilité. La principale étape est franchie avec la conversion de l’image d’information en emblème visuel, qui est assurée par le passage de la vidéo à la photo.

Alors que les premières formes de présentation du naufrage, exclusivement en vidéo, le décrivent de manière plus complète, alors même que les photographies sélectionnées ultérieurement reprennent des vues existantes en vidéo, autrement dit n’apportent aucun élément d’information supplémentaire, mais réduisent au contraire la vision du drame, on va observer au cours de la journée du 2 septembre une transition paradoxale des supports de narration de la vidéo à la photo, en parallèle avec une modification du récit qui évolue de la description factuelle à une interprétation symbolique.

Cette interprétation s’appuie essentiellement sur la réduction du traitement de l’événement au petit groupe de photographies sélectionnées de Nilufer Demir, toutes centrées sur le corps du petit Alan. L’effacement de la mort au même moment et dans des conditions identiques de son frère Galip (représenté en revanche vivant par une série de photos d’album) atteste la motivation essentiellement esthétique de l’isolement du candidat-icône.

Pour effacer cette dimension construite, l’iconisation requiert des formes de validation collectives qui naturalisent le processus. Celle-ci est désormais assurée par la rediffusion virale des propositions visuelles sur le web, un élément très rapidement intégré au récit médiatique, comme un miroir supposé de la vox populi.

Dans le cas #AylanKurdi, l’observation du buzz doit être complétée par le constat que, toutes les sources iconographiques étant d’origine médiatique, ce sont bien les organes de presse ou les agences, qui ont entretenu cette viralité, comme le fait par exemple l’agence DHA dès 9h48 (heure locale) le 2 septembre sur Twitter, encourageant implicitement la rediffusion du document.

La manipulation est particulièrement visible sur les reportages diffusés par les chaînes d’information continue à partir de l’après-midi du 2 septembre, qui isolent les clichés en plans fixes, venant interrompre les séquences vidéos, le cas échéant accompagnées d’une illustration sonore reproduisant le son du déclencheur, pour en souligner la nature photographique.

Dès lors que les photographies ne montrent rien de plus que les vidéos, qui donnent au contraire une vision plus complète de l’événement, on est en droit de se demander pourquoi le traitement télévisé met ainsi en exergue l’existence d’images photographiques.

La réponse n’est autre que les commentaires suscités par l’image fixe. Alors que nul ne s’interroge pour savoir si une vidéo peut changer l’histoire, alors que personne ne songe à comparer une séquence télévisée avec un précédent iconique ou un tableau célèbre, la photographie se prête à merveille aux diverses formes de glose longuement mis au point par la critique d’art. Tentatives d’ekphrasis, interview de la photographe pour reconstituer les conditions de la prise de vue, débat avec un expert médias pour interroger la pertinence de la publication, entretien avec un philosophe pour disserter sur le règne de l’image, comparaisons érudites ou esquisses de généalogies visuelles… – la vaste palette de commentaires ouverte par la réduction à l’image fixe fonctionne comme un dispositif autoréalisateur corroborant la lecture symbolique de l’événement.

Contrairement au cliché qui veut que nous soyons submergés par les images, seul un petit nombre de documents visuels sont véritablement perçus comme tels. Le flux de l’actualité entretient une vision transparente des images, en particulier des images animées, qui se donnent comme autant de fenêtres ouvertes sur le spectacle du monde. Comme le montre la conversion photographique du cas #AylanKurdi, il est nécessaire d’isoler et de figer le document visuel pour lui restituer sa valeur iconographique.

L’image favorise l’interprétation. L’interprétation produit l’icône. Le rapprochement d’une étudiante de mai 68 et de la Liberté guidant le peuple, d’une mère algérienne en pleurs et d’une pieta, ou d’un petit réfugié noyé sur une plage et du Massacre des Innocents relève moins de l’analyse iconographique que d’une opération rhétorique qui extrait une photographie du flux des représentations de l’actualité, et la valorise en lui appliquant une grille de lecture imitée de la critique d’art. Ainsi que l’illustre une proposition d’analyse développée de la photo (mais laquelle?) du petit Alan, lorsqu’on croit commenter une image, on commente avant tout d’autres commentaires.

Le cas #AylanKurdi permet de donner une réponse précise à la question: qu’est-ce qu’une icône médiatique? Il s’agit d’une image d’information recontextualisée par la restitution de son opacité iconographique, associée à un système exégétique autoréalisateur, qui la désigne comme emblème et la confirme dans son statut d’exception, selon des principes hérités de la critique de la peinture d’histoire, dont le rôle est depuis l’Antiquité de faire connaître au public les memorabilia d’une époque. Plutôt que de se demander si une image fait l’histoire, il convient de constater que l’histoire populaire, celle qui se manifeste dans les monuments ou les manuels scolaires, est précisément constituée par une série de stéréotypes iconographiques, largement rediffusés par les industries culturelles. Admettre une photographie dans les rangs de ces images-emblèmes lui confère immédiatement la qualité de document historique.

Dans cet emploi qui confère à la photographie un rôle proche de celui du dessin de presse, la perception habituelle de l’enregistrement visuel comme figuration immédiate contribue à naturaliser sa lecture symbolique, encourageant une perception de l’icône comme incarnation spontanée du destin. Passant inaperçue, cette série de manipulations renforce in fine le rôle des médias comme acteurs de la qualification des faits dignes de passer à l’histoire.

Version rédigée de mon intervention à la journée d’études “Interprétations, mésinterprétations, surinterprétations de l’image”, EHESS, 16 septembre 2015.

  1. Les hashtags #KiyiyaVuranInsanlik et #AylanKurdi, qui comptent parmi les plus utilisés, ont démarré respectivement sur Twitter le 2 septembre à 13h29 et 16h59, heure de Paris. []

6 réflexions au sujet de « #AylanKurdi, icône mode d’emploi »

  1. Merci de votre analyse.
    La dimension esthétique que vous mettez en évidence rejoint une image qui a peut-être hanté l’enfance de beaucoup, et que je retrouve, deux semaines après l’événement, dans ma mémoire. Je me suis longtemps demandé pourquoi l’image du corps d’Aylan avait quelque chose d’ « insoutenable ». Vous l’expliquez à travers la posture du corps et le cadrage des publications. Il y a également la dimensions poétique, cinématographique ; une idée de mise en scène, explorée par les dessinateurs qui y ont rendu hommage.
    Je retrouve alors dans ma mémoire, et dans mes « traumatismes », l’image Disney de ce Pinnochio, échoué à plat ventre ; et je me souviens à quel point ce plan avait quelque chose d’insoutenable, dans la transition précise entre marionnette et enfant (qui respire par le nez).

    http://s24.postimg.org/47jgqzc0l/image.jpg

  2. Merci beaucoup pour cette excellente analyse, et de mettre la lumière sur des processus qui, s’ils ne sont pas étudiés au moment de leur déroulement, passent inaperçus.

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