(Chronique Fisheye, n° 14) Depuis la création d’Instagram, chaque été voit ressurgir la critique des photos de vacances. Cette année, c’est au magazine en ligne ChEEk que revient la palme de l’article moralisateur dénonçant les travers iconographiques des réseaux sociaux. Sous le titre “Pourquoi Facebook et Instagram font-ils de nous des losers?”, Julia Tissier, armée de La Société du spectacle de Guy Debord, détaille longuement le symptôme inquiétant représenté par l’avalanche de «photos de piscines à débordement, de paysages somptueux, de vacances idylliques et d’intérieurs parfaits».
Ces images trop belles rehaussées à coup de filtres sont évidemment menteuses: «sur les réseaux sociaux, armes fatales du personal branding, on ne dévoile que ce l’on veut bien». Le corollaire de cette mise en scène: rien moins que l’impression d’avoir «raté sa vie». «En permanence susceptible d’être le spectateur du bonheur des autres, notre réalité peut nous sembler bien fade». Ce spectacle insupportable a pour conséquence ultime, pour quelques interviewées traumatisées, …d’en venir à se déconnecter de Facebook.
L’écho rencontré par ce genre de condamnation sur les réseaux sociaux (53000 partages sur Facebook) en dit long sur notre mauvaise conscience à jouer au petit jeu de l’auto-exposition. La morale bourgeoise et le catéchisme ne recommandent-ils pas la modestie et la sincérité? Le personal branding n’est-il pas la tentation diabolique d’une société aux prises avec le péché de narcissisme?
Avant de sombrer dans la dépression, il convient de tempérer cette psychologie de comptoir par le rappel de quelques fondamentaux des sciences sociales, comme le constat que la présentation de soi, loin d’une pure manifestation de notre sincérité naturelle, est un exercice de négociation complexe avec ce que nous imaginons que la société attend de nous. Tout comme Louis XIV ne pouvait s’exhiber qu’en se soumettant aux règles de l’étiquette, les premiers albums photo du XIXe siècle nous montrent déjà un univers imaginaire fait de beaux mariages, de vacances heureuses et d’enfants souriants – mais jamais d’enterrements, de maladies ou d’accidents. Cacher ces malheurs n’est pas un défaut moral, mais au contraire l’observance de règles sociales élémentaires, qui stipulent de ne pas imposer à des inconnus la part fâcheuse de sa vie.
Instagram n’y a donc rien changé. Le malentendu consiste à penser la photographie comme l’instrument d’une objectivité transparente. En réalité, les réseaux sociaux, particulièrement dans leur versant public, ne font que prolonger la norme la plus constante de la présentation de soi: l’idéalisation. L’album photo est le résultat parfaitement conventionnel d’une double sélection: celle des moments que Bourdieu qualifie de “photographiables”, et à l’intérieur de ceux-ci des situations jugées les plus conformes, dans leur aspect le plus présentable.
Ce qui a changé ne sont pas les images, mais le surcroît de visibilité que leur offrent les réseaux sociaux, qui étendent leur public bien au-delà de l’ancien album. C’est à cette visibilité que réagissent les commentaires critiques, car nous sommes habitués à ce que celle-ci constitue l’échelle de la valeur dans l’espace public. Dans cet espace, la célébrité d’un fait ou d’une personne fournit généralement une indication fiable sur le degré d’attention qu’il convient de lui consacrer.
En mélangeant sources médiatiques et informations personnelles, espace public et espace privé, les réseaux sociaux ont jeté le trouble sur notre échelle de la visibilité. Qu’une publicité ou un film de fiction propose une vision idéalisée ne nous rend pas malheureux, car nous savons que cette image ne restitue pas la réalité. La critique des photos de vacances indique que nous continuons d’attribuer une valeur de vérité supérieure à la production iconographique personnelle, malgré sa part de mise en scène.
Elle signale également que l’autoproduction photographique comporte de véritables enjeux sociaux. On voit, on verra de plus en plus d’images privées. Souvent moins conventionnelles que l’iconographie des industries culturelles, celles-ci n’en restent pas moins un instrument au service de la présentation de soi. Un exercice qui n’est, nous le savons tous, jamais exempt d’ambiguïtés, de compromis, de projections ou d’espoirs.
13 réflexions au sujet de « Faut-il interdire les photos de vacances? »
tout à fait d’accord! j’ajouterais même « l’idéalisation petite-bourgeoise », pour paraphraser un grand mythologue!
Cette nouvelle visibilité n’influe-t-elle que sur les comportements?
@artsetculture: A noter que les classes supérieures ne sont pas plus “réalistes”, voir le célèbre portrait de Louis XIV en costume de sacre, réalisé par Hyacinthe Rigaud en 1701, alors que le roi est âgé de 63 ans… ;)
@Fatima Aziz: Je ne propose pas ci-dessus une observation du comportement des usagers. Je me sers de la critique des photos de vacances comme indicateur d’un niveau de stress, que j’interprète comme lié à la nouvelle visibilité des productions amateurs (seule variable pertinente, puisque celles-ci ne présentent pas d’évolution fondamentale par rapport aux pratiques antérieures, et puisque la présentation idéalisée des fictions ne pose pas problème).
Merci pour cet éclaircissement, effectivement je suis allée un peu vite dans ma lecture.
Je ne comprends pas très bien pourquoi l’article de ChEEk prend pour exemple la mise-en-scène des photos de vacances sur Instagram, la plateforme dédiée à une diffusion et une visibilité étendue des photos, notamment par le biais d’hashtag. Si l’hashtag Twitter permet à un tweet de faire parti d’un fil de discussion plus élargi et de lui accorder une plus grande visibilité, je vois pas en quoi une photo mise-en-scène hashtagée ´vacances’ ferait de mal. Mais comme tu l’expliques déjà c’est l’exigence de vérité attendue de l’autoproduction photographique.
De mon expérience j’ai senti de la jalousie devant les photos de vacances de mes contacts quand je ne me sentais pas leur seule destinaire.
Il n’y a bien sûr aucun questionnement méthodologique sur la composition du corpus dans l’article de ChEEk, ni aucune précision à ce sujet. On peut supposer qu’il s’agit simplement d’une observation à partir du cercle de contacts de l’auteur. La classe sociale de ce groupe est évidemment déterminante du point de vue de l’iconographie produite (les images postées par mes friends cet été sont assez différentes de celles que décrit Julia Tissier, avec par exemple une fréquence importante des paysages…). Il est également essentiel de noter que l’apparente authenticité de ces images dépend de mécanismes de filtrage invisibles: tout le monde ne publie pas ses photos de vacances, l’algorithme favorise ceux qui postent le plus souvent, etc… Bref, il n’y a pas plus de transparence dans cette visibilité que dans l’ancien album!
Merci pour ce très bon papier. Une question : un autre point de comparaison ne pourrait-il pas être les soirées diapos ?
« les premiers albums photo du XIXe siècle nous montrent déjà un univers imaginaire fait de beaux mariages, de vacances heureuses et d’enfants souriants – mais jamais d’enterrements, de maladies ou d’accidents. »
Les albums photos du XIXe siècle…?!
Vous parlez bien de ces fameuses photos qui montraient des couples mariés à l’attitude rigide et des enfants qui ne souriaient pas (ce qui allait de soi, vu le temps de pose) ? Sans parler des photos post-mortem et des clichés d’enfants mourants posant avec leur mère ou leurs jouets préférés…
Ne vouliez-vous pas plutôt parler des albums photos du XXe siècle ? Dans lesquels il est tout à fait possible de trouver de solenelles photos d’enterrements (Flickr est d’accord avec moi)…
@Leina: Ma formule est un raccourci, mais les albums du XIXe siècle sont bel et bien représentatifs d’une vision idéalisée. La pratique de l’album, peu répandue au début de la période photographique, soit au milieu du siècle, connait un développement important avec l’arrivée de la plaque sèche, à partir des années 1880. C’est donc plutôt dans le dernier quart du XIXe siècle qu’on observe la multiplication des albums familiaux – où l’on voit déjà des enfants sourire. L’image est une affaire de classe, et ceux qui font de la photo au XIXe sont plutôt aisés, du coup, on a souvent des ensembles plus animés que le cliché empesé de l’album de famille traditionnel (pensez aux photos très gaies de Lartigue).
Les photos funéraires, c’est une autre histoire. Il existe des pratiques très anciennes d’imagerie funéraire, dans lesquelles la photo s’inscrit en fonction des traditions locales (on fait par exemple plus de portraits post mortem de jeunes enfants dans les pays à forte tradition catholique, etc.). Il y a donc des pays où ces images sont complètement absentes – alors que les photos de mariages ou de bébés sont universelles. Mais les photos funéraires ont aussi un statut particulier, et elles sont souvent montrées de manière isolée, par exemple encadrées au mur ou sur un autel photographique. J’en ai vu très peu dans des albums familiaux, qui sont encore une fois des objets voués prioritairement à la présentation de la vie heureuse. En la matière, toutefois, il n’y a pas de vérité statistique – seulement des impressions tirées des corpus observés, qui ne reflètent que très partiellement la réalité des pratiques.
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