Etrange paradoxe, quand ma situation de décrypteur professionnel me fait vivre comme une ethnographie fascinante la transformation en icône de l’image d’un drame atroce. A ne plus voir que le processus – mon objet de recherche – j’en perds le contact avec son appréhension la plus élémentaire, celle qui confère à cette photographie une partie de son pouvoir.
Oui mais. Cette appréhension-là – c’est précisément cela que montrent mes recherches – n’est que la partie émergée de l’iceberg, la plus visible, celle que la construction de l’icône met en avant, pour mieux faire oublier l’autre, sa condition de possibilité, qui contribue à part égale à sa puissance.
Or, la photo du corps du petit Aylan, 3 ans, échoué sur la plage de Bodrum – ou plutôt sa destinée médiatique – dévoile de manière exemplaire cette partie obscure, qui interdit de ramener l’icône à une simple image, et montre qu’il s’agit d’une production collective complexe.
Un choix éditorial
Commençons par l’élément qui a signé son entrée dans le débat public français, dès jeudi matin, alors qu’on pouvait constater que le choix de Une de plusieurs quotidiens européens, et notamment anglais, n’avait aucun équivalent hexagonal. Une absence qui a été immédiatement interprétée comme la traduction d’une intolérance ou d’une frilosité typiquement française.
Compte tenu de l’unanimisme souvent critiqué de la presse, un tel écart dans le choix d’une icône est relativement rare. Quelle que soit sa motivation, il fonctionne comme un test en grandeur réelle, qui permet de faire la part des déterminations de la hiérarchie médiatique, et rappelle d’abord qu’une image ne s’impose jamais seule à son sommet.
Le cas est plus complexe qu’il y paraît. Chacun parle de «l’image du petit Aylan», avec comme référence la couverture de The Independent, soit la confrontation emblématiques de deux personnages, le réfugié et le policier. Mais cette image comprend plusieurs variantes, dont deux au moins ont fait l’objet d’une valorisation similaire: plusieurs variantes hard, qui montrent le corps de l’enfant sur la plage, en plan rapproché, et plusieurs variantes soft, où l’on voit le gendarme prendre le corps du petit garçon dans ses bras. Il existe également des enregistrements vidéo correspondant à chacune de ces scènes, diffusés dès la fin de la matinée du 2 septembre par les chaînes d’information en continu locales (CNN Turquie).
Ainsi déclinée en versions plus ou moins acceptables, la violence de ces images est relative. La question rituelle de savoir s’il fallait ou non les publier se heurte à une litanie de précédents, les morts d’enfants n’étant malheureusement pas rares dans les drames de l’actualité internationale. On peut noter que des photos autrement plus dures, vues au flash de cadavres d’enfants sur les côtes libyennes, avaient circulé sur Facebook quelques jours plus tôt, sans faire l’objet d’aucune reprise dans la presse. Face à ces images difficilement soutenables, la version publiée du petit Aylan propose une vision moins âpre et plus à distance du drame (à noter que la version initialement diffusée sur les réseaux sociaux le 2 septembre favorisait une autre variante: la vision rapprochée du petit corps sur la plage).
Ces réserves effectuées, les photos n’en restent pas moins choquantes. En réalité, le débat sur sa publication paraît artificiel si l’on ne prend pas en compte l’intention assumée de jouer la carte de l’émotion, au risque de déplaire, des organes qui ont mis en Une sa version hard. Plutôt que sur le plan des principes journalistiques, ce choix doit être interprété comme une option éditoriale volontariste, qui vise précisément à remuer les consciences.
Comparable à la publication d’un dessin de presse choc, cette option repose sur les caractères formels de l’image, propres à produire une lecture symbolique en contexte – trait qui définit les icônes médiatiques. La fameuse expression de “l’image qui vaut mille mots”, et qui désigne, non l’ensemble des documents visuels, mais ses formes les plus élaborées – caricatures de presse, publicités ou photographies de reportage iconiques – renvoie à un fonctionnement allusif qui présente une forte dépendance au contexte. Ici aussi, la signification aperçue dans l’image découle d’une évolution récente de la gestion des réfugiés par l’Europe, marquée notamment par les prises de position du gouvernement allemand et la prise de conscience de la nécessité d’un traitement politique de la crise des migrants, tournant salué par les éditorialistes.
Le passage au symbole
C’est dans ce nouveau contexte que la photographie du petit Aylan apparaît, non comme un drame individuel, mais comme une mise en accusation générique de la politique européenne en matière de réfugiés. Cette lecture allégorique est favorisée par l’application de principes issus de la grammaire visuelle de la photographie humanitaire, qui prescrit le recours à la dimension émotionnelle pour provoquer l’identification, et s’appuie volontiers sur la figure de l’enfant comme instrument de l’universalisation d’une situation.
Trait remarquable, cette stylistique particulière, propre à l’imagerie militante, n’est pas apparente dans la version originale de la photographie de Nilufer Demir, mais apparaît dans la version simplifiée mis en Une par les journaux. De même que la célèbre photographie par Nick Ut de la petite vietnamienne est habituellement présentée sous la forme d’un recadrage qui efface la présence gênante d’un photographe, les éditeurs ont délibérément recomposé l’image, créant un face-à-face entre le cadavre de l’enfant et la présence policière, poussant à l’interprétation symbolique. Le caractère second de cette modification confirme la construction médiatique de l’icône. L’ensemble de ces éléments – influence du contexte, culture visuelle préexistante, recomposition allégorique – produit un message qui s’impose de manière apparemment spontanée («La force de cette photographie (…) est de symboliser à elle seule l’échec que nous sommes en train de vivre»), alors qu’il découle d’une sémiologie invisible.
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18 réflexions au sujet de « #AylanKurdi: mécanique du symbole »
Lorsque cette image est apparue, je me suis souvenue vos séminaires!
Et un paramètre tout bête, mais indispensable : l’enfant est de type européen et vêtu à l’occidentale ; il n’y a rien qui le connote comme « étrange étranger », pas même dans le décor. Donc, pas de possibilité de mise à distance (il n’a pas l’apparence de l’incompréhensible et vaguement inquiétant « moyen-oriental »), et possibilité d’empathie plus grande (« ce pourrait être mon enfant »), pour monsieur et madame tout le monde, de ce côté-ci de la barrière. L’image correspond ainsi au passage sémantique (et donc idéologique) déjà engagé, du « migrant » au « réfugié », de l’envahisseur potentiel à la pure victime. (Imaginons que l’enfant noyé ait été une petite fille portant le hijab…)
Merci.
« Tout signe est à la fois une chose et une représentation : considéré comme chose, le signe focalise sur lui-même la «vue de l’esprit », il ne représente rien mais se présente lui-même. Comme représentation, il se dérobe à la considération et déplace la vue de l’esprit de lui-même à l’objet qu’il signifie. Le signe est alors comme la vitre transparente qui laisse voir autre chose qu’elle-même : lorsqu’elle s’opacifie, elle cesse de se dérober dans sa diaphanéité pour s’offrir à la vue et l’arrêter. » (Louis Marin)
Opacité de l’icône ?
En détournant Starobinski : Désormais, la transparence est l’obstacle.
@W: Quoique la figure de l’enfant suffise théoriquement à mobiliser l’émotion, il est malheureusement probable que cette circonstance profite à l’identification.
@Bruno Dewaele: On dirait que vous suivez le séminaire! ;) Oui, l’iconisation passe nécessairement par une opacification de l’image, ce qui l’isole du flux des images “transparentes” ordinaires.
Une information intéressante à propos de cette image : connectés à Internet via leur téléphone portable, les réfugiés syriens en particulier seraient au courant des retombées médiatiques de cette photographie et de leur contribution à l’évolution de l’attitude des pays européens vis-à-vis de l’afflux de réfugiés. Si bien qu’ils seraient plus nombreux à tenter la traversée puisque davantage confiants dans leurs chances d’être régulièrement admis sur le sol européen. Je trouve frappante cette conscience des enjeux géopolitiques chez ces populations que l’on assimile (trop) aisément à des déshérités, alors qu’elles sont au contraire bien informées et surtout connectées.
Il serait peut-être intéressant de se demander pourquoi tous les médias français ont zappé la photo? Tous, de gauche comme de droite, ils l’ont raté en même temps…
Ce qui fait la force de cette image, et sa différence par rapport à celles à quoi on la compare, c’est « l’oxymore visuel » qu’elle présente : effacez le décor , il reste un enfant dans l’attitude la plus attendrissante qui soit, celle de l’abandon au sommeil. On cherche instinctivement où se trouve la peluche, ou le doudou … mais soudain on comprend ! et la « collision » de deux émotions aussi simplement contradictoires,que l’amour de la vie et la peur de la mort, nous bouleverse .
Au-delà de l’analyse purement technique de cette image, j’ai essayé de voir dans quels recoins de nos mémoires, elle pouvait se connecter. Il me paraît évident que la référence première est le conte de Pinocchio. Pinocchio est avalé par le monstre marin et il périt noyé. De pantin il devient un enfant. Si on observe la traduction qu’en a donné Walt Disney c’est encore plus parlant. Même code de couleurs, même graphisme. Voir ici par ex.
http://bplusmovieblog.com/2012/09/04/ranking-disney-10-pinocchio-1940/
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